Cescript trouve le jour avec 2 méthodes : la premiÚre est un script de base donné par le langage informatique (valable de 1901 à 2038) et la seconde est mathématique (valable pour tout calendrier Grégorien à partir de 1583).Le 1er janvier 2000 est tombé un samedi ! ", "Comment trouver mon jour de naissance ? Selon cette rÚgle, le cycle menstruel normal est de 28 jours et
Prenezla date de dĂ©but de vos derniĂšres rĂšgles. Ajoutez-y 14 jours . Puis ajoutez 9 mois au rĂ©sultat, et vous obtiendrez votre date dâ accouchement ! . Calculer sa date dâ accouchement. 1 + 14 =15. Janvier + 9 mois = 1 + 9 = 10Ăšme mois = Octobre. La date dâ accouchement est le 15 octobre.
Lesigne solaire est le plus simple Ă trouver, il dĂ©pend de votre jour et mois de naissance. Le signe lunaire dĂ©pend de la position de la Lune Ă
cash. AnonymousUser Guest 1 La musique ne date pas d'hier.. Alors si vous voulez savoir qui était numéro 1 au hit parade le jour de votre naissance, c'est ICI ^^ Moi c'était Jive BUNNY & The Mastermixers. Connais pas mais la pochette à l'air euh.. super AnonymousUser Guest 2 En France c'était Vanessa Paradis et son "Joe le taxi" Et en Angleterre Mickael Jackson et "I just can't stop loving you" La grande classe. 4 Ohhh c'est bien ^_^ Moi, c'était "Life is live" par Opus en France Et en Angleterre "There Must Be An Angel Playing With My Heart" chanté par The Eurythmics. 5 Au hit-parade, c'est "Boys summertime Love" interprété par SABRINA qui est numéro 1 en France. En Angleterre, " I should be so lucky" chanté par Kylie Minogue est classé meilleure vente des singles. 6 Au hit-parade, c'est "Amor De Mis Amores" interprété par PACO qui est numéro 1 en France. En Angleterre, "Orinoco Flow" chanté par Enya est classé meilleure vente de singles. 7 Au hit-parade, c'est "Maldon La Musique Dans La Peau" interprété par ZOUK MACHINE qui est numéro 1 en France. En Angleterre, "Turtle Power" chanté par Partners In Kryme est classé meilleure vente de singles. Turtle Power, la grosse secla. 10 Au hit-parade, c'est "Pourvu Qu'elles Soient Douces" interprété par MylÚne FARMER qui est numéro 1 en France. En Angleterre, "First Time" chanté par Robin Beck est classé meilleure vente de singles. 11 En France, "Holiday Rap" de MC Miker G et DJ Sven !! Youhou ! En Angleterre, "Every Loser Wins", de Nick Berry. Voilà , si quelqu'un connait, qu'il me fasse signe. 12 En France "Pour le plaisir" d'Herbert Léonard cool lol En Angleterre "Being with you" de Smokey Robinson.
IdĂ©es SMS naissance bĂ©bĂ© â Trouver des idĂ©es de SMS pour annoncer la naissance de son bĂ©bĂ© nâest pas trĂšs difficile en soi, il y a de nombreux sites qui proposent des textes variĂ©s et personnalisable pour toutes les familles et le style que lâon recherche. Cependant, annoncer une naissance par SMS nâest pas forcĂ©ment originalâŠSi vous cherchez une idĂ©e originale pour annoncer la naissance de bĂ©bĂ©, crĂ©er un espace de partage photo de naissance sĂ©curisĂ© permet de partager albums de photos et vidĂ©os en privĂ©. Seulement avec vos proches ! Mieux que le SMS, le blog de naissance privĂ© Avant de vous lancer dans lâenvoi de SMS multiples auprĂšs de tous les contacts prĂ©sents dans votre Iphone, il peut ĂȘtre intĂ©ressant de se poser quelques questions. Est-ce quâil nây aurait pas une autre façon dâannoncer la naissance de votre petit bĂ©bĂ© Ă vos proches, vos familles et vos amis que dâenvoyer un simple texto ? 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Mais moi, Marie, jâai les pieds sur terre ! Nous remercions les cigognes de nous avoir permis de franchir le pas en dĂ©posant dans son berceau le petit Pierre, nĂ© le 30 mars 2016 Ă 8h30 ! Toute la famille vous embrasse ! AprĂšs quelques mois de galipettes dans le ventre de ma maman, jâavais trĂšs envie de connaitre mon papa ! Je mâappelle Enzo, je suis nĂ© le 1er DĂ©cembre 2016 ! Souhaitez moi la bienvenue parmi vous ! 10 petits doigts, 10 petits orteils, des yeux comme des Ă©toiles et un charmant petit nez Emma est nĂ©e le 15 juin 2016 ! Nous sommes partis Ă 2 un peu craintifs, nous sommes rentrĂ©s Ă 3 le coeur heureux ! Djilani est nĂ© le 20 juillet 2016 Ă 21h30 ! On vous embrasse ! La vie est trop belle, je suis aimĂ©e et dĂ©jĂ chouchoutĂ©e toute la journĂ©e Charlotte, nĂ©e le 17 Juin pĂšse 3 kilos et des brouettes et a dĂ©jĂ un sacrĂ© caractĂšre. Elle vous envoie des tonnes de bisous ! On a semĂ© une petite graine et 9 mois aprĂšs, une jolie fleur vient de pousser. Bienvenue dans la vie Ă Maelys, nĂ©e le 1er mai Ă 7h30. Voici maintenant prĂšs de 9 mois que papa et maman parlent de moi et je suis enfin lĂ ! Maxime est nĂ© le 6 dĂ©cembre 2016 Ă 3h du matin ! Nous sommes trĂšs heureux de vous annoncer la naissance de Charlotte, le 19 Mai 2016 ! Ses 3,500 kgs et 55 cms prennent dĂ©jĂ beaucoup de place dans la maison et dans notre coeur de parents ! Mille bisous Ă toutes et Ă tous ! Papa court partout, maman dort debout, et ils sont fous de moi ! ClĂ©a est nĂ© le 7 mai Ă 22h35 ! Alors fille ou garçon ? Vous aviez pris les paris ! Katia est nĂ©e le 18 Novembre 2016 pendant la pleine lune ! Elle pseait 3,600 kgs et mesurait 53 cms ! Les faire-parts arrivent bientĂŽt, en attente, on vous embrasse fort ! Un rayon de soleil illumine notre coeur avec la naissance dâEnzo, notre petit garçon adorĂ© nĂ© le 26 Avril 2016 ! On vous aime ! Des petits pieds Ă croquer, une jolie frimousse Ă embrasser, une petite fille Ă caliner, voici Clothilde, nĂ©e le 9 Juin 2016 ! Que les matins sont beaux, je suis heureux dâĂȘtre nĂ© et dâavoir rejoint papa et maman dans le cocon familial ! Margaux est nĂ©e le 17 Avril 2016, elle pĂšse 4,320 kgs pour 53 cms ! Maman et papa se rĂ©joiuissent de la naissance de mon petit frĂšre LĂ©o ! Il est nĂ© le 21 mari 2016 et jâai hĂąte de le voir pour lui faire plein de bisous ! Coucou je me prĂ©sente ! Je mâappelle Kevin, mes yeux sont ouverts sur le monde depuis hier, Mardi 14 Avril 2016 ! Jâai hĂąte de vous voir ! Biberon, pipi, caca, trempette, dodo, pipi, colĂšre, biberon, cĂąlin, risette, dodo, biberon, pipi, caca, dodo. Cathy et Pascal ont le plaisir de vous communiquer leur nouvel emploi du temps a partir du 1er mai 2016 La cause Emma ! Pendant ces 9 derniers mois, jâai bien rĂ©pĂ©tĂ© toutes mes galipettes, mes risettes, et autres pirouettes dans le ventre de ma maman. Et voila, le 16 Mai 2016 Ă 6h34, jâai dĂ©cidĂ© de venir vous prĂ©senter mon numĂ©ro sous le regard enchantĂ© de maman et papa. ENZO 1000 tonnes dâamour, 500 litres de lait et quelques milliers de couches, voici nos provisions pour les premiers besoins de GABIN, nĂ© le 16 mai 2016. Plein de bisous de notre part đ Comment rĂ©ussir un beau bĂ©bĂ© ? IngrĂ©dients amour, douceur et tendresse, Ă mĂ©langer Ă parts Ă©gales. Ajouter beaucoup de patience et dâattention. Laisser reposer neuf mois puis saupoudrer de baisers et de caresses ⊠Et voilĂ ! Au fait Enzo est nĂ© le 2 Mars 2016 ! Elle est belle comme Cendrillon, FutĂ©e comme la fĂ©e Clochette, Douce comme la Belle au Bois Dormant, gracieuse comme Cendrillon⊠Une nouvelle princesse est nĂ©e. Emma a vu le jour le 5 mai Ă 14h30 ! Ses parents sont dĂ©jĂ sous le charme et ses grands-Ăąrents aussi ! Plein de bisous de notre part Avec ses yeux pĂ©tillants, Son sourire ravageur, Et sa petite frimousse, Notre petite chipie va vous faire craquer ! Emma mesure 53 cm et pĂšse 3,500 kg. Maman et Papa lâont dĂ©jĂ couverte de baisers de votre part ! AprĂšs 9 mois dans le ventre de maman, je me suis dĂ©cidĂ© Ă sortir le bout du nez ! Jâai ouvert mes petits yeux le 5 mai Ă 23h59 ! Bien nourrie et logĂ©e, je mesure 53 cm et pĂšse 3,600 kg, Bon, ben ça y est, je suis fin prĂȘte Ă vous rencontrer đ SignĂ© Charlotte Nous avons transformĂ© notre 2Ăšme essaiâŠen un magnifique bĂ©bĂ© de 3,900 kgs ! Emma, nĂ©e le 5 Mai Ă 16h40, boit du lait et suce son pouce Ă la 3Ăšme mi-temps !! 3670 grammes de caractĂšre 510 mm de charisme pour une rĂ©volution ! Notre vie sÂest transformĂ©e, Emma est arrivĂ©e ! 9 mois dâimpatience, 8 kg de fraises, 7 siestes / semaine, 6 SMS / heure, 5 sens en effervescence, 15 prĂ©noms en balance, 3 Ă©chographies, 2 litres dâeau par jour 1 heureux Ă©vĂ©nement Enzo a vu le jour le 5 Mai 2016 ! Ăa y est, le printemps est lĂ , il a mis longtemps mais il tient toutes ses promesses ! Un joli papillon au doux prĂ©nom de Yanis est arrivĂ© dâun battement dâailes le 5 mai 2016 Un ensoleillement total pour toute sa famille ! Papa a une deuxiĂšme femme dans sa vie ! Ma petite soeur Emma est nĂ©e le 5 Mai Ă 15h45 ! SignĂ©e Clothilde sa grande soeur ! Enzo a pulvĂ©risĂ© tous les chronos en arrivant sur les chapeaux de roue, le 5 Mai 2016 ! Il Ă©tait en avance sur tous les chronos ! On vous envoie plein de bisous ! Annoncer la naissance sur les rĂ©seaux sociaux ? Attention si vous aviez lâintention dâannoncer la naissance de votre bĂ©bĂ© sur Facebook, il est vivement dĂ©conseillĂ© de publier la moindre photo personnelle sur le rĂ©seau social, mĂȘme en utilisant un compte privĂ©. Les risques Ă©levĂ©s de piratage ainsi que les nombreux dangers liĂ©s Ă la protection de la vie privĂ©e ne permettent pas de partager ses photos de famille en toute sĂ©curitĂ©. A ce propos, la gendarmerie nationale met en alerte les parents sociaux qui ont pour habitude de publier des photos personnelles sur Facebook Lire lâarticle. Pour crĂ©er un faire part de naissance numĂ©rique sĂ©curisĂ© et partager des photos de naissance avec ses proches, mieux vaut choisir une plateforme sĂ©curisĂ©e, adaptĂ©e Ă ce type de publication familiale, qui vous garantira que votre vie privĂ©e et vos photos seront rĂ©ellement protĂ©gĂ©es. 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I Imaginez-vous, Ă me lire, que je fais mon portrait ? Patience câest seulement mon modĂšle. » La naissance du jour. Monsieur, Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, câest-Ă -dire auprĂšs de ma fille que jâadore. Vous qui vivez auprĂšs dâelle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa prĂ©sence mâenchante, et je suis touchĂ©e que vous mâinvitiez Ă venir la voir. Pourtant, je nâaccepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi mon cactus rose va probablement fleurir. Câest une plante trĂšs rare, que lâon mâa donnĂ©e, et qui, mâa-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis dĂ©jĂ une trĂšs vieille femme, et, si je mâabsentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois⊠Veuillez donc accepter, monsieur, avec mon remerciement sincĂšre, lâexpression de mes sentiments distinguĂ©s et de mon regret. » Ce billet, signĂ© Sidonie Colette, nĂ©e Landoy », fut Ă©crit par ma mĂšre Ă lâun de mes maris, le second. LâannĂ©e dâaprĂšs, elle mourait, ĂągĂ©e de soixante-dix-sept ans. Au cours des heures oĂč je me sens infĂ©rieure Ă tout ce qui mâentoure, menacĂ©e par ma propre mĂ©diocritĂ©, effrayĂ©e de dĂ©couvrir quâun muscle perd sa vigueur, un dĂ©sir sa force, une douleur la trempe affilĂ©e de son tranchant, je puis pourtant me redresser et me dire Je suis la fille de celle qui Ă©crivit cette lettre, â cette lettre et tant dâautres, que jâai gardĂ©es. Celle-ci, en dix lignes, mâenseigne quâĂ soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que lâĂ©closion possible, lâattente dâune fleur tropicale suspendait tout et faisait silence mĂȘme dans son cĆur destinĂ© Ă lâamour. Je suis la fille dâune femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserrĂ©, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je suis la fille dâune femme qui, vingt fois dĂ©sespĂ©rĂ©e de manquer dâargent pour autrui, courut sous la neige fouettĂ©e de vent crier de porte en porte, chez des riches, quâun enfant, prĂšs dâun Ăątre indigent, venait de naĂźtre sans langes, nu sur de dĂ©faillantes mains nues⊠PuissĂ©-je nâoublier jamais que je suis la fille dâune telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides Ă©blouies entre les sabres dâun cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-mĂȘme dâĂ©clore, infatigablement, pendant trois quarts de siĂšcleâŠÂ» Maintenant que je me dĂ©fais peu Ă peu et que dans le miroir peu Ă peu je lui ressemble, je doute que, revenant, elle me reconnaisse pour sa fille, malgrĂ© la ressemblance de nos traits⊠à moins quâelle ne revienne quand le jour poind Ă peine, et quâelle ne me surprenne debout, aux aguets sur un monde endormi, Ă©veillĂ©e, comme elle fut, comme souvent je suis, avant tous⊠Avant presque tous, ĂŽ ma chaste et sereine revenante ; mais je ne pourrais te montrer ni le tablier bleu chargĂ© de la provende des poules, ni le sĂ©cateur, ni le seau de bois⊠Debout avant presque tous, mais sur un seuil marquĂ© dâun pas nocturne, mais demi-nue dans un manteau palpitant hĂątivement endossĂ©, mais les bras tremblants de passion et protĂ©geant â ĂŽ honte, ĂŽ cachez-moi â une ombre dâhomme, si mince⊠â Ăcarte-toi, laisse que je voie, me dirait ma trĂšs chĂšre revenante⊠Ah ! nâest-ce pas mon cactus rose qui me survit, et que tu embrasses ? Quâil a singuliĂšrement grandi et changĂ© !⊠Mais, en interrogeant ton visage, ma fille, je le reconnais. Je le reconnais Ă ta fiĂšvre, Ă ton attente, au dĂ©vouement de tes mains ouvertes, au battement de ton cĆur et au cri que tu retiens, au jour levant qui tâentoure, oui, je reconnais, je revendique tout cela. Demeure, ne te cache pas, et quâon vous laisse tous deux en repos, toi et lui que tu embrasses, car il est bien, en vĂ©ritĂ©, mon cactus rose, qui veut enfin fleurir. » II Est-ce ma derniĂšre maison ? Je la mesure, je lâĂ©coute, pendant que sâĂ©coule la brĂšve nuit intĂ©rieure qui succĂšde immĂ©diatement, ici, Ă lâheure de midi. Les cigales et le clayonnage neuf qui abrite la terrasse crĂ©pitent, je ne sais quel insecte Ă©crase de petites braises entre ses Ă©lytres, lâoiseau rougeĂątre dans le pin crie toutes les dix secondes, et le vent de ponant qui cerne, attentif, mes murs, laisse en repos la mer plate, dense, dure, dâun bleu rigide qui sâattendrira vers la chute du jour. Est-ce ma derniĂšre maison, celle qui me verra fidĂšle, celle que je nâabandonnerai plus ? Elle est si ordinaire quâelle ne peut pas connaĂźtre de rivales. Jâentends tinter les bouteilles quâon reporte au puits, dâoĂč elles remonteront, rafraĂźchies, pour le dĂźner de ce soir. Lâune flanquera, rose de groseille, le melon vert lâautre, un vin de sable trop chaleureux, couleur dâambre, convient Ă la salade â tomates, piments, oignons, noyĂ©s dâhuile â et aux fruits mĂ»rs. AprĂšs le dĂźner, il ne faudra pas oublier dâirriguer les rigoles qui encadrent les melons, et dâarroser Ă la main les balsamines, les phlox, les dahlias, et les jeunes mandariniers qui nâont pas encore de racines assez longues pour boire seuls au profond de la terre, ni la force de verdoyer sans aide sous le feu constant du ciel⊠Les jeunes mandariniersâŠ, plantĂ©s pour qui ? Je ne sais. Peut-ĂȘtre pour moi⊠Les chats attaqueront par bonds verticaux les phalĂšnes, dans lâair de dix heures bleu de volubilis. Le couple de poules japonaises, assoupi, pĂ©piera comme un nid, juchĂ© sur le bras dâun fauteuil rustique. Les chiens, dĂ©jĂ retirĂ©s du monde, penseront Ă lâaube prochaine, et jâaurai le choix entre le livre, le lit, le chemin de cĂŽte jalonnĂ© de crapauds flĂ»teurs⊠Demain, je surprendrai lâaube rouge sur les tamaris mouillĂ©s de rosĂ©e saline, sur les faux bambous qui retiennent, Ă la pointe de chaque lance bleue, une perle⊠Le chemin de cĂŽte qui remonte de la nuit, de la brume et de la mer⊠Et puis le bain, le travail, le repos⊠Comme tout pourrait ĂȘtre simple⊠Aurais-je atteint ici ce que lâon ne recommence point ? Tout est ressemblant aux premiĂšres annĂ©es de ma vie, et je reconnais peu Ă peu, au rĂ©trĂ©cissement du domaine rural, aux chats, Ă la chienne vieillie, Ă lâĂ©merveillement, Ă une sĂ©rĂ©nitĂ© dont je sens de loin le souffle â misĂ©ricordieuse humiditĂ©, promesse de pluie rĂ©paratrice suspendue sur ma vie encore orageuse â je reconnais le chemin du retour. Maint stade est accompli, dĂ©passĂ©. Un chĂąteau Ă©phĂ©mĂšre, fondu dans lâĂ©loignement, rend sa place Ă la maisonnette. Des domaines Ă©talĂ©s sur la France se sont peu Ă peu rĂ©tractĂ©s, sous un souhait que je nâosais autrefois formuler. Hardiesse singuliĂšre, vitalitĂ© dâun passĂ© qui inspire jusquâaux gĂ©nies subalternes du prĂ©sent les serviteurs redeviennent humbles et compĂ©tents. La femme de chambre bĂȘche avec amour, la cuisiniĂšre savonne au lavoir. Ici-bas, quand je ne croyais plus la suivre que de lâautre cĂŽtĂ© de la vie, ici-bas existe donc une sente potagĂšre oĂč je pourrais remonter mes propres empreintes ? Ă la margelle du puits un fantĂŽme maternel, en robe de satinette bleue dĂ©modĂ©e, emplit-il les arrosoirs ? Cette fraĂźcheur de poudre dâeau, ce doux leurre, cet esprit de province, cette innocence enfin, nâest-ce pas lâappel charmant de la fin de la vie ? Que tout est devenu simple⊠Tout, et jusquâau second couvert que parfois je dispose, sur la table ombragĂ©e, en face du mien. Un second couvert⊠Cela tient peu de place, maintenant une assiette verte, un gros verre ancien, un peu trouble. Si je fais signe quâon lâenlĂšve Ă jamais, aucun souffle pernicieux, accouru soudain de lâhorizon, ne lĂšvera mes cheveux droits et ne fera tourner â cela sâest vu â ma vie dans un autre sens. Ce couvert ĂŽtĂ© de ma table, je mangerai pourtant avec appĂ©tit. Il nây a plus de mystĂšre, plus de serpent lovĂ© sous la serviette que pince et marque, pour la distinguer de la mienne, la lyre de cuivre qui maintenait, au-dessus dâun vieil ophiclĂ©ide du siĂšcle dernier, les pages dĂ©sertes dâune partition oĂč lâon ne lisait que des temps forts », semĂ©s Ă intervalles Ă©gaux comme des larmes⊠Ce couvert est celui de lâami qui vient et sâen va, ce nâest plus celui dâun maĂźtre du logis qui foule, aux heures nocturnes, le sonore plancher dâune chambre, lĂ -haut⊠Les jours oĂč lâassiette, le verre, la lyre manquent en face de moi, je suis simplement seule, et non dĂ©laissĂ©e. RassurĂ©s, mes amis me font confiance. Il mâen reste bien peu, deux, trois amis, de ceux qui pensĂšrent autrefois me voir pĂ©rir Ă mon premier naufrage ; car de bonne foi je le croyais aussi, et je le leur annonçais. Ceux-lĂ , un Ă un, la mort pourvoit Ă leur repos. Jâai des amis plus jeunes, surtout plus jeunes que moi. Dâinstinct, jâaime acquĂ©rir et engranger ce qui promet de durer au delĂ de mon terme. Ă ceux-ci, je nâai pas causĂ© de si grands tourments, tout au plus des ennuis Allons, bon, Il va encore nous lâabĂźmer⊠JusquâĂ quand va-t-Il tenir tant de place ? » Ils conjecturĂšrent le dĂ©noĂ»ment, ses drames, ses courbes de fiĂšvre TyphoĂŻde grave, ou bĂ©nigne Ă©ruption ? Le ciel confonde notre amie, elle sâarrange toujours pour attraper des affections si sĂ©rieuses » Mes amis vĂ©ritables mâont toujours donnĂ© cette preuve suprĂȘme dâattachement une aversion spontanĂ©e pour lâhomme que jâaimais. Et sâil disparaĂźt encore, celui-lĂ , que de soins pour nous, quel travail pour lâaider, elle, Ă reprendre son aplomb⊠» Au fond, ils ne se sont jamais tellement plaints â bien au contraire â ceux qui mâont vue leur revenir tout Ă©chauffĂ©e de lutte, lĂ©chant mes plaies, comptant mes fautes de tactique, partiale que câen est un plaisir, chargeant de crimes lâennemi qui me dĂ©fit, puis le blanchissant sans mesure, puis serrant en secret ses lettres et ses portraits Il Ă©tait charmant⊠Jâaurais dû⊠Je nâaurais pas dû⊠» Puis la raison venait, et lâapaisement que je nâaime pas, et mon silence, trop tard courtois, trop tard rĂ©servĂ©, qui est, je crois bien, le pire moment⊠Ainsi va la routine de souffrir, comme va lâhabitude de la maladresse amoureuse, comme va le devoir dâempoisonner, innocemment, toute vie Ă deux⊠Câen est donc fini de cette vie de militante, dont je pensais ne jamais voir la fin ? Il nây a plus que mes songes pour ressusciter, de temps Ă autre, un amour dĂ©funt, jâentends lâamour nettoyĂ© de ses plaisirs brefs et localisĂ©s. En songe, il arrive quâun de mes amours recommence, avec un bruit indescriptible, une confusion de paroles, de regards traduisibles en deux ou trois versions contradictoires, de revendications⊠Sans transition ni coupure, le mĂȘme rĂȘve sâachĂšve en examen de brevet Ă©lĂ©mentaire, en fractions dĂ©cimales, et si lâoreiller au rĂ©veil est un peu humide sous ma nuque, câest Ă cause du brevet Ă©lĂ©mentaire. Une seconde de plus, et jâĂ©chouais Ă lâoral », balbutie la mĂ©moire encore engluĂ©e. Ah ! ce regard quâil avait dans mon songe⊠Qui ? Le plus grand commun diviseur ? Non, voyons, Lui, Lui, quand il mâĂ©piait par la fenĂȘtre, pour savoir si je lâavais trompé⊠Mais ce nâĂ©tait pas Lui, câĂ©tait⊠Ătait-ce⊠? » La lumiĂšre monte, Ă©largit de force une baie vert dorĂ© entre les paupiĂšres⊠Ătait-ce Lui, ou bien ?⊠â je suis sĂ»re quâil est au moins sept heures â sâil est sept heures, câest trop tard pour arroser les aubergines le soleil est dessus â et pourquoi est-ce quâavant de mâĂ©veiller je ne Lui ai pas brandi sous le nez cette lettre, oĂč il me promettait la paix, lâamitiĂ©, une connaissance meilleure et rĂ©ciproque de nous-mĂȘmes, et⊠â de toute la saison, je ne me suis pas levĂ©e si tard⊠» Car rĂȘver, puis rentrer dans la rĂ©alitĂ©, ce nâest que changer la place et la gravitĂ© dâun scrupule⊠Une petite aile de lumiĂšre bat entre les deux contrevents et touche, par pulsations inĂ©gales, le mur ou la longue, lourde table Ă Ă©crire, Ă lire, Ă jouer, lâinterminable table qui revient de Bretagne, comme jâen reviens. TantĂŽt lâaile de lumiĂšre est rose sur le mur de chaux rose, et tantĂŽt bleue sur le tapis bleu de cotonnade chleuh. Vaisseliers chargĂ©s de livres, fauteuils et commodes ont fait avec moi, par deux ou trois provinces françaises, un grand dĂ©tour de quinze annĂ©es. Fins fauteuils Ă bras fuselĂ©s, rustiques comme des paysannes aux attaches dĂ©licates, assiettes jaunes chantant comme cloches sous le doigt pliĂ©, plats blancs Ă©paissis dâune crĂšme dâĂ©mail, nous retrouvons ensemble, Ă©tonnĂ©s, un pays qui est le nĂŽtre. Qui me montrerait, sur le Mourillon, Ă soixante kilomĂštres dâici, la maison de mon pĂšre et de mes grands-parents ? Dâautres pays mâont bercĂ©e, câest vrai, â certains dâune main dure. Une femme se rĂ©clame dâautant de pays natals quâelle a eu dâamours heureux. Elle naĂźt aussi sous chaque ciel oĂč elle guĂ©rĂźt la douleur dâaimer. Ă ce compte, ce rivage bleu de sel, pavoisĂ© de tomates et de poivrons, est deux fois mien. Quelle richesse, et que de temps passĂ© Ă lâignorer ! Lâair est lĂ©ger, le soleil ride et confit sur le cep la grappe tĂŽt mĂ»rie, lâail a grand goĂ»t. Majestueux dĂ©nĂ»ment quâimpose parfois au sol la soif, paresse Ă©lĂ©gante quâenseigne un peuple sobre, ĂŽ mes biens tardifs⊠Ne nous plaignons pas. Câest ma maturitĂ© qui vous Ă©tait due. Ma jeunesse encore anguleuse eĂ»t saignĂ© dâaccoster le roc feuilletĂ©, pailletĂ©, lâaiguille bifide des pins, lâagave, lâĂ©charde des oursins, lâamer ciste poisseux et le figuier dont chaque feuille au revers est une langue de fauve. Quel pays ! Lâenvahisseur le dote de villas et de garages, dâautomobiles, de faux mas » oĂč lâon danse ; le sauvage du nord morcelle, spĂ©cule, dĂ©boise, et câest tant pis, certes. Mais combien de ravisseurs se sont, au cours des siĂšcles, Ă©pris dâune telle captive ? Venus pour concerter sa ruine, ils sâarrĂȘtent tout Ă coup, et lâĂ©coutent respirer endormie. Puis, doucement, ils ferment la grille et le palis, deviennent muets, respectueux ; et soumis, Provence, Ă tes vĆux, ils rattachent ta couronne de vigne, replantent le pin, le figuier, sĂšment le melon brodĂ©, et ne veulent plus, belle, que te servir et sây complaire. Les autres, fatalement, te dĂ©laisseront. Auparavant, ils tâauront dĂ©shonorĂ©e. Mais tu nâen es pas Ă une horde prĂšs. Ils te laisseront, ceux qui sont venus sur la foi dâun casino, dâun hĂŽtel ou dâune carte postale. Ils fuiront, brĂ»lĂ©s, mordus par ton vent tout blanc de poussiĂšre. Garde tes amants buveurs dâeau Ă la cruche, buveurs du vin sec qui mĂ»rit dans le sable ; garde ceux qui versent lâhuile religieusement, et qui dĂ©tournent la tĂȘte en passant devant les viandes mortes ; garde ceux qui se lĂšvent matin et se bercent le soir, dĂ©jĂ couchĂ©s, au petit halĂštement des bateaux de fĂȘte, sur le golfe, garde-moi⊠La mĂ»rissante couleur de la pĂ©nombre marque la fin de ma sieste. Infailliblement, la chatte prostrĂ©e va sâallonger jusquâau prodige, extraire dâelle-mĂȘme une patte de devant dont personne ne connaĂźt la longueur exacte, et dire, dâun bĂąillement de fleur Il est quatre heures bien passĂ©es. » La premiĂšre voiture automobile nâest pas loin, roulant sur sa petite nue de poussiĂšre vers une plage ; dâautres la suivront. Quelquâune sâarrĂȘtera un moment Ă la. grille, versant sur lâallĂ©e, parmi lâombre plumeuse des mimosas, des amis sans leurs femmes, des femmes et leurs amants. Je nâen suis pas encore Ă leur fermer ma grille au nez, et Ă montrer les dents derriĂšre. Mais ma froide et tutoyeuse cordialitĂ©, Ă laquelle ils ne se trompent pas, les contient. Des hommes aiment mon logis privĂ© de maĂźtre, son odeur, ses portes sans verrous. Quelques femmes disent, dâun air de soudain dĂ©lire Ah ! quel paradis⊠» et comptent sourdement tout ce qui manque. Mais celles-ci, et ceux-lĂ , apprĂ©cient ma patience Ă Ă©couter leurs projets, moi qui nâai pas de projets. Ils sont fous de ce pays », ils veulent une petite ferme trĂšs simple », ou construire un mas sur ce cap Ă pic sur la mer, hein, quelle vue ! » LĂ , je deviens charmante. Car jâĂ©coute et je dis Oui, oui ». Car je ne convoite pas le champ dâĂ cĂŽtĂ©, je nâachĂšte pas la vigne du voisin, et je ne fais pas ajouter une aile ». Un camarade se rencontre toujours pour toiser ma vigne, aller de la maison Ă la mer sans monter ni descendre une marche, revenir et conclure â En somme, cette propriĂ©tĂ©, telle quâelle est, vous convient parfaitement. Et je dis oui, oui », comme lorsquâil mâassure, lui ou un autre Vous ne changez pas ! » Ce qui signifie Nous avons la ferme intention que vous ne changiez plus. » Je veux bien essayer encore⊠III Le vent grandit, puisque la porte qui ouvre, sur la vigne, lâenclos ceint de briques ajourĂ©es, se dĂ©bat faiblement sur ses gonds. Il va balayer, rapide, un quart de lâhorizon, et sâagripper sur le nord verdĂątre, dâune puretĂ© hivernale. Alors, le golfe creux ronflera tout entier comme un coquillage. Adieu, ma nuit Ă la belle Ă©toile sur le matelas de raphia⊠Si je mâĂ©tais obstinĂ©e Ă dormir dehors, la puissante bouche qui souffle le froid, le sec, qui Ă©teint toute odeur et anesthĂ©sie la terre, lâennemi du travail, de la voluptĂ© et du sommeil, mâeĂ»t arrachĂ© draps et couvertures quâil sait façonner en longs rouleaux. LâĂ©trange tourmenteur, occupĂ© de lâhomme comme peut lâĂȘtre un fauve ! Les nerveux en savent plus que moi sur lui. Ma cuisiniĂšre provençale, attaquĂ©e prĂšs du puits, pose ses seaux, se tient la tĂȘte et crie » Il me tue !» Les nuits de mistral, elle gĂ©mit sous lui dans sa cabane de la vigne, et peut-ĂȘtre quâelle le voit⊠RetirĂ©e dans ma chambre, jâattends avec une impatience modĂ©rĂ©e la retraite du visiteur pour qui nul huis nâest clos, et qui dĂ©jĂ pousse sous ma porte un singulier hommage de pĂ©tales flĂ©tris, de graines vannĂ©es finement, de sable, de papillons molestĂ©s⊠Va, va, jâai dĂ©couragĂ© dâautres symboles⊠Et je nâai plus quarante ans pour dĂ©tourner le front devant une rose qui se fane. Câen serait donc fini de cette vie de militante ? Trois moments sont bons pour y songer la sieste, une petite heure dâaprĂšs le dĂźner, quand le craquement du journal, arrivĂ© de Paris, emplit Ă©trangement la piĂšce, et puis lâinsomnie irrĂ©guliĂšre du milieu de la nuit, avant lâaube⊠Oui, il est bientĂŽt trois heures. Mais oĂč chercher ; mĂȘme pendant ce milieu instable de la nuit qui si vite penche vers le jour, la poche Ă©norme dâamertume que me promettaient mes chagrins et mes bonheurs passĂ©s, ma littĂ©rature et celle des autres ? Humble Ă lâhabitude devant ce que jâignore, jâai peur de me tromper, quand il me semble quâentre lâhomme et moi une longue rĂ©crĂ©ation commence⊠Homme, mon ami, viens respirer ensemble ?⊠Jâai toujours aimĂ© ta compagnie. Tu me rĂ©serves Ă prĂ©sent un Ćil si doux. Tu regardes Ă©merger, dâun confus amas de dĂ©froques fĂ©minines, alourdie encore comme dâalgues une naufragĂ©e â si la tĂȘte est sauve, le reste se dĂ©bat, son salut nâest pas sĂ»r â tu regardes Ă©merger ta sĆur, ton compĂšre une femme qui Ă©chappe Ă lâĂąge dâĂȘtre une femme. Elle a, Ă ton image, lâencolure assez Ă©paisse, une force corporelle dâoĂč la grĂące Ă mesure se retire, et lâautoritĂ© qui te montre que tu ne peux plus la dĂ©sespĂ©rer, sinon purement. Restons ensemble tu nâas plus de raisons, maintenant, de me quitter pour toujours. Une des grandes banalitĂ©s de lâexistence, lâamour, se retire de la mienne. Lâinstinct maternel est une autre grande banalitĂ©. Sortis de lĂ , nous nous apercevons que tout le reste est gai, variĂ©, nombreux. Mais on ne sort pas de lĂ quand, ni comme on veut. Quâelle Ă©tait judicieuse, la remontrance dâun de mes maris Mais tu ne peux donc pas Ă©crire un livre qui ne soit dâamour, dâadultĂšre, de collage mi-incestueux, de rupture ? Est-ce quâil nây a pas autre chose dans la vie ? » Si le temps ne lâeĂ»t pressĂ© de courir â car il Ă©tait beau et charmant â vers des rendez-vous amoureux, il mâaurait peut-ĂȘtre enseignĂ© ce qui a licence de tenir, dans un roman et hors du roman, la place de lâamour⊠Il partait donc, et, au long du mĂȘme papier bleuĂątre qui sur la table obscure guide en ce moment ma main comme un phosphore, je consignais, incorrigible, quelque chapitre dĂ©diĂ© Ă lâamour, au regret de lâamour, un chapitre tout aveuglĂ© dâamour. Je mây nommais RenĂ©e NĂ©rĂ©, ou bien, prĂ©monitoire, jâagençais une LĂ©a. VoilĂ que, lĂ©galement, littĂ©rairement et familiĂšrement, je nâai plus quâun nom, qui est le mien. Ne fallait-il, pour en arriver, pour en revenir lĂ , que trente ans de ma vie ? Je finirai par croire que ce nâĂ©tait pas payer trop cher. Voyez-vous que le hasard ait fait de moi une de ces femmes cantonnĂ©es dans un homme unique, au point quâelles en portent jusque sous terre, stĂ©riles ou non, une confite ingĂ©nuitĂ© de vieille fille ? ⊠Dâimaginer un pareil sort, mon double charnu, tannĂ© de soleil et dâeau, que je vois dans le miroir penchĂ©, en tremblerait, sâil pouvait trembler encore dâun pĂ©ril rĂ©trospectif. Contre le fin grillage abaissĂ© devant la porte-fenĂȘtre, un sphinx des lauriers-roses donne de la tĂȘte, rebondit et rebondit, et le grillage tendu sonne comme une peau de tambour. Il fait frais. La gĂ©nĂ©reuse rosĂ©e ruisselle, le mistral a diffĂ©rĂ© son offensive. Les Ă©toiles palpitent largement, dilatĂ©es par lâhumiditĂ© saline. La plus belle nuit, encore une fois, prĂ©cĂšde le plus beau jour, et je me rĂ©jouis hors du sommeil. Oh ! que demain me voie aussi douce ! De bonne foi je ne prĂ©tends plus Ă rien, sinon Ă ce qui est inaccessible. Quelquâun mâa-t-il tuĂ©e, pour que je sois si douce ? Non point il y a bien longtemps que je nâai connu â connu le front contre le front, le sein sur le sein et mĂȘlĂ©es les jambes â de vrais mĂ©chants. Lâauthentique mĂ©chant, le vrai, le pur, lâartiste, il est rare quâon le rencontre mĂȘme une fois dans sa vie. Le mĂ©chant ordinaire est mĂ©tissĂ© de brave homme. La troisiĂšme heure du matin, il est vrai, incline vers lâindulgence ceux qui la goĂ»tent aux champs et ne donnent rendez-vous, sous la fenĂȘtre bleuissante, quâĂ eux-mĂȘmes. Le vide cristallin du ciel, le sommeil dĂ©jĂ conscient des bĂȘtes, la frigide contraction qui reclĂŽt les calices, autant dâantidotes contre la passion et lâiniquitĂ©. Mais je nâai mĂȘme pas besoin dâindulgence pour dĂ©clarer que personne ne mâa tuĂ©e dans mon passĂ©. Souffrir, oui, souffrir, jâai su souffrir⊠Mais est-ce trĂšs grave, souffrir ? Je viens Ă en douter. Souffrir, câest peut-ĂȘtre un enfantillage, une maniĂšre dâoccupation sans dignitĂ© â jâentends souffrir, quand on est femme par un homme, quand on est homme par une femme. Câest extrĂȘmement pĂ©nible. Je conviens que câest difficilement supportable. Mais jâai bien peur que ce genre de douleur-lĂ ne mĂ©rite aucune considĂ©ration. Ce nâest pas plus vĂ©nĂ©rable que la vieillesse et la maladie, pour lesquelles jâacquiers une grande rĂ©pulsion toutes deux voudront bientĂŽt me serrer de prĂšs. Dâavance, je me bouche les narines⊠Les malades dâamour, les trahis, les jaloux doivent sentir la mĂȘme odeur. Jâai le souvenir trĂšs net dâavoir Ă©tĂ© moins chĂ©rie de mes bĂȘtes, quand je souffrais dâune trahison amoureuse. Elles flairaient sur moi la grande dĂ©chĂ©ance la douleur. Jâai vu, Ă une belle chienne de qualitĂ©, un regard inoubliable, gĂ©nĂ©reux encore, mais mesurĂ©, ennuyĂ© avec cĂ©rĂ©monie, parce quâelle nâaimait plus autant la signification de tout mon ĂȘtre, â un regard dâhomme, le regard dâun certain homme. La sympathie de lâanimal pour lâhomme malheureux⊠on nâarrivera donc jamais Ă faire justice de ce lieu commun, dâune bĂȘtise purement humaine ? Lâanimal aime presque autant que nous le bonheur. Une crise de larmes lâinquiĂšte, il imite parfois le sanglot, il rĂ©flĂ©chit passagĂšrement notre tristesse. Mais il fuit le malheur comme il fuit la fiĂšvre, et je le crois capable, Ă la longue, de le bannir⊠Les deux matous qui se battent dehors, comme ils emploient bien la nuit de juillet ! Ces chants aĂ©riens du chat mĂąle, ils ont accompagnĂ© tant dâheures nocturnes de mon existence, quâils sont devenus symbole de vigilance, dâinsomnie rituelle. Oui, je sais quâil est trois heures et que je vais me rendormir, et que je regretterai, Ă mon rĂ©veil, dâavoir gaspillĂ© lâinstant oĂč le lait bleu commence Ă sourdre de la mer, gagne le ciel, sây rĂ©pand et sâarrĂȘte Ă une incision rouge au ras de lâhorizon⊠Une grande voix de fauve baryton, Ă long souffle, persiste Ă travers les sons acĂ©rĂ©s dâun chat tĂ©nor habile aux trĂ©molos, aux chromatiques aiguĂ«s interrompues dâinsinuations furieuses, plus nasales Ă mesure quâelles se font plus outrageantes. Les deux matous ne se haĂŻssent pas. Mais les nuits claires conseillent la bataille et les dialogues dĂ©clamatoires. Pourquoi dormir ? Ils choisissent, et, de lâĂ©tĂ©, ne prennent nuit et jour, que le plus beau. Ils choisissent⊠Tous les animaux bien traitĂ©s choisissent ce quâil y a de mieux, autour dâeux et en nous. Partant, jâai connu, puis franchi lâĂ©poque oĂč leur froideur relative mâinstruisit de ma propre indignité⊠Je dis bien indignitĂ©. Nâaurais-je pas dĂ» quitter ce bas royaume ? Et quel goĂ»t dĂ©plorable dans ces pleurs mal essuyĂ©s, ces regards Ă©loquents, ces stations debout sous un rideau Ă demi levĂ©, ce mĂ©lodrame⊠Et que vouliez-vous que pensĂąt, dâune telle femme, une bĂȘte, une chienne, par exemple, qui Ă©tait elle-mĂȘme toute feu cachĂ© et secrets, une chienne qui nâavait jamais gĂ©mi sous le fouet, ni pleurĂ© en public ? Elle me mĂ©prisait, cela va sans dire. Et mon mal, que je ne cachais pas aux yeux de mes pareils, jâen rougissais devant elle. Il est vrai que nous aimions, elle et moi, le mĂȘme homme. Mais câest quand mĂȘme dans ses yeux, Ă elle, que je lisais une pensĂ©e â je la relis dans une des derniĂšres lettres de ma mĂšre Lâamour, ce nâest pas un sentiment honorable⊠» Un de mes maris me conseillait Tu devrais bien, vers cinquante ans, Ă©crire une sorte de manuel qui apprendrait aux femmes Ă vivre en paix avec lâhomme quâelles aiment, un code de la vie Ă deux⊠» Je suis peut-ĂȘtre en train de lâĂ©crire⊠Homme, mes anciennes amours, comme on gagne, comme on apprend, Ă tes cĂŽtĂ©s ! Il nâest si bonne compagnie qui ne se quitte ; mais je mâengage ici Ă prendre courtoisement mon congĂ©. Non, tu ne mâas pas tuĂ©e, peut-ĂȘtre ne mâas-tu jamais voulu de mal⊠Adieu, cher homme, et bienvenue aussi Ă toi. Une lueur bleue sâavance sur mon lit de bien portante, plus commodĂ©ment arrangĂ©, pour Ă©crire, quâun lit de malade, jusquâau papier bleu, jusquâĂ la main, jusquâau bras couleur de bronze ; lâodeur de la mer mâavertit que nous touchons Ă lâheure oĂč lâair est plus froid que lâeau. Me lĂšverai-je ? Dormir est doux⊠IV Il y a dans un enfant trĂšs beau quelque chose que je ne puis dĂ©finir et qui me rend triste. Comment me faire comprendre ? Ta petite niĂšce C⊠est en ce moment dâune ravissante beautĂ©. De face, ce nâest rien encore ; mais quand elle tourne son profil dâune certaine maniĂšre et que son petit nez argentĂ© se dessine fiĂšrement au-dessous de ses beaux cils, je suis saisie dâune admiration qui en quelque sorte me dĂ©sole. On assure que les grands amoureux, devant lâobjet de leur passion, sont ainsi. Je serais donc, Ă ma maniĂšre, une grande amoureuse ? VoilĂ une nouvelle qui eĂ»t bien Ă©tonnĂ© mes deux maris !⊠» Elle a donc pu, elle, se pencher impunĂ©ment sur la fleur humaine. ImpunĂ©ment sauf la tristesse » â appelait-elle tristesse ce dĂ©lire mĂ©lancolique, cet ennoblissement qui nous soulĂšve Ă la vue de lâarabesque jamais pareille Ă elle-mĂȘme, jamais rĂ©pĂ©tĂ©e, â feux couplĂ©s des yeux, calices jumeaux, renversĂ©s, des narines, abĂźme marin de la bouche et sa palpitation de piĂšge au repos â la cire perdue des visages ?⊠PenchĂ©e sur une crĂ©ature enfantine et magnifique, elle tremblait, soupirait dâune angoisse quâelle ne savait nommer, et qui se nomme tentation. Mais elle nâaurait jamais imaginĂ© que dâun puĂ©ril visage se lĂšve un trouble, une vapeur comparable Ă ce qui flotte sur le raisin dans la cuve, ni quâon puisse y succomber⊠Mes premiers colloques avec moi-mĂȘme mâont instruit, sinon gardĂ©e de faillir Ne touche pas du doigt lâaile de ce papillon. â Non, certainement⊠Ou rien quâun peu⊠Rien quâĂ la place fauve-noir oĂč glisse, sans que je puisse fixer le point prĂ©cis oĂč il naĂźt, celui oĂč il sâĂ©puise, ce feu violet, cette lĂ©chure de lune⊠â Non. Ne le touche pas. Tout va sâĂ©vanouir, si tu lâeffleures seulement. â Mais rien quâun peu !⊠Câest peut-ĂȘtre cette fois-ci que je percevrai sous ce doigt-ci, le plus sensible, le quatriĂšme, la froide flamme bleue, et sa fuite dans le poil de lâaileâŠ, la plume de lâaileâŠ, la rosĂ©e de lâaile⊠» Une trace de cendre, Ă©teinte, sur le bout du doigt, lâaile dĂ©shonorĂ©e, la bestiole affaiblie⊠à nâen pas douter, ma mĂšre savait, elle qui nâapprit rien, comme elle disait, quâen se brĂ»lant », elle savait quâon possĂšde dans lâabstention, et seulement dans lâabstention. Abstention, consommation, â le pĂ©chĂ© nâest guĂšre plus lourd ici que lĂ , pour les grandes amoureuses » de sa sorte, â de notre sorte. Sereine et gaie auprĂšs de lâĂ©poux, elle devenait agitĂ©e, Ă©garĂ©e de passion ignorante, Ă la rencontre des ĂȘtres qui traversent leur moment sublime. ConfinĂ©e dans son village entre deux maris successifs et quatre enfants, elle rencontrait partout, imprĂ©vus, suscitĂ©s pour elle, par elle, des apogĂ©es, des Ă©closions, des mĂ©tamorphoses, des explosions de miracles, dont elle recueillait tout le prix. Elle qui mĂ©nagea la bĂȘte, soigna lâenfant, secourut la plante, il lui fut Ă©pargnĂ© de dĂ©couvrir quâune singuliĂšre bĂȘte veut mourir, quâun certain enfant implore la souillure, quâune des fleurs closes exigera dâĂȘtre forcĂ©e, puis foulĂ©e aux pieds. Son inconstance, Ă elle, ce fut de voler de lâabeille Ă la souris, dâun nouveau-nĂ© Ă un arbre, dâun pauvre Ă un plus pauvre, dâun rire Ă un tourment. PuretĂ© de ceux qui se prodiguent ! Il nây eut jamais dans sa vie le souvenir dâune aile dĂ©shonorĂ©e, et si elle trembla de dĂ©sir autour dâun calice fermĂ©, autour dâune chrysalide roulĂ©e encore dans sa coque vernissĂ©e, du moins elle attendit, respectueuse, lâheure⊠PuretĂ© de ceux qui nâont pas commis dâeffraction ! Me voici contrainte, pour la renouer Ă moi, de rechercher le temps oĂč ma mĂšre rĂȘvait dramatiquement au long de lâadolescence de son fils aĂźnĂ©, le trĂšs beau, le sĂ©ducteur. En ce temps-lĂ , je la devinai sauvage, pleine de fausse gaĂźtĂ© et de malĂ©dictions, ordinaire, enlaidie, aux aguets⊠Ah ! que je la revoie ainsi diminuĂ©e, la joue colorĂ©e dâun rouge qui lui venait de la jalousie et de la fureur ! Que je la revoie ainsi et quâelle mâentende assez pour se reconnaĂźtre dans ce quâelle eĂ»t le plus fort rĂ©prouvĂ© ! Que je lui rĂ©vĂšle, Ă mon tour savante, combien je suis son impure survivance, sa grossiĂšre image, sa servante fidĂšle chargĂ©e des basses besognes ! Elle mâa donnĂ© le jour, et la mission de poursuivre ce quâen poĂšte elle saisit et abandonna, comme on sâempare dâun fragment de mĂ©lodie flottante, en voyage dans lâespace⊠Quâimporte la mĂ©lodie, Ă qui sâenquiert de lâarchet, et de la main qui tient lâarchet ? Elle alla vers ses fins innocentes avec une croissante anxiĂ©tĂ©. Elle se levait tĂŽt, puis plus tĂŽt, puis encore plus tĂŽt. Elle voulait le monde Ă elle, et dĂ©sert, sous la forme dâun petit enclos, dâune treille et dâun toit inclinĂ©. Elle voulait la jungle vierge, encore que limitĂ©e Ă lâhirondelle, aux chats et aux abeilles, Ă la grande Ă©peire debout sur sa roue de dentelle argentĂ©e par la nuit. Le volet du voisin, claquant sur le mur, ruinait son rĂȘve dâexploratrice incontestĂ©e, recommencĂ© chaque jour Ă lâheure oĂč la rosĂ©e froide semble tomber, en sonores gouttes inĂ©gales, du bec des merles. Elle quitta son lit Ă six heures, puis Ă cinq heures, et, Ă la fin de sa vie, une petite lampe rouge sâĂ©veilla, lâhiver, bien avant que lâangĂ©lus battĂźt lâair noir. En ces instants encore nocturnes ma mĂšre chantait, pour se taire dĂšs quâon pouvait lâentendre. Lâalouette aussi, tant quâelle monte vers le plus clair, vers le moins habitĂ© du ciel. Ma mĂšre montait, et montait sans cesse sur lâĂ©chelle des heures, tĂąchant Ă possĂ©der le commencement du commencement⊠Je sais ce que câest que cette ivresse-lĂ . Mais elle quĂȘta, elle, un rayon horizontal et rouge, et le pĂąle soufre qui vient avant le rayon rouge ; elle voulut lâaile humide que la premiĂšre abeille Ă©tire comme un bras. Elle obtint, du vent dâĂ©tĂ© quâenfante lâapproche du soleil, sa primeur en parfums dâacacia et de fumĂ©e de bois ; elle rĂ©pondit avant tous au grattement de pied et au hennissement Ă mi-voix dâun cheval, dans lâĂ©curie voisine ; de lâongle elle fendit, sur le seau du puits, le premier disque de glace Ă©phĂ©mĂšre oĂč elle fut seule Ă se mirer, un matin dâautomne⊠Que jâaurais voulu offrir, Ă cet ongle dur et bombĂ©, apte Ă couper les pĂ©tioles, cueillir la feuille odorifĂ©rante, gratter le puceron vert, et interroger dans la terre les semences dormantes, que jâaurais voulu offrir mon propre miroir de naguĂšre la tendre face Ă peine virile qui me rendait, embellie, mon image ! Jâaurais dit Ă ma mĂšre Vois. Vois ce que je fais. Vois ce que cela vaut. Cela vaut-il que jâendosse mon dĂ©guisement diffamĂ©, qui me permet de sustenter, en secret, bouche Ă bouche, la proie que je semble boire ? Cela vaut-il que, dĂ©tournĂ©e des aurores que toi et moi nous aimons, je me consacre Ă des paupiĂšres que jâĂ©blouis et Ă leurs promesses de levers dâastres ? Scrute, mieux que moi-mĂȘme, ma tremblante Ćuvre que jâai trop contemplĂ©e. Fourbis ton ongle dur de jardiniĂšre !⊠» Mais il Ă©tait trop tard. Celle Ă qui jâavouais tout avait dĂ©jĂ conquis, en ce temps-lĂ , son Ă©ternel crĂ©puscule du matin. Elle nous eĂ»t jugĂ©s, hĂ©las, clairement, avec sa cruautĂ© cĂ©leste qui ne connaissait pas le courroux Rejette ton ente un peu monstrueuse, ma fille, le greffon qui ne veut prospĂ©rer que par toi. Câest un gui. Je tâassure que câest un gui. Je ne te dis pas il est mal de recueillir un gui, parce que le mal et le bien peuvent ĂȘtre Ă©galement resplendissants et fĂ©conds. Mais⊠» Quand je tĂąche dâinventer ce quâelle mâeĂ»t dit, il y a toujours un point de son discours oĂč je suis dĂ©faillante. Il me manque les mots, surtout lâargument essentiel, le blĂąme, lâindulgence imprĂ©vus, pareillement sĂ©duisants, et qui tombaient dâelle, lĂ©gers, lents Ă toucher mon limon et Ă sây enliser doucement, lents Ă ressurgir. Ils ressurgissent maintenant de moi, et quelquefois on les trouve beaux. Mais je sais bien que, reconnaissables, ils sont dĂ©formĂ©s selon mon code personnel, mon petit dĂ©sintĂ©ressement, ma gĂ©nĂ©rositĂ© Ă geste court, et ma sensualitĂ© qui eut toujours, Dieu merci, les yeux plus grands que le ventre. Nous eĂ»mes chacune, deux maris. Mais, tandis que les deux miens sont â vous mâen voyez aise â bien vivants, ma mĂšre fut deux fois veuve. FidĂšle par tendresse, par devoir, par fiertĂ©, elle se rembrunissait Ă mon premier divorce, davantage Ă mon second mariage, et sâen expliquait bizarrement Ce nâest pas tant le divorce que je blĂąme, disait-elle, câest le mariage. Il me semble que tout vaudrait mieux que le mariage, â seulement, cela ne se fait pas. » Je riais, et je lui remontrais que, par deux fois, elle mâavait prĂȘchĂ©e dâexemple Il le fallait bien, rĂ©pondait-elle. On est quand mĂȘme de son village. Mais toi, que vas-tu faire de tant dâĂ©poux ? Lâhabitude sâen prend, et on arrive Ă ne plus pouvoir sâen passer. â Mais, maman, que ferais-tu Ă ma place ? â Une bĂȘtise, sĂ»rement. La preuve, câest que jâai Ă©pousĂ© ton pĂšre⊠» Si elle nâosait pas dire quelle place il occupait dans son cĆur, ses lettres me le laissĂšrent apprendre aprĂšs quâil lâeĂ»t quittĂ©e Ă jamais, et aussi certain Ă©clat de larmes, au lendemain de lâenterrement de mon pĂšre. Ce jour-lĂ , nous rangions, elle et moi, les tiroirs du secrĂ©taire en bois de thuya jaune oĂč elle reprit des lettres, les Ă©tats de service de Jules-Joseph Colette, capitaine au 1er zouaves, et six cents francs en or, tout ce qui restait dâune fortune fonciĂšre, la fortune de Sidonie Landoy, fondue⊠Ma mĂšre, qui allait bravement et sans faiblir parmi des reliques, buta sur cette poignĂ©e dâor, jeta un cri, se couvrit de pleurs Ah ! cher Colette ! il mâavait dit, il y a huit jours, quand il pouvait encore me parler, quâil ne me laissait que quatre cents francs ! » Elle sanglotait de gratitude, et je me mis, ce jour-lĂ , Ă douter dâavoir jamais aimĂ© dâamour⊠Non, assurĂ©ment, une femme aussi grande ne pouvait pas commettre les mĂȘmes bĂȘtises » que moi, et la premiĂšre elle me dĂ©courageait de lâimiter â Tu y tiens donc beaucoup Ă ce monsieur X⊠? â Mais, maman, je lâaime ! â Oui, oui, tu lâaimes⊠Câest entendu, tu lâaimes⊠Elle rĂ©flĂ©chissait encore, taisait avec effort ce que lui dictait sa cruautĂ© cĂ©leste, puis sâĂ©criait de nouveau â Ah ! je ne suis pas contente ! Je faisais la modeste, je baissais les yeux pour enfermer lâimage dâun bel homme, intelligent, enviĂ©, tout Ă©clairĂ© dâavenir, et je rĂ©pliquais doucement â Tu es difficile⊠â Non, je ne suis pas contente⊠Jâaimais mieux, tiens, lâautre, ce garçon que tu mets Ă prĂ©sent plus bas que terre⊠â Oh ! maman !⊠Un imbĂ©cile ! â Oui, oui, un imbĂ©cile⊠Justement⊠Je me rappelle encore comment elle penchait la tĂȘte, clignait ses yeux gris, pour contempler la flatteuse, lâĂ©clatante image de lâ imbĂ©cile »⊠Et elle ajoutait â Que tu Ă©crirais de belles choses, Minet-ChĂ©rie, avec lâimbĂ©cile⊠Lâautre, tu vas tâoccuper de lui donner tout ce que tu portes en toi de plus prĂ©cieux. Et vois-tu, pour comble, quâil te rende malheureuse ? Câest le plus probable⊠Je riais de bon cĆur â Cassandre ! â Oui, oui, Cassandre⊠Et si je disais tout ce que je prĂ©vois⊠Les yeux gris, clignĂ©s, lisaient au loin â Heureusement, tu nâes pas trop en danger⊠Je ne la comprenais pas, alors. Elle se fĂ»t expliquĂ©e plus tard, sans doute, je comprends Ă prĂ©sent, son tu nâes pas en danger », mot ambigu qui ne visait pas seulement mes risques de calamitĂ©s. Ă son sens, jâavais passĂ© dĂ©jĂ ce quâelle nomma » le pire dans la vie dâune femme le premier homme ». On ne meurt que de celui-lĂ , aprĂšs lequel la vie conjugale ou sa contrefaçon â devient une carriĂšre. Une carriĂšre, parfois une bureaucratie, dont rien ne nous distrait ni ne nous relĂšve, sauf le jeu dâĂ©quilibre qui, Ă lâheure marquĂ©e, pousse le barbon vers le tendron, et ChĂ©ri vers LĂ©a. Ă la faveur dâun commandement climatĂ©rique, et pourvu quâil nâengendre pas une basse accoutumance, nous pouvons triompher enfin de ce que je nommerai le commun des amants. Mais exigeons que ce triomphe naisse dâun cataclysme, meure de mĂȘme, quâil nâalimente pas une abjecte faim rĂ©guliĂšre. Nâimporte quel amour, si on se fie Ă lui, tend Ă sâorganiser Ă la maniĂšre dâun tube digestif. Il ne nĂ©glige aucune occasion de perdre sa forme exceptionnelle, son aristocratie de bourreau. Il nâest vendange que dâautomne »⊠Peut-ĂȘtre quâen amour aussi. Quelle saison pour le dĂ©vouement sensuel, quelle trĂȘve dans la suite monotone des luttes dâĂ©gal Ă Ă©gal, quelle halte alors sur un sommet oĂč se baisent deux versants ! Il nâest vendange que dâautomne, â une bouche oĂč persiste, en figure de larme sĂ©chĂ©e, la goutte violĂątre dâun suc qui nâĂ©tait pas encore le vrai vin, garde le privilĂšge de le crier. Vendange, joie prĂ©cipitĂ©e, urgence de mener au pressoir, en un seul jour, raisin mĂ»r et verjus ensemble, rythme qui laisse loin la large cadence rĂȘveuse des moissons, plaisir plus rouge que les autres plaisirs, chants, criaillerie enivrĂ©e, â puis silence, retraite, sommeil du vin neuf cloĂźtrĂ©, devenu intangible, retirĂ© des mains tachĂ©es qui, misĂ©ricordieusement, le violentĂšrent⊠Jâaime quâil en aille de mĂȘme pour les cĆurs et les corps jâai fait le dĂ©pĂŽt nĂ©cessaire, remis ma toute-puissance derniĂšre qui gronde Ă prĂ©sent dans une jeune prison virile. Je replie un grand cĆur flottant, vidĂ© de ses trois ou quatre prodiges. Quâil a bien battu et combattu ! Là ⊠là ⊠cĆur⊠là ⊠doucement⊠reposons-nous. Tu as mĂ©prisĂ© le bonheur, rendons-nous cette justice. Celle Ă qui je retourne, Cassandre qui nâosait pas tout prophĂ©tiser, nous lâavait annoncĂ© nous nâĂ©tions pas en danger de pĂ©rir en lâhonneur de lâamour, ni, Dieu soit louĂ©, de nous tenir pour contents au sein dâune bonne petite fĂ©licitĂ©. Dans lâĂ©loignement, laissons dĂ©croĂźtre lâĂ©poque de ma vie qui mâa vue penchant dâun seul cĂŽtĂ©, comme ces allĂ©gories de source que leur chevelure dâeau couche et entraĂźne. Câest vrai que je me versais sans compter, du moins je le croyais. Se camper en maniĂšre dâAbondance classique, vouĂ©e Ă vider comme Ă la tĂąche, pĂȘle-mĂȘle, sa corne pleine, câest encourir le regard critique du public qui tourne autour du socle et estime la statue Ă son poids de trop belle femme Heu⊠Se dĂ©pense-t-on sans diminuer un peu ? De quoi sâest-elle engraissĂ©e si rondement, celle-lĂ ?⊠» Les gens aiment quâon dĂ©pĂ©risse de donner, et ils nâont pas tort. Le pĂ©lican nâa pas mission de devenir obĂšse, lâamoureuse vieillissante nâatteste son dĂ©sintĂ©ressement quâen se dĂ©colorant de noble consomption au bĂ©nĂ©fice dâune jeune joue fouettĂ©e de rose, dâune lĂšvre sanguine. Ce cas est rare. La perversitĂ© de combler un amant adolescent ne dĂ©vaste pas assez une femme, au contraire. Donner devient une sorte de nĂ©vrose, une fĂ©rocitĂ©, une Ă©goĂŻste frĂ©nĂ©sie. VoilĂ une cravate neuve, une tasse de lait chaud, un lambeau tout vif de moi-mĂȘme, une boĂźte de cigarettes, une conversation, un voyage, un baiser, un conseil, le rempart de mes bras, une idĂ©e. Prends ! Et ne tâavise pas de refuser, si tu ne veux pas que je crĂšve de plĂ©thore. Je ne peux pas te donner moins, arrange-toi ! » Entre la mĂšre encore jeune et une mĂ»re maĂźtresse, câest la rivalitĂ© du don qui empoisonne deux cĆurs fĂ©minins et crĂ©e une haine glapissante, une guerre de renardes oĂč la clameur maternelle nâest ni la moins sauvage, ni la moins indiscrĂšte. Fils trop aimĂ©s ! LustrĂ©s de regards fĂ©minins, mordillĂ©s Ă plaisir par la femelle qui vous porta, prĂ©fĂ©rĂ©s dĂšs la profonde nuit des flancs, beaux jeunes mĂąles choyĂ©s, vous ne passez pas dâune mĂšre Ă une autre sans trahir, malgrĂ© vous. Toi-mĂȘme, ma trĂšs chĂšre, toi que je voulais pure de mes crimes ordinaires, voilĂ que je trouve dans ta correspondance, dĂ©posĂ©s dâune Ă©criture appliquĂ©e, en vain, Ă me cacher le tumulte saccadĂ© du cĆur, ces mots Oui, jâai trouvĂ© comme toi Mme X⊠bien changĂ©e et triste. Je sais que sa vie privĂ©e est sans mystĂšre parions donc que son grand fils a sa premiĂšre maĂźtresse. » Sâil ne fallait que sâempresser Ă se jeter hors de soi-mĂȘme, Ă grandes pulsations, pour conserver lâespoir de se tarir, nous nây manquerions guĂšre, nous autres, les plus de quarante ». Jâen connais qui toperaient tout de suite Conclu ! Cet enfer-lĂ , dont je ne puis me passer ; un dĂ©mon unique et la paix aprĂšs, le vide, la bienfaisante paix totale, lâindigence⊠» Combien espĂšrent, de bonne foi, que la vieillesse arrive comme un vautour qui se dĂ©croche du ciel et tombe, ayant longtemps planĂ© invisible ? Et quâest-ce donc que la vieillesse ? Je le saurai. Mais, quand elle sera lĂ , elle cessera de mâĂȘtre intelligible. Ma trĂšs chĂšre aĂźnĂ©e, tu auras disparu sans mâenseigner ce quâest la vieillesse, car Ne te fais pas tant de soucis pour ma prĂ©tendue artĂ©rio-sclĂ©rose, mâĂ©cris-tu. Je vais mieux, et la preuve, câest que jâai savonnĂ© ce matin, Ă sept heures, dans ma riviĂšre. JâĂ©tais enchantĂ©e. Barboter dans lâeau claire, quel plaisir ! Jâai aussi sciĂ© du bois et fait six petits fagots. Et je refais moi-mĂȘme mon mĂ©nage, câest te dire sâil est bien fait. Et puis, en somme, je nâai que soixante-seize ans ! » Tu mâĂ©cris ce jour-lĂ , un an avant de mourir, et les boucles de tes B, de tes T, tes J majuscules qui portent une sorte de fier chapeau en arriĂšre, rayonnent de gaĂźtĂ©. Que tu Ă©tais riche, ce matin-lĂ , dans ta petite maison ! Au bout du jardin sautelait une Ă©troite riviĂšre, si vive quâelle emportait, dâun bond, tout ce qui lâeĂ»t pu dĂ©shonorer⊠Riche dâun matin de plus, dâune nouvelle victoire sur la maladie, riche dâune tĂąche de plus, dâune joaillerie de reflets dans lâeau courante, dâune trĂȘve de plus entre toi et tous tes maux⊠Tu savonnais du linge dans la riviĂšre, tu soupirais, inconsolable de la mort de ton bien-aimĂ©, tu faisais Uiii ! » aux pinsons, tu pensais que tu me conterais ta matinĂ©e⊠O thĂ©sauriseuse !⊠Ce que jâentasse nâest pas du mĂȘme aloi. Mais ce qui en demeurera vient du filon parallĂšle, infĂ©rieur, amalgamĂ© de grasse terre, et je nâai pas trop tardĂ© Ă comprendre quâun Ăąge vient oĂč au lieu de sâexprimer toute en baumes, en pleurs mortels, en souffle embrasĂ© et dĂ©croissant, sur les beaux pieds quâelle embrassait, impatients de courir le monde, â un Ăąge vient oĂč il nâest plus donnĂ© Ă une femme que de sâenrichir. Elle entasse, elle recense jusquâaux coups, jusquâaux cicatrices â une cicatrice, câest une marque quâelle nâavait pas en naissant, une acquisition. Quand elle soupire Ah ! que de peine il mâa donnĂ©es ! » elle pĂšse, malgrĂ© elle, la valeur du mot, â la valeur des dons. Elle les range peu Ă peu, harmonieusement. Le temps, et leur nombre, font quâelle est obligĂ©e, dans la mesure oĂč son trĂ©sor sâaccroĂźt, de se reculer un peu de lui, comme un peintre de son Ćuvre. Elle recule, et revient, et recule, repousse Ă son rang quelque scandaleux dĂ©tail, attire au jour un souvenir noyĂ© dâombre. Elle devient, â par un art inespĂ©rĂ© â Ă©quitable⊠Imagine-t-on, Ă me lire, que je fais mon portrait ? Patience câest seulement mon modĂšle. V On voit, sur le visage dâun homme qui suit, du regard, certains apprĂȘts mĂ©nagers, surtout ceux dâun repas, une expression mĂȘlĂ©e de considĂ©ration religieuse, dâennui et de frayeur. Lâhomme craint le balayage comme un chat, et le fourneau allumĂ©, et lâeau savonneuse que pousse un balai-brosse sur les dalles. Pour fĂȘter un saint local qui commande traditionnellement aux frairies, Segonzac, Carco, RĂ©gis Gignoux et ThĂ©rĂšse Dorny devaient quitter les hauteurs dâune colline, et manger ici un dĂ©jeuner mĂ©ridional, salades, rascasse farcie et beignets dâaubergines, ordinaire que je corsais de quelque oiseau rĂŽti. Vial, qui habite Ă trois cents mĂštres dâici un dĂ© peint en rose, nâĂ©tait pas heureux ce matin, car le rĂ©chaud Ă repasser, Ă©quipĂ© en gril Ă braise, encombrait un coin de la terrasse, et mon voisin se faisait petit comme un chien de chasse le jour dâune noce. â Ne crois-tu pas, Vial, quâils aimeront ma sauce, avec les petits poulets ? Quatre petits poulets fendus par moitiĂ©, frappĂ©s du plat de la hachette, salĂ©s, poivrĂ©s, bĂ©nits dâhuile pure, administrĂ©e avec un goupillon de pebreda dont les folioles et le goĂ»t restent sur la chair grillĂ©e ? Regarde-les, sâils ont bonne mine ? Vial les regardait, et moi aussi. Bonne mine⊠Un peu de sang rose demeurait aux jointures rompues des poussins mutilĂ©s, plumĂ©s, et on voyait la forme des ailes, la jeune Ă©caille qui bottait les petites pattes, heureuses ce matin encore de courir, de gratter⊠Pourquoi ne pas faire cuire un enfant, aussi ? Ma tirade mourut et Vial ne dit mot. Je soupirais en battant ma sauce acidulĂ©e, onctueuse, et tout Ă lâheure pourtant lâodeur de la viande dĂ©licate, pleurant sur la braise, mâouvrirait tout grand lâestomac⊠Ce nâest pas aujourdâhui, mais câest bientĂŽt, je pense, que je renoncerai Ă la chair des bĂȘtes⊠â Serre-moi mon tablier, Vial. Merci. Lâan prochain⊠â Que ferez-vous lâan prochain ? â Je serai vĂ©gĂ©tarienne. Trempe le bout de ton doigt dans ma sauce. Hein ? Cette sauce-lĂ sur les petits poulets tendres⊠NâempĂȘche que⊠â pas cette annĂ©e, jâai trop faim â nâempĂȘche que je serai vĂ©gĂ©tarienne. â Pourquoi ? â Ce serait long Ă expliquer. Quand certain cannibalisme meurt, tous les autres dĂ©mĂ©nagent dâeux-mĂȘmes, comme les puces dâun hĂ©risson mort. Reverse-moi de lâhuile, doucement⊠Il pencha son torse nu, lustrĂ© de soleil et de sel, dont la peau mire le jour. Selon quâil bougeait, il Ă©tait vert autour des reins, bleu sur les Ă©paules, Ă lâimage des teinturiers de Fez. Quand je commandai stop », il coupa le fil dâhuile dorĂ©e ; se redressa, et je reposai ma main un moment sur son poitrail, comme sur un cheval, flatteusement. Il regarda ma main, qui annonce mon Ăąge â Ă la vĂ©ritĂ©, elle porte quelques annĂ©es de plus â mais je ne retirai pas ma main. Câest une bonne petite main, noircie, dont la peau devient assez large Ă prĂ©sent autour des phalanges et au revers de la paume. Elle a les ongles taillĂ©s ras, le pouce retroussĂ© volontiers en queue de scorpion, des cicatrices et des Ă©corchures, et je nâai pas honte dâelle, au contraire. Deux ongles jolis â cadeau de ma mĂšre â trois pas trĂšs beaux â souvenir de mon pĂšre. â Tu tâes baignĂ© ? Tu as fait un bon quatre cents mĂštres sur le bord de lâeau ? Alors, pourquoi as-tu, quand on nâest quâen juillet, une tĂȘte de fin de vacances, Vial ? Le moindre dĂ©sordre sentimental dĂ©range les traits de Vial, rĂ©guliers, assez beaux. Il nâa pas lâair gai, mais on ne lâa jamais vu triste. Je dis quâil est beau, parce quâici au bout dâun mois de sĂ©jour, tous les hommes sont beaux, Ă cause de la chaleur, de la mer et de la nuditĂ©. â Quâest-ce que tu mâas rapportĂ© du marchĂ©, Vial ? Tu mâexcuses, hein ? La Divine avait juste le temps de courir pour les poulets⊠â Deux melons, une tarte Ă la frangipane et des pĂȘches. Il nây a plus de figues-fleurs, et les autres ne seront mĂ»res que⊠â Je le sais mieux que toi, je les passe en revue tous les jours dans ma vigne⊠Tu es un amour. Quâest-ce que je te dois ? Il fit un geste dâignorance, son Ă©paule enrichie de muscles montait et descendait comme un sein qui respire. â Tu as oubliĂ© ? Attends, que je voie la grosseur des melons⊠Cette tarte-lĂ , câest la taille de seize francs, et tu as deux kilos de pĂȘches⊠Quatorze et seize trente, trente et quinze quarante-cinq⊠Je te dois entre quarante-cinq et cinquante francs. â Vous ĂȘtes en maillot de bain sous votre tablier ? Vous nâavez pas eu le temps de vous baigner ? â Mais si. Il lĂ©cha avec naturel le haut de mon bras. â Câest vrai. â Oh ! tu sais, ça pourrait ĂȘtre du sel dâhier soir⊠Reposons-nous, on a grandement le temps, ils seront tous en retard⊠â Oui⊠Je ne peux pas faire quelque chose dâutile ? â Si, te marier. â Oh !⊠Jâai trente-cinq ans. â Justement. Ăa te rajeunira. Tu manques de jeunesse. Ăa te viendra avec lâĂąge, a dit Labiche. Ta petite amie nâest pas revenue du marchĂ© avec toi ? Tu as dĂ» la rencontrer sur le port ? â Mademoiselle ClĂ©ment termine une Ă©tude au Lavandou. â Tu nâaimes pas que je lâappelle ta petite amie, je vois ? â Je lâavoue, Câest une façon de dire qui peut donner Ă croire quâelle est ma maĂźtresse, alors quâelle ne lâest pas. Jâai ri, en poudrant les braises trop vives du rĂ©chaud Ă repasser. Je ne connais presque pas lâespĂšce Ă laquelle appartient ce garçon, qui vit Ă petit bruit. Il est de la gĂ©nĂ©ration des Carco, des Segonzac, des LĂ©opold Marchand et des Pierre BenoĂźt, des Mac-Orlan, des Cocteau et des Dignimont, ceux que jâai vus, comme je dis, tout petits », avant et pendant la guerre. Est-ce en ce temps-lĂ , quand des marĂ©es capricieuses de permissions les amenaient Ă Paris, et sur la foi de leurs visages, les uns engraissĂ©s bizarrement, les autres creux comme aux Ă©coliers grandis trop vite â est-ce en ce temps-lĂ que jâai pris lâhabitude de les tutoyer presque tous ? Non, câest simplement parce quâils sont jeunes, et sâils me disent bonjour Ă grands bras, Ă gros baisers claquant sur la joue, câest aussi parce quâils sont jeunes⊠Mais si les plus tendres â ceux-lĂ que jâai nommĂ©s, ceux-lĂ que je ne nomme pas â mâappellent Madame » et par jeu mon bon maĂźtre », câest parce quâils sont eux, et que je suis moi. Le garçon presque nu qui me versait lâhuile ce matin a fait la guerre aussi. AprĂšs, il a regimbĂ© au moment de redevenir tapissier. Il a eu peur, dit-il, dâun pĂšre demeurĂ© vert, Ăąpre Ă son commerce et orgueilleux. Jâai parfois voulu Ă©crire lâhistoire dâune progĂ©niture dĂ©vorĂ©e, jusquâaux os, par ses gĂ©niteurs. Je pourrais fondre ensemble Mme Lhermier, par exemple, qui cousit sa fille Ă ses jupes, empĂȘcha tout mariage et se fit, de la sotte fille docile, une sorte de jumelle sĂ©chĂ©e, qui ne la quittait ni jour ni nuit, et ne se plaignait jamais. Mais un jour, jâai vu le regard de Mlle Lhermier⊠Horreur ! horreur !⊠Jâemprunterais quelques traits Ă Albert X⊠victime passionnĂ©e, ombre inquiĂ©tante de sa mĂšre, â Ă Fernand ZâŠ, frĂȘle banquier qui attend en vain la mort de son robuste banquier de pĂšre⊠Ils sont beaucoup, je nâaurais que le choix. Seulement Mauriac a dĂ©jĂ fait Genitrix⊠Ne nous apitoyons pas trop sur Vial le fils, prĂ©nommé⊠comment, dĂ©jĂ ? â Vial, comment tâappelles-tu ? â Hector. ĂtonnĂ©e, je suspendis lâĂ©lagage des premiers dahlias de la saison, cueillis pour la table. â Hector ? Il me semble que tu tâappelais⊠ValĂšre ? â Câest vrai, mais je voulais constater que vous lâaviez Ă peu prĂšs oubliĂ©. âŠsur Vial le fils, qui ruse avec sa longue minoritĂ© commerciale et use de cartes de visite au nom de Vial, dĂ©corateur ». Il nâest dĂ©jĂ plus tapissier. Il dispose Ă Paris dâun petit magasin timide, mi-librairie romantique, mi-bibelot, comme tout le monde⊠Aimant la campagne des peintres, Vial sâest mis Ă aimer leur peinture. Parmi les gratteurs de papier qui nâont libertĂ© que dâĂ©crire, il se donne le luxe de lire, de dessiner des meubles et mĂȘme de nous juger. Il dĂ©clare Ă Carco quâil nâaurait jamais dĂ» publier que des vers, et Ă Segonzac quâil est un mystique. Le grand DĂ©dĂ© » ne rit pas, et rĂ©pond poliment VouĂšre ! Fi de garce, vous nâĂȘtes point si mal emmanchai de la taĂźte que du daĂźrriĂšre ! » Carco me prend Ă tĂ©moin Un homme du mĂ©tier qui me dirait ça, Colette, je le traiterais de ballot. Mais quâest-ce que je mâen irais rĂ©pondre Ă un tapissier ? Monsieur lâameublementier, tu attiges ! » Je ne sais pas grandâchose de plus sur mon verseur dâhuile. Mais que sais-je de mes autres amis ? Chercher lâamitiĂ©, la donner, câest dâabord crier Asile ! asile ! » Le reste de nous est sĂ»rement moins bien que ce cri, il est toujours assez tĂŽt pour le montrer. Je crois que la prĂ©sence, en nombre, de lâĂȘtre humain fatigue les plantes. Une exposition horticole pĂąme et meurt presque chaque soir, quand on lui a rendu trop dâhommages ; jâai trouvĂ© mon jardin las aprĂšs le dĂ©part de mes amis. Peut-ĂȘtre les fleurs sont-elles sensibles au son des voix. Et les miennes ne sont pas accoutumĂ©es plus que moi aux rĂ©ceptions. Mes hĂŽtes partis, les chats rampent hors de leurs abris, bĂąillent, sâĂ©tirent comme au sortir du panier de voyage, flairent la trace des intrus. Le matou somnolent coule du mĂ»rier comme une liane. Sa compagne ravissante Ă©tale, sur la terrasse quâon lui restitue, son ventre oĂč point, dans une nue de poil bleuĂątre, une seule tĂ©tine rose, car elle nâa nourri, cette saison, quâun seul petit. Le dĂ©part des visiteurs ne change rien aux us de la chienne brabançonne qui me surveille, ne cesse pas, nâa jamais cessĂ© de me surveiller, ne cessera quâĂ la mort de me donner lâattention de tous ses instants. Sa mort seule peut mettre fin au drame de sa vie vivre avec moi ou sans moi. Elle vieillit robustement, elle aussi⊠Autour de ces trois types de lâautoritĂ© animale, des bĂȘtes de second plan tiennent la place quâun protocole moins humain quâanimal leur assigne plates chattes des mas environnants, chiens de ma gardienne que le bain de blanche poussiĂšre dĂ©guise⊠Ici, dit Vial, les chiens sont tous du XVIIIe, lâĂ©tĂ©. » Les hirondelles buvaient dĂ©jĂ au lavoir et happaient les Ă©phĂ©mĂšres, quand ma compagnie » sâen alla. Lâair avait son goĂ»t usagĂ© dâaprĂšs-midi, et la chaleur Ă©tait grande sous le soleil qui se couche tard. Mais il ne peut pas me tromper, je dĂ©cline avec le jour. Et vers la fin de chaque journĂ©e, la chatte, enlaçant en huit » mes chevilles, me convie Ă fĂȘter lâapproche de la nuit. Câest la troisiĂšme chatte de ma vie si je ne compte que les chattes dâun grand caractĂšre, mĂ©morables entre les chats et les chattes. MâĂ©merveillerai-je jamais assez des bĂȘtes ? Celle-ci est exceptionnelle comme lâami quâon ne remplacera pas, comme lâamoureux sans reproche. DâoĂč vient lâamour quâelle me porte ? Elle a, dâelle-mĂȘme, rĂ©glĂ© son pas sur le mien, et le lien invisible, dâelle Ă moi, suggĂ©rait le collier et la laisse. Elle eut lâun et lâautre, quâelle porte avec lâair de soupirer Enfin ! » Le moindre souci vieillit et semble pĂąlir son trĂšs petit visage serrĂ© et sans chair, dâun bleu de pluie autour des yeux qui sont dâor pur. Elle a, des amants parfaits, la pudeur, lâeffroi des contacts appuyĂ©s. Je ne parlerai guĂšre plus dâelle. Tout le reste est silence, fidĂ©litĂ©, chocs dâĂąme, ombre dâune forme dâazur sur le papier bleu qui recueille tout ce que jâĂ©cris, passage muet de pattes mouillĂ©es dâargent⊠AprĂšs elle, loin derriĂšre elle, jâai le matou, son mari magnifique, tout endormi de beautĂ©, de puissance, et timide comme un hercule. Puis viennent tous ceux qui volent, rampent, grincent, le hĂ©risson des vignes, les lĂ©zards innombrables que mordent les couleuvres, le crapaud nocturne qui, ramassĂ© sur le plat de ma main et haussĂ© vers la lanterne, laisse tomber deux cris de cristal dans lâherbe, â le crabe sous lâalgue, le trigle bleu Ă ailes de martinet qui sâenvole de la vague⊠Sâil retombe sur le sable, je le ramasse assommĂ©, pralinĂ© de graviers, je lâimmerge et je nage Ă cĂŽtĂ© de lui, en lui soutenant la tĂȘte⊠Mais je nâaime plus Ă©crire le portrait, lâhistoire des bĂȘtes. LâabĂźme, que des siĂšcles ne comblent point, est toujours bĂ©ant entre elles et lâhomme. Je finirai par cacher les miennes, sauf Ă quelques amis, quâelles choisiront. Je montrerai les chats Ă Philippe Berthelot, puissance fĂ©line, Ă Vial, qui est amoureux de la chatte et qui prĂ©tend, avec Alfred Savoir, que je puis susciter un chat dans un endroit oĂč nây a pas de chat⊠On nâaime pas Ă la fois les bĂȘtes et les hommes. Je deviens de jour en jour suspecte Ă mes semblables. Mais sâils Ă©taient mes semblables, je ne leur serais pas suspecte⊠Quand jâentre dans la piĂšce oĂč tu es seule avec des bĂȘtes », disait mon second mari, jâai lâimpression dâĂȘtre indiscret. Tu te retireras quelque jour dans une jungle⊠» Sans vouloir rĂȘver Ă ce qui se pouvait cacher, sous une telle prophĂ©tie, dâinsidieuse â ou dâimpatiente â suggestion, sans cesser de caresser lâaimable tableau quâelle mâoffre de mon avenir, je mây arrĂȘte, pour me rappeler la profonde, la logique dĂ©fiance dâun homme trĂšs humanisĂ©. Je mây arrĂȘte comme Ă une sentence Ă©crite par un doigt dâhomme sur un front qui, si lâon Ă©carte le feuillage de cheveux qui le couvre, sent probablement, au flair humain, la taniĂšre, le sang de liĂšvre, le ventre dâĂ©cureuil, le lait de chienne⊠Lâhomme qui reste du cĂŽtĂ© de lâhomme a de quoi reculer, devant la crĂ©ature qui opte pour la bĂȘte et qui sourit, forte dâune affreuse innocence. Ta monstrueuse simplicité⊠Ta douceur pleine de tĂ©nĂšbres⊠» Autant de mots justes. Au point de vue humain, câest Ă la connivence avec la bĂȘte que commence la monstruositĂ©. Marcel Schwob ne traitait-il pas de monstres sadiques » les vieux charmeurs dessĂ©chĂ©s et couverts dâoiseaux quâon voyait aux Tuileries ? Encore sâil nây avait que la connivence⊠Mais il y a la prĂ©fĂ©rence⊠Je me tairai ici. Je mâarrĂȘte aussi sur le seuil des arĂšnes et des mĂ©nageries. Car, si je ne vois aucun inconvĂ©nient Ă mettre, imprimĂ©s, entre les mains du public, des fragments dĂ©formĂ©s de ma vie sentimentale, on voudra bien que je noue, secrets, bien serrĂ©s dans le mĂȘme sac, tout ce qui concerne une prĂ©fĂ©rence pour les bĂȘtes, et â câest aussi une question de prĂ©dilection â lâenfant que jâai mise au monde. Quâelle est charmante, celle-ci, quand elle gratte, rĂ©flĂ©chie et amicale, la tĂȘte grumeleuse dâune vaste crapaude⊠Chut ! Autrefois, je me suis mĂȘlĂ©e de camper, au premier plan dâun roman, une hĂ©roĂŻne de quatorze Ă quinze ans. Que lâon mâexcuse, je ne savais pas, alors, ce que câĂ©tait. Tu te retireras dans une jungle⊠» Soit. Il ne faudra pas trop tarder. Il ne faudra pas attendre que jâenregistre, dans la courbe de mes relations, de mes Ă©changes avec lâanimal, les premiers flĂ©chissements. La volontĂ© de sĂ©duire, câest-Ă -dire de dominer, les diverses maniĂšres de bander un souhait ou un ordre, de les darder vers leur but, je les sens encore Ă©lastiques, â jusquâĂ quand ? Une pauvre belle lionne, rĂ©cemment, mâisola, dans le lot de badauds massĂ©s devant sa grille. Mâayant choisie, elle sortit de son long dĂ©sespoir comme dâun sommeil, et ne sachant comment manifester quâelle mâavait reconnue, quâelle voulait mâaffronter, mâinterroger, mâaimer peut-ĂȘtre assez pour nâaccepter que moi comme victime, elle menaça, Ă©tincela et rougit comme un feu captif, se jeta contre ses barreaux et soudain sâassoupit, lasse, en me regardant⊠LâouĂŻe mentale, que je tends vers la BĂȘte, fonctionne encore. Les drames dâoiseaux dans lâair, les combats souterrains des rongeurs, le son haussĂ© soudain dâun essaim guerroyant, le regard sans espoir des chevaux et des Ăąnes, sont autant de messages Ă mon adresse. Je nâai plus envie de me marier avec personne, mais je rĂȘve encore que jâĂ©pouse un trĂšs grand chat. Montherlant sera, je pense, bien aise de lâapprendre⊠Dans le cĆur, dans les lettres de ma mĂšre, Ă©taient lisibles lâamour, le respect des crĂ©atures vivantes. Je sais donc oĂč situer la source de ma vocation, une source que je trouble, aussitĂŽt nĂ©e, dans la passion de toucher, de remuer le fond que couvre son flot pur. Je mâaccuse dâavoir voulu, dĂšs le jeune Ăąge, briller, â non contente de les chĂ©rir, â aux yeux de mes frĂšres et complices. Câest une ambition qui ne me quitte pas⊠â Vous nâaimez donc pas la gloire ? me demandait Mme de Noailles. Mais si. Je voudrais laisser un grand renom parmi les ĂȘtres qui, ayant gardĂ© sur leur pelage, dans leur Ăąme, la trace de mon passage, ont pu follement espĂ©rer, un seul moment, que je leur appartenais. Elle Ă©tait aimable, ce matin, mon Ă©quipe de jeunes convives. Deux avaient amenĂ© des jeunes femmes bien jolies, et sages Ă croire quâon les avait, chacune, chapitrĂ©es Tu sais, on va tâemmener chez Colette, mais on te rappelle quâelle nâaime pas les cris dâoiseau, ni les aperçus littĂ©raires. Mets ta plus jolie robe, la rose, la bleue. Tu verseras le cafĂ©. » Ils savent que je tiens pour agrĂ©ables les jeunes femmes jolies et peu familiĂšres. Ils sont au fait de ce qui charme mes heures de loisir les enfants et les jeunes femmes cĂ©rĂ©monieux, et les bĂȘtes impertinentes. Quelques peintres possĂšdent des Ă©pouses, ou des maĂźtresses, dignes dâeux et de la vie quâils mĂšnent. On les voit douces, et pareilles en leurs mĆurs aux femmes des cultivateurs. Les hommes ne se lĂšvent-ils pas avec le jour, pour sâen aller aux champs, en forĂȘt, le long des cĂŽtes ? Ne reviennent-ils pas Ă la nuit approchante, fatiguĂ©s, muets de solitude ? En leur absence, les femmes taillent des robes dâĂ©tĂ© dans un service de table, des napperons et des serviettes dans des mouchoirs en coton, et vont au marchĂ© avec simplicitĂ©, câest-Ă -dire pour acheter des provisions, et non pour cĂ©lĂ©brer la » belle matiĂšre » des rascasses laquĂ©es de rouge, les ventres des girelles sanglĂ©es dâocre et dâazur. â Mon homme ? Il doit ĂȘtre aux champs, par lĂ , sur Pampelonne, » rĂ©pond lâamie de Luc-Albert Moreau, en dĂ©signant lâhorizon dâun grand geste vague de paysanne. Asselin chante comme un bouvier, et parfois la brise, si vous tendez lâoreille, vous apporte la voix douce de Dignimont, qui lamente une petite complainte de soldat ou de matelot⊠HĂ©lĂšne ClĂ©ment, venue seule, nâĂ©tait pas la plus laide, il sâen faut. Elle nâappartient ni au clan des modĂšles, ni Ă celui des femmes en puissance dâhomme. Câest une blonde paille, aux cheveux plats. Le soleil la teint en rouge harmonieux, un beau rouge Ă©gal, qui envahit sa peau de blonde et voue au bleu, tout lâĂ©tĂ©, ses yeux pers. Grande, avec une chair modeste, elle ne pĂȘche guĂšre que par lâexcĂšs de loyautĂ© physique et morale, qui est un des snobismes des filles de vingt-cinq ans. Il est juste de dire que je la connais peu. Elle peint dâune maniĂšre obstinĂ©e, Ă grandes touches viriles, nage, conduit sa cinq-chevaux, va souvent visiter ses parents, qui, craignant le chaud, passent lâĂ©tĂ© dans la montagne. Elle habite une pension de famille, ainsi nul nâignore sa qualitĂ© de fille trĂšs sĂ©rieuse ». Il y a trente ans, on rencontrait HĂ©lĂšne ClĂ©ment sur des plages, une broderie Ă la main. Aujourdâhui, elle peint la mer et sâoint dâhuile de coco. Elle a gardĂ©, des anciennes HĂ©lĂšne ClĂ©ment, un joli front soumis, de la dignitĂ© corporelle, et surtout une maniĂšre dĂ©fĂ©rente de rĂ©pondre Oui, madame ! Merci, madame ! » qui entrâouvre, dans son langage appris chez des peintres et des mauvais garçons â la grille dâun jardin de pensionnat. Jâaime, chez cette grande fille, justement cet air dâavoir laissĂ© choir son ancienne broderie, sa broderie qui lui tenait lieu de mystĂšre. Peut-ĂȘtre que je me trompe, parce que je ne fais pas assez attention Ă HĂ©lĂšne. Peut-ĂȘtre aussi la transparence, Ăąme et corps, Ă laquelle elle semble fort tenir, me laisse-t-elle trop deviner le flottement triste qui est lâapanage â elles le nient â des femmes dites indĂ©pendantes qui ne font pas le mal, si lâon donne au commerce charnel son ancien nom de mal ». Il ne viendra plus personne. Je ne quitterai pas cette table pour le petit cafĂ© du port, dâoĂč lâon assiste aux couchers furibonds du soleil. Lâastre ramasse, vers la fin de la journĂ©e, le peu de nues quâĂ©vapore la mer chaude, les entraĂźne au bas du ciel, les embrase et les tord en chiffons de feu, les Ă©tire en barres rougies, sâincinĂšre en touchant les Maures⊠Mais il se couche trop tard, en ce mois. Je lâadmirerai assez en dĂźnant seule, le dos au mur de ma terrasse. Jâai vu mon content de figures sympathiques aujourdâhui. Allons donc Ă la rencontre, la chienne, la chatte et moi, de la grande couleur violette qui signale lâEst et qui monte de la mer. Ce sera bientĂŽt lâheure du retour au logis pour quelques vieillards, mes voisins, qui travaillent aux champs⊠Je ne tolĂšre les vieilles gens que courbĂ©s vers la terre, crevassĂ©s et crayeux, la main ligneuse, chevelus comme un nid. Certains mâoffrent, au creux dâune paume quâont dĂ©laissĂ©e la moiteur et la couleur humaines, leurs Ćuvres les plus prĂ©cieuses un Ćuf, un poussin, une pomme ronde, une rose, un raisin. Une Provençale de soixante-douze ans va chaque jour du port Ă son champ de vigne et de lĂ©gumes, deux kilomĂštres le matin, autant le soir. Elle mourra sans doute de labeur, mais elle ne semble pas lasse, quand elle sâassied un moment devant ma grille. Elle pousse des cris lĂ©gers TĂ© quâil est joli ! » Jâaccours elle caresse, dâun doigt ciselĂ©, noirci, crochu, le bouton Ă tĂȘte plate, couleuvrine, comme prĂȘte Ă siffler, dâun de ces lys des rivages qui sâĂ©lancent de la terre, grandissent si vite quâon nâose pas les regarder, Ă©panouissent leur corolle et leur parfum malĂ©fique de fruit mĂ»r blessĂ©, puis retournent au nĂ©ant⊠Non, il nâĂ©tait pas joli. Il ressemblait Ă un vigoureux serpenteau aveugle. Mais la vieille femme savait quâil serait joli quelques jours plus tard. Elle avait eu le temps de lâapprendre. Par moments je lâaimerais, chargĂ©e de poivrons verts, un collier dâoignons frais au cou, ses mains dâosier sec mi-fermĂ©es sur un Ćuf quâelle ne laisse jamais choir, si je ne me ressouvenais soudain que, nâayant plus la force de crĂ©er, elle garde celle de dĂ©truire, et quâelle Ă©crase la musaraigne sur lâallĂ©e, la libellule contre la vitre, le chaton nouveau-nĂ© encore humide. Elle nây fait pas de diffĂ©rence avec lâĂ©cossage des pois⊠Alors je lui dis » Adieu ! » en passant et je les renfonce dans le paysage, elle et son ombre un trĂšs petit homme ancien, qui loge, comme un lĂ©zard, sous un laurier-rose et une hutte de pierres. La vieille femme parle, lâhomme ne parle plus. Il nâa plus rien Ă dire Ă personne. Il Ă©corche la terre, ne pouvant plus bĂȘcher, et quand il nettoie le seuil de sa hutte il a lâair de jouer, parce quâil se sert dâun balai dâenfant. On en a trouvĂ© un mort, lâautre jour â un vieillard. Tout sec comme le crapaud dĂ©funt, que midi calcine avant quâun rapace ait le temps de le vider. La mort, ainsi frustrĂ©e dâune grande part de corruption, est plus dĂ©cente Ă nos yeux de vivants. Corps friable et lĂ©ger, ossements creux, un grand soleil dĂ©vorateur sur le tout, sera-ce mon lot final ? Je mâapplique parfois Ă y songer, pour me faire croire que la seconde moitiĂ© de ma vie mâapporte un peu de gravitĂ©, un peu de souci de ce qui vient aprĂšs⊠Câest une illusion brĂšve. La mort ne mâintĂ©resse pas, â la mienne non plus. Nous avons bien dĂźnĂ©. Nous nous sommes promenĂ©es sur le chemin de cĂŽte, le long de sa rĂ©gion la plus peuplĂ©e, lâĂ©troit marais fleuri oĂč lâeupatoire, la statice, la scabieuse apportent trois nuances de mauve, le grand jonc fleuri sa grappe de graines brunes comestibles, le myrte sa blanche odeur, blanche, blanche, amĂšre qui heurte les amygdales, blanche Ă provoquer la nausĂ©e et lâextase, â le tamaris son brouillard rose, le roseau sa massue Ă fourrure de castor. Ce lieu dĂ©borde de vie, surtout Ă la pointe du jour et au coucher des oiseaux. La fauvette des roseaux glisse, pour le plaisir, sans cesse, le long des hampes, et Ă©clate chaque fois de joie. Les hirondelles rasent la mer, les mĂ©sanges ivres de courage Ă©cartent de ce paradis des troupes de geais, de guĂȘpes altĂ©rĂ©es, de chats braconniers, et, dans le milieu du jour, de lourds Morios traĂźnant le velours Ă©pais de leurs ailes, des FlambĂ©s jaunes et rayĂ©s comme des tigres, des Machaons Ă nervures gothiques survolent la petite lagune douceĂątre, salĂ©e de mer, sucrĂ©e de racines et dâherbe, et viennent pomper le miel des chanvres roses, des lotiers et des menthes, chacun dâeux voluptueusement attachĂ© Ă sa fleur. Le soir, la vie animale se cache un peu, sâĂ©teint Ă peine. Que de rires secrets, de voltes rapides sous mes pas, que de fuites en Ă©clair devant lâĂ©lan des deux chats qui me suivaient ! Câest quâen livrĂ©e de nuit ceux-ci sont redoutables. La douce chatte perce dâun trait les buissons, son puissant mĂąle rĂ©veillĂ© lĂšve en galopant les pierres du chemin comme un cheval, et tous deux, sans faim, croquent les sphinx aux yeux rougeoyants. Le frais du soir sâaccompagne ici, pour moi, dâun frisson qui ressemble Ă un rire, dâune robe dâair nouveau sur la peau libre, dâune clĂ©mence qui se resserre plus Ă©troitement sur moi Ă mesure que la nuit se ferme. Si je me fiais Ă cette mansuĂ©tude, cet instant serait mon instant de grandir, de braver, dâoser, de mourir⊠Mais rĂ©guliĂšrement je lui Ă©chappe. Grandir⊠Pour qui ? Oser⊠Quâoserais-je donc de plus ? On mâa assez affirmĂ© que vivre selon lâamour, puis selon lâabsence dâamour, Ă©tait la pire outrecuidance⊠Il fait si bon, Ă ras de terre⊠Et reprise, agrippĂ©e par des plantes juste assez hautes pour donner de lâombre Ă mon front, par des pattes qui dâen bas cherchent ma main, par des sillons qui demandent lâeau, une tendre lettre qui veut une rĂ©ponse, une lampe rouge dans le vert de la nuit, un cahier de papier lisse quâil faut broder de mon Ă©criture â je suis revenue comme tous les soirs. Que lâaube est proche ! La nuit, en ce mois, se donne Ă la terre comme une amante clandestine, vite, peu Ă la fois. Il est dix heures. Dans quatre heures, ce ne sera plus la vraie nuit. Dâailleurs, une vaste gueule ronde de lune, assez effrayante, envahit le ciel, et elle nâest pas mon amie. Ă trois cents mĂštres dâici, la lampe de Vial, dans sa maison en forme de dĂ©, regarde la mienne. Ă quoi donc songe ce garçon, au lieu de traĂźner ses espadrilles le long du petit port ou de danser â il danse si bien â au petit bal de la JetĂ©e ? Il est trop sage. Il faudra quâun de ces jours je mây prenne sĂ©rieusement et quâĂ cette autre sage, HĂ©lĂšne ClĂ©ment, â oh ! pour le temps quâils voudront â je le marie. Aujourdâhui, jâai bien vu quâelle changeait de nuance, câest-Ă -dire dâexpression, en sâadressant Ă lui. Elle riait avec tous les autres, et surtout quand Carco, lâĆil couleur caramel entre des paupiĂšres mi-jointes de chasseur, lui rĂ©vĂ©lait lâinfĂąme et prodigieux secret dâune vieille prostituĂ©e qui rĂ©ussit Ă rester, vingt-cinq ans durant, petite fille » au Quartier Latin. HĂ©lĂšne nâa pas lâoreille prude, il sâen faut. Mais son rire, aux rĂ©cits de Carco, est quand mĂȘme le rire de lâancienne HĂ©lĂšne ClĂ©ment, qui Ă©gara sa broderie du temps que son cousin, le polytechnicien, â Oh ! Henri, voulez-vous vous taire » â lui disait, en poussant la balançoire, quâil avait entrevu son mollet⊠HĂ©lĂšne ClĂ©ment dĂ©die Ă Vial son aspect le plus proche de la vĂ©ritĂ© le sĂ©rieux visage dâune fille qui ne demanderait quâĂ ĂȘtre simple. Il nâest pas possible que Vial ne lâait pas remarquĂ©. Dâhabitude, je ne me prĂ©occupe guĂšre dâorganiser le bonheur dâun couple. Mais il me semble que je suis responsable de cette dĂ©plaisante petite agitation, de cette mise en branle de forces oisives qui pourront dĂ©sormais entraĂźner deux ĂȘtres, jusque-lĂ bien distants lâun de lâautre, bien abritĂ©s dans leur secret, ou leur manque de secret individuel. Menant ma voiturette hier matin au marchĂ©, vers neuf heures, jâai dĂ©passĂ©, puis ramassĂ© HĂ©lĂšne ClĂ©ment, qui sâen allait, sa tĂȘte nue lisse comme une pomme dâor, une toile sous le bras, chez le menuisier qui fait mĂ©tier dâencadreur. Deux cents mĂštres plus loin, Vial, derriĂšre sa grille, sur le seuil du DĂ© », dĂ©capait un fauteuil ancien, sec, contournĂ© et fin comme une aubĂ©pine lâhiver. â Vial, on ne tâa pas vu depuis deux jours ! Vial, quâest-ce que câest que ce fauteuil ? Il riait, une barre blanche dans sa figure sombre. â Vous ne lâaurez pas, celui-lĂ ! Jâai Ă©tĂ© le chercher plus loin que Moustier-Sainte-Marie, avec la CitroĂ«n. â Câest donc ça, dit HĂ©lĂšne. Vial leva le nez, cacha ses dents. â Câest donc ça que quoi ? Elle ne dit rien et le regarda dâun air si dangereusement bĂȘte quâil pouvait lire, dans des yeux pers que le soleil ne fermait pas, ce quâil eĂ»t voulu. Je sautai de la voiture â Montre, Vial, montre ! Et paye-nous le vin blanc du matin, avec de lâeau fraĂźche ! HĂ©lĂšne descendit derriĂšre moi, huma lâodeur du petit logis Ă©tranger. meublĂ© dâun divan, dâune table de bateau en demi-lune, Ă©clairĂ© de toile rose et de moustiers blancs. â Un Juan Gris, deux Dignimont, un chromo de Linder, compta HĂ©lĂšne. Câest tout Vial, qui ne sait jamais sur quel pied danser⊠Vous trouvez que ça fait bien aux murs, dans une maison dâici ? Vial, qui essuyait ses mains tachĂ©es, regardait HĂ©lĂšne. Elle sâappuyait dâune main au mur, levait le cou et les bras comme pour grimper, et ses pieds, dressĂ©s sur leurs pointes, nus dans les sandales, nâĂ©taient pas laids. Et quelle belle couleur de jarre rouge, sur tout le corps si peu voilĂ© ! â Vial, combien lâas-tu payĂ©, ton fauteuil ? â Cent quatre-vingt dix. Et il est en noyer, sous la peinture que des cochons lui ont mise partout. Regardez le bras qui est dĂ©capé⊠â Vial, vends-le moi ! Il fit non », de la tĂȘte. â Vial, es-tu commerçant, oui ou non ? Vial, as-tu du cĆur ? Il fit non », de la tĂȘte. â Vial, je te change ton fauteuil contre⊠contre HĂ©lĂšne, tiens ! â Elle est donc Ă vous ? dit Vial. Sa rĂ©plique valait, en esprit et en dĂ©licatesse, ma plaisanterie. â Ăa va, ça va ! bouffonna HĂ©lĂšne. Vraiment, mon cher, câest une affouaire ! Elle riait, plus rouge que son hĂąle rouge, et dans chacun de ses yeux pers un point scintillant dansait. Mais Vial fit encore non » de la tĂȘte, et chaque point scintillant se changea en une larme. â HĂ©lĂšne !⊠Elle courait dĂ©jĂ hors de la maison, et nous nous regardions, Vial et moi. â Quâest-ce quâelle a ? â Je ne sais pas, dit Vial froidement. â Câest ta faute. â Je nâai rien dit. â Tu as fait comme ça non, non ». â Et si jâavais fait comme ça oui, oui », câĂ©tait mieux ? â Tu mâennuies, Vial⊠Je mâen vais⊠Je te dirai demain comment ça a fini. â Oh ! vous savez⊠Il souleva une Ă©paule, la laissa retomber, et me conduisit jusquâau portillon du jardin. Dans ma petite voiture, une HĂ©lĂšne aux yeux secs chantonnait, attentive Ă la toile fraĂźche quâelle Ă©quilibrait sur ses genoux. â Ăa vous dit quelque chose, ça, madame Colette ? Jâaccordai quelques mots, en regardant lâĂ©tude, honnĂȘte, quâelle avait inutilement Ă©paissie pour faire peintre », et jâajoutai, oubliant la prudence â Vial tâa fait de la peine ? JâespĂšre bien que non ? Elle me rĂ©pondit, avec une froideur qui me parut identique Ă celle de Vial â Vous ne voudriez pas, madame Colette, ne confondez pas lâhumiliation et le chagrin. Oui, oui, lâhumiliation⊠Ce sont des accidents qui mâarrivent assez souvent, dans ce milieu-lĂ . â Quel milieu ? HĂ©lĂšne remua les Ă©paules, serra la bouche, et je la devinai mĂ©contente dâelle-mĂȘme. Elle se tourna vers moi ; mouvement de loyautĂ© brusque que ma petite voiture traduisit par une embardĂ©e, sur le chemin poĂ©tique quâon ne rĂ©pare jamais. â Madame Colette, ne prenez pas en mal ce que je dis. Je dis ce milieu », parce quâau fond ce nâest pas le milieu oĂč jâai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e. Je dis ce milieu », parce que, tout en lâaimant beaucoup, je me trouve quelquefois Ă©trangĂšre parmi les peintres et leurs amies, mais je suis tout de mĂȘme assez intelligente pour⊠â âŠcomprendre la vie⊠Elle protesta de tout le corps. â Je vous en prie, madame Colette, ne me traitez pas â ça vous arrive â en petite bourgeoise qui affecte le genre Montparno. Je comprends en effet assez de choses, et particuliĂšrement que Vial, qui nâest pas non plus de ce milieu », est mal venu Ă plaisanter dâune certaine maniĂšre, Ă se permettre certaines libertĂ©s. Il nây met pas de grĂące, pas de gaĂźtĂ©, et ce qui serait charmant et bon enfant dans la bouche de DĂ©dĂ© ou de Kiss, par exemple, devient choquant dans la sienne ! ⊠â Mais il nâa rien dit, insinuai-je, en freinant devant la Pension de premier ordre » qui loge HĂ©lĂšne. Debout prĂšs de la voiturette, et la main tendue, ma jeune passagĂšre ne put masquer son irritation, ni lâĂ©tincelle, de nouveau mouillĂ©e, qui reflĂ©ta dans ses yeux la couleur bleue triomphante de toutes parts â Si vous le voulez bien, madame Colette, nâen parlons plus Je nâai aucune envie dâĂ©terniser cette histoire, qui nâen est pas une, mĂȘme pour le plaisir dâĂ©couter la dĂ©fense de Vial, surtout prĂ©sentĂ©e par vous !⊠prĂ©sentĂ©e par vous !⊠Elle sâenfuyait, un peu trop grande pour son trouble de petite fille. Je lui criai Au revoir ! au revoir ! », gentiment, pour que notre brusque sĂ©paration nâĂ©veillĂąt pas la curiositĂ© de Lejeune, le sculpteur, qui traversait la placette, vĂȘtu, en toute innocence, dâune culotte courte en toile vert Nil, dâun veston rose sans manches ouvert sur un chandail brodĂ© de fleurettes au point de croix, et qui nous saluait, en soulevant un chapeau de jonc Ă larges bords, ornĂ© de cerises en laine. * * * Câest Ă cause de cette sotte HĂ©lĂšne que je supportai distraitement, moins agrĂ©ablement, la prĂ©sence de Vial, lâaprĂšs-midi suivant. Il mâavait cependant apportĂ© du nougat en barres et des branches de caroubier Ă fruits verts, qui demeurent longtemps fraĂźches si on les fiche dans des jarres emplies de sable humide. Il traĂźnait son indolence quotidienne sur la terrasse, aprĂšs le bain de cinq heures, bain fouettĂ© de vent, et si froid sous un soleil redoutable, â car tout est surprise en MĂ©diterranĂ©e â que nous ne cherchions pas lâabri de la salle rose, mais la tiĂšde et vivante terre battue, sous lâombre claire de rameaux espacĂ©s. Cinq heures de lâaprĂšs-midi est un moment instable, dorĂ©, qui nuit passagĂšrement au bleu universel, air et eau, oĂč nous nous baignons. Le vent ne se levait pas encore, mais un remous se rĂ©vĂ©lait parmi les verdures les plus lĂ©gĂšres, comme le plumage des mimosas, et le signal faible lancĂ© par une seule branche de pin recevait la rĂ©ponse dâune autre branche de pin, qui hochait seule⊠â Vial, tu ne trouves pas que câest moins bleu quâhier ? â Quâest-ce qui est moins bleu ? demanda dans un murmure lâhomme de bronze au pagne blanc. Il Ă©tait Ă demi couchĂ©, le front sur ses bras pliĂ©s ; je lâaime toujours mieux, quand il cache son visage. Non quâil soit laid, mais au-dessus du corps prĂ©cis, Ă©veillĂ©, expressif, les traits du visage somnolent un peu. Je nâai pas manquĂ© dâaffirmer Ă Vial quâon pourrait le guillotiner sans que personne sâen aperçoive. â Tout est moins bleu. Ou bien, câest moi⊠Le bleu, câest mental. Le bleu ne donne pas faim, ne rend pas voluptueux. Une chambre bleue est inhabitable. â Depuis quand ? â Depuis que je lâai dit ! Ă moins que tu nâespĂšres plus rien â dans ce cas, tu peux habiter une chambre bleue⊠â Pourquoi moi ? â Toi, ça signifie nâimporte qui. â Merci. Pourquoi avez-vous du sang sur votre jambe ? â Câest le mien. Jâai butĂ© sur une fleur du rivage en forme de cul de bouteille. â Pourquoi avez-vous la cheville gauche un peu enflĂ©e, tous les jours ? Et toi, pourquoi as-tu Ă©tĂ© mufle avec la petite ClĂ©ment, Ă la fin ? Lâhomme de bronze se dressa, digne â Je nâai pas Ă©tĂ© mufle avec la⊠avec mademoiselle ClĂ©ment ! Mais si câest pour un mariage, je vous serai mille fois reconnaissant, madame, de ne plus me parler dâelle ! â Comme tu es romanesque, Vial ! Est-ce quâon ne peut pas rire un peu ? Pousse-toi, tu tiens toute la place sur ce parapet⊠que je te raconte ! Tu ne sais pas tout. Hier, en me quittant, elle mâa interdit de prendre ta dĂ©fense ! Et elle est partie, dans un grand mouvement tragique, en rĂ©pĂ©tant Surtout pas vous ! Surtout pas vous ! » Crois-tu ? Vial sauta sur ses pieds, se campa devant moi, pareil Ă un mitron des noirs royaumes. â Elle vous a dit ça ? Elle a osĂ© ? Il me montrait un visage si Ă©carquillĂ©, ouvert Ă toutes les conjectures, et si comique par sa nouveautĂ© que â jâai le rire plus prompt quâautrefois â je ne pus garder mon sĂ©rieux. La respectabilitĂ© physique que confĂšrent Ă Vial le silence frĂ©quent, le regard bas, une certaine sĂ©curitĂ© dans lâattitude, craquait de partout, et je ne le trouvais pas joli⊠Il se reprit avec une promptitude agrĂ©able et soupira nĂ©gligemment â Pauvre petite⊠â Tu la plains ? â Et vous ? â Vial, je nâaime pas beaucoup ta maniĂšre de rĂ©pondre toujours Ă une question par une question. Ce nâest pas courtois. Moi, tu comprends, je ne connais pas, pour ainsi dire, cette jeune fille⊠â Moi non plus. â Ah !⊠je croyais⊠Mais elle nâest pas difficile Ă connaĂźtre. Elle a lâair de bannir le mystĂšre comme si câĂ©tait un microbe⊠Eh Houhou !⊠Ce nâest pas GĂ©raldy, qui revient des Salins ? â Si, je pense. â Pourquoi ne sâest-il pas arrĂȘtĂ© ? â Il ne vous a pas entendue, le bruit de ses changements de vitesse couvre tous les autres. â Mais si, il a regardĂ© ! Câest toi qui lui as fait peur ! Je te disais que la petite HĂ©lĂšne ClĂ©ment⊠â Vous permettez ? Je vais chercher mon chandail. Les gens du Nord appellent la Provence un pays chaud⊠Vial sâĂ©loigna, et je perçus mieux le chaud, le frais, lâobliquitĂ© accrue de la lumiĂšre, le bleu universel, quelques ailes sur la mer, le figuier proche qui rĂ©pand son odeur de lait et de foin en fleurs. Un trĂšs petit incendie pomponnĂ© fumait sur une montagne. Le ciel, en touchant le rude azur dâune MĂ©diterranĂ©e qui frisait comme un pelage, devint rose, et la chatte se mit, sans motif apparent, Ă me sourire. Câest quâelle aime la solitude, je veux dire ma prĂ©sence, et son sourire Ă©claira en moi la conviction que je traitais, pour la premiĂšre fois, Vial en tiers dâimportance. Le vide, le bien-ĂȘtre aĂ©rĂ© que me laissait lâabsence de Vial, sa prĂ©sence suffisait donc Ă interdire lâun, Ă combler lâautre ? Dans le mĂȘme moment, je compris que, si lâauto de GĂ©raldy nâavait pas suspendu, devant ma porte, sa plainte de mĂ©canismes torturĂ©s, câest parce que Vial, visible de la route, se tenait Ă mes cĂŽtĂ©s⊠que, si mes amis et mes camarades sâabstenaient docilement, unanimement, de frĂ©quenter vers cinq heures ma plage en forme de croissant oĂč le sable est, sous lâeau pesante et bleue, si ferme et si blanc, câest quâils tenaient pour sĂ»r dây rencontrer, en mĂȘme temps que moi, muet Ă demi, vaguement ennuyĂ©, retranchĂ© loin dâeux et nageant entre deux eaux, ValĂšre Vial. Ce nâest que cela⊠Câest un petit malentendu. Jâai bien rĂ©flĂ©chi, pas longtemps, mais il nây a pas dâutilitĂ© Ă rĂ©flĂ©chir longtemps, et rien, dans ce qui mâoccupe, nâen vaut la peine. Je ne puis croire Ă un calcul quelconque chez ce garçon. Il est vrai quâĂ ĂȘtre souvent dupĂ©e je nâai pas appris la dĂ©fiance⊠Je craindrais plutĂŽt, pour lui, une forme dâattachement amoureux. JâĂ©cris cela sans rire, et en levant la tĂȘte je me regarde, sans rire, dans le miroir penchĂ©, puis je me remets Ă Ă©crire. Aucune autre crainte, mĂȘme celle du ridicule, ne mâarrĂȘte dâĂ©crire ces lignes, qui seront, jâen cours le risque, publiĂ©es. Pourquoi suspendre la course de ma main sur ce papier qui recueille, depuis tant dâannĂ©es, ce que je sais de moi, ce que jâessaie dâen cacher, ce que jâen invente et ce que jâen devine ? La catastrophe amoureuse, ses suites, ses phases, nâont jamais, en aucun temps, fait partie de la rĂ©elle intimitĂ© dâune femme. Comment les hommes â les hommes Ă©crivains, ou soi-disant tels â sâĂ©tonnent-ils encore quâune femme livre si aisĂ©ment au public des confidences dâamour, des mensonges, des demi-mensonges amoureux ? En les divulguant, elle sauve de la publicitĂ© des secrets confus et considĂ©rables, quâelle-mĂȘme ne connaĂźt pas trĂšs bien. Le gros projecteur, lâĆil sans vergogne quâelle manĆuvre avec complaisance, fouille toujours le mĂȘme secteur fĂ©minin, ravagĂ© de fĂ©licitĂ© et de discorde, autour duquel lâombre sâĂ©paissit. Ce nâest pas dans la zone illuminĂ©e que se trame le pire⊠Homme, mon ami, tu plaisantes volontiers les Ćuvres, fatalement autobiographiques, de la femme. Sur qui comptais-tu donc pour te la peindre, te rebattre dâelle les oreilles, la desservir auprĂšs de toi, te lasser dâelle Ă la fin ? Sur toi-mĂȘme ? Tu es mon ami de trop fraĂźche date pour que je te donne grossiĂšrement mon opinion lĂ -dessus. Nous disions donc que Vial⊠Que la nuit est belle, encore une fois Quâil fait bon, du sein dâune telle nuit, considĂ©rer gravement ce qui nâa plus de gravitĂ© ! Gravement, car ce nâest pas sujet Ă risĂ©e. Ce nâest pas la premiĂšre fois quâune sourde ardeur Ă©trangĂšre tente de rĂ©trĂ©cir dâabord, puis de rompre le cercle oĂč je vis si confiante. Ces conquĂȘtes involontaires ne sont pas le fait dâun Ăąge de la vie. Il faut leur chercher â ici cesse mon irresponsabilitĂ© â une origine littĂ©raire. JâĂ©cris ceci humblement, avec scrupule. Quand des lecteurs se prennent Ă Ă©crire Ă un auteur, surtout Ă un auteur femme, ils nâen perdent pas de sitĂŽt lâaccoutumance. Vial, qui ne me connaĂźt que depuis deux ou trois Ă©tĂ©s, doit me chercher encore Ă travers deux ou trois de mes romans, â si je les ose nommer romans. Il y a encore des jeunes filles, trop jeunes pour prendre garde aux dates des Ă©ditions qui mâĂ©crivent quâelles ont lu les Claudine en cachette, quâelles attendent ma rĂ©ponse Ă la poste restanteâŠ, a moins quâelles ne me donnent rendez-vous dans un thĂ© ». Elles me voient peut-ĂȘtre en sarrau dâĂ©coliĂšre, â qui sait ? en chaussettes ? â Vous ne mesurerez que plus tard, » me disait MendĂšs peu avant sa mort, la force du type littĂ©raire que vous avez créé ». Que nâen ai-je, hors de toute suggestion masculine, créé un qui fĂ»t, par sa simplicitĂ©, et mĂȘme par sa ressemblance, plus digne de durer ! Mais revenons Ă Vial et Ă HĂ©lĂšne ClĂ©ment⊠Une vieille lune usĂ©e se promĂšne dans le bas du ciel, poursuivie par un petit nuage surprenant de nettetĂ©, de consistance mĂ©tallique, agrippĂ© au disque entamĂ© comme un poisson Ă une tranche de fruit flottante ⊠Ce nâest pas lĂ encore une promesse de pluie. Nous voudrions de la pluie pour les jardins et les vergers. Le bleu nocturne, insondable et comme poudrĂ©, fait plus rose, quand je reporte sur eux le regard, le rose de mes murs peu couverts. Une fraĂźcheur orientale sâattache aux parois nues, et les meubles clairsemĂ©s respirent Ă lâaise. Il nây a quâen ce pays soleilleux quâune table lourde, un siĂšge de paille, une jarre coiffĂ©e de fleurs, et un plat au marli noyĂ© dâĂ©mail composent un mobilier. Segonzac ne dĂ©core sa salle », vaste comme une grange, que de trophĂ©es rustiques, faux et rĂąteaux croisĂ©s, fourches Ă deux dents en bois poli, couronnes dâĂ©pis, et fouets Ă manches rouges, dont les mĂšches tressĂ©es parafent gracieusement le mur. De mĂȘme, dans le DĂ© » de Vial⊠Oui, revenons Ă Vial. Je vagabonde cette nuit autour de Vial, Ă la maniĂšre du cheval que lâobstacle importune, et qui fait le gentil, avec mille folĂątreries de cheval, devant la barriĂšre. Je nâai pas peur dâĂȘtre Ă©mue, mais jâai peur de mâennuyer. Jâai peur de lâappĂ©tit de drame et de sĂ©rieux qui habite les jeunes gens, â surtout HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Que Vial Ă©tait aimable, hier ! il lâest dĂ©jĂ moins. Je rapproche, de son aspect dâhier, son aspect dâaujourdâhui. MalgrĂ© moi, je donne un sens Ă sa fidĂ©litĂ© de bon voisin, Ă ses longs silences, Ă son attitude favorite, la tĂȘte couchĂ©e sur ses bras pliĂ©s. JâinterprĂšte, je fais tinter le son de ses crises interrogatives Est-ce que câest vrai que⊠Qui a pu vous donner lâidĂ©e de tel personnage ? Est-ce que vous nâavez pas connu Un Tel, vers lâĂ©poque oĂč vous Ă©criviez tel livre ?⊠Oh ! vous savez, si je suis indiscret, envoyez-moi promener⊠» Et puis, ce soir, pour comble Elle a osé⊠elle a osĂ© ? ⊠», rĂ©pĂ©tait-il. Et une mimique de jeune premier⊠VoilĂ le fruit, â Ă une saison de la vie oĂč je nâaccepte que la fleur de tout plaisir et le meilleur de ce quâil y a de mieux, puisque je ne demande plus rien â le fruit dessaisonnĂ© que mĂ»rissent ma prompte familiaritĂ© â HĂ© jeune homme, paye-moi une douzaine de portugaises, lĂ , sans sâasseoir, comme Ă Marseille⊠Vial, demain, on se lĂšve Ă six heures, et on va aux Halles acheter des roses, service commandĂ© ! » â et une renommĂ©e qui rend des sons fort divers⊠Et si jâallais dĂ©sormais ĂȘtre moins douce, Ă moi-mĂȘme et Ă autrui, jusquâĂ la fin de la belle saison provençale constellĂ©e de gĂ©raniums brasillants, de robes blanches, de pastĂšques entrâouvertes montrant leur cĆur ignĂ© comme des planĂštes Ă©clatĂ©es ? Rien ne menaçait pourtant mon heureux Ă©tĂ© de sel bleu et de cristal, mon Ă©tĂ© Ă fenĂȘtres ouvertes, Ă portes battantes, mon Ă©tĂ© Ă colliers de jeunes aulx dâun blanc de jasmin⊠Lâattachement amoureux de Vial, â le dĂ©pit, non moins amoureux, de la petite ClĂ©ment je prends place entre ces deux fluides, malgrĂ© moi. Je les interroge et je les commente en signes dâencre, en Ă©criture rapide. Quitte Ă encourir le ridicule⊠Câest vrai, il y a le ridicule. Ce nâest guĂšre la peine que je mâen souvienne, puisque dans un moment je lâaurai oubliĂ©. Ce nâest pas de toi, ma trĂšs chĂšre â oĂč veilles-tu, Ă cette heure de ta veille quotidienne ? â que jâaurais appris lâhĂ©sitation au moment dâaider, de la main et de lâĂ©paule, un limonier Ă©puisĂ©, â de ramasser, dans un pli de robe, un chien boueux, â de flĂ©chir, dâabriter lâenfant frissonnant, hostile, que nous nâavions pas fait nous-mĂȘmes, ou de charger sur des bras impartiaux le poids dâun balbutiant amour qui penchait vers de plus mortels abĂźmes⊠Si je glisse, dans notre passif commun, tel dĂ©sordre que tu ne reconnaĂźtras pas, pardonne-moi. Ă mon Ăąge, il nây a plus quâune vertu ne faire de mal Ă personne. » Câest de toi, ce mot-lĂ . Je nâai pas, ma trĂšs chĂšre, ton pied lĂ©ger pour passer dans certains chemins. Je me souviens que, par des jours de pluie, tu nâavais presque pas de boue sur tes souliers. Et je vois encore ce pied lĂ©ger faire un dĂ©tour, pour Ă©pargner une petite couleuvre, dĂ©roulĂ©e dâaise sur un sentier chaud. Je nâai pas ta sĂ©curitĂ© aveugle Ă palper avec ravissement le bien » et le mal », ni ton art Ă rebaptiser selon ton code de vieilles vertus empoisonnĂ©es, et de pauvres pĂ©chĂ©s qui attendent, depuis des siĂšcles, leur part de paradis. Tu fuyais, de la vertu, lâaustĂ©ritĂ© pestilentielle. Que jâaime ta lettre Le goĂ»ter Ă©tait donnĂ© en lâhonneur de femmes fort laides. FĂȘtait-on leur laideur ? Elles apportent leur ouvrage et elles travaillent, travaillent, avec une application qui me fait horreur. Pourquoi me semble-t-il toujours quâelles font quelque chose de mal ? » Tu flairais, dĂ©goĂ»tĂ©e, une bienfaisance capable de plus dâun crime⊠* * * Voici lâaurore. Elle nâest aujourdâhui que petites nues en pluie de fleurs, une aurore pour des cĆurs dĂ©livrĂ©s. En me haussant sur mes poignets jâaperçois, Ă©mergĂ©s dĂ©jĂ de lâombre que traque la lumiĂšre, une mer noire dâhirondelle, et le DĂ© » encore sans couleur propre, le DĂ© » oĂč repose un garçon solitaire, qui mĂ»rit un secret de trop. Solitaire⊠Câest un mot Ă belle figure, son S en tĂȘte dressĂ© comme un serpent protecteur. Je ne puis lâisoler tout Ă fait de lâĂ©clat farouche quâil reçoit du diamant. LâĂ©clat farouche de Vial⊠Pauvre type⊠Pourquoi donc ne mâavisĂ©-je pas de mâĂ©crier Pauvre HĂ©lĂšne ClĂ©ment⊠? » Jâaime bien me prendre sur le fait. Au Maroc, jâai passĂ© chez des propriĂ©taires de grandes cultures, exilĂ©s volontaires de France, tout entiers vouĂ©s Ă leurs vastes domaines marocains. Ils avaient conservĂ© une curieuse maniĂšre, en lisant les journaux, de sâĂ©lancer sur Paris », avec un appĂ©tit, des sourires de fĂȘte⊠Homme, ma patrie, tu demeures donc lâaĂźnĂ© de mes soucis ? Je nây vois pas dâinconvĂ©nient. Mais, soucis, petites amours dâĂ©tĂ©, mourez ici en mĂȘme temps que lâombre qui cernait ma lampe un chant outrecuidant de merle, rompant son fil de grosses perles rondes, roule jusquâĂ moi. Le parfum des pins, nocturne encore, va se dissoudre au soleil imminent. La belle heure pour aller, dans la mer mal Ă©veillĂ©e oĂč chaque foulĂ©e de mes jambes nues crĂšve, sur lâeau dâun bleu lourd, une pellicule dâĂ©mail rose, quĂ©rir la litiĂšre dâalgues dont je veux protĂ©ger le pied des jeunes mandariniers ! ⊠VI Minet-ChĂ©ri, Il est Ă peine cinq heures du matin. Je tâĂ©cris Ă la lueur de ma lampe et Ă celle dâun incendie bien prĂšs de chez moi, en face câest la grange de Mme Moreau qui brĂ»le. A-t-on mis le feu exprĂšs ? Elle est pleine de fourrage. Les pompiers sont lĂ , dans mon petit jardin ; ils piĂ©tinent mes plates-bandes prĂ©parĂ©es pour les fleurs et les fraisiers. Il pleut du feu sur mon poulailler ; quelle chance que je nâaie plus voulu Ă©lever des poules ! Cela me faisait horreur de manger ou de faire manger des poules confiantes, que jâavais nourries. Que ce feu est beau ! Auras-tu hĂ©ritĂ© mon amour des cataclysmes ? HĂ©las, voilĂ que crient et courent de toutes parts les pauvres rats qui sâĂ©chappent de la grange en flammes. Je pense quâils se rĂ©fugieront dans ma remise Ă bois. Ne tâinquiĂšte pas pour le reste, le vent par chance est dâEst. Tu te rends compte que, sâil Ă©tait dâOuest, je serais dĂ©jĂ rĂŽtie. Comme je ne peux servir Ă rien en personne, et quâil ne sâagit que de paille, je puis donc mâabandonner Ă mon amour pour les tempĂȘtes, le bruit du veut, les flammes en plein air⊠Je vais, aprĂšs tâavoir rassurĂ©e en tâĂ©crivant, prendre mon cafĂ© matinal, en contemplant le beau feu. » â Je nâose naturellement pas vous offrir une si petite choseâŠ, rĂ©pĂ©tait HĂ©lĂšne ClĂ©ment pour la seconde fois. La petite chose quâelle mâa apportĂ©e hier, câest une Ă©tude de mer, vue entre des figuiers de Barbarie, bleus de zinc sur le bleu chimique de la mer, une Ă©tude bien ramassĂ©e, toujours un peu trop solide. â Mais tu es pourtant venue pour me lâoffrir, HĂ©lĂšne ! â Oui⊠Câest parce quâelle est bleue et que vous aimez Ă vous entourer de bleus diffĂ©rents⊠Mais, nâest-ce pas, on ne doit pas oser vous offrir de si petites choses⊠Avait-elle donc vu chez moi de grandes choses » ? Dâun geste circulaire, je pouvais me disculper⊠Je la remerciai, et elle disposa avec gentillesse sa toile au bord dâune Ă©tagĂšre, sous un petit rayon rigide, couleur de foudre, qui perçait lâombre entre deux persiennes. La toile brilla de tous ses bleus, laissa voir tous les artifices du peintre, comme un visage grimĂ© livre ses secrets sons le feu dâun projecteur, et HĂ©lĂšne soupira. â Vous voyez, dit-elle, ce nâest pas bon. â Quâest-ce que tu reproches Ă cette Ă©tude ? â Quâelle est de moi, voilĂ tout. Dâun autre, elle serait meilleure. Câest difficile de peindre. Câest difficile dâĂ©crire. â Vraiment ? Elle me posa cette question banale sur un ton de voix anxieux, plein dâincrĂ©dulitĂ© et de surprise. â Je tâassure. Les yeux de cette jeune fille, dans la pĂ©nombre que jâorganise et soigne, chaque aprĂšs-midi, avec autant de soin que je ferais dâun bouquet, devenaient dâun vert sombre, et jâadmirais, sous des cheveux qui cessaient dâĂȘtre blonds, un cou de parfaite et vivante argile rouge, un fĂ»t dru, mouvant, long comme on voit aux ĂȘtres dâintelligence mĂ©diocre, mais en mĂȘme temps Ă©pais, proclamant la force, lâenvie de parvenir, la confiance en soi⊠â Vous travailliez, madame ? â Non, jamais Ă cette heure-ci, du moins en Ă©tĂ©. â Alors, je vous dĂ©range moins que si jâĂ©tais venue Ă une autre heure ? â Si tu me dĂ©rangeais, je te renverrais. â Oui⊠Voulez-vous que je vous prĂ©pare une citronnade ? â Non, merci, â Ă moins que tu nâaies soif ? Excuse-moi, je te reçois bien mal. âOh !⊠Elle fit un geste quelconque de la main, saisit un livre quâelle ouvrit. La page blanche sâalluma sous le rayon qui fendait lâombre, et jeta son reflet au plafond comme un miroir. La puissante lumiĂšre de lâĂ©tĂ© sâempare, pour de tels jeux, du moindre objet, lâexhume, le glorifie ou le dissout. Le soleil de midi noircit les gĂ©raniums rouges et prĂ©cipite verticalement sur nous une cendre triste. Il arrive quâĂ midi les courtes ombres, que rĂ©sorbent les murs et le pied des arbres, soient le seul azur pur du paysage⊠Jâattendais, patiente, quâHĂ©lĂšne ClĂ©ment partĂźt. Elle leva seulement un bras pour lisser ses cheveux du plat de la main. Sans la voir, son geste me lâeĂ»t rĂ©vĂ©lĂ©e blonde, sainement, un peu Ăącrement blonde⊠Blonde, et Ă©mue, Ă©nervĂ©e, â je nâen pouvais douter. Elle baissa vite, avec embarras, son bras nu, belle anse rougeĂątre, encore un peu plate entre lâĂ©paule et le coude. â Tu as de bien jolis bras, HĂ©lĂšne. Elle sourit pour la premiĂšre fois depuis son entrĂ©e, et me fit la grĂące de montrer de la confusion. Car, si femmes et jeunes filles reçoivent des hommes, sans broncher, des compliments sur les attraits prĂ©cis de leur corps, une louange fĂ©minine les flatte mieux, les pare dâune gĂȘne ensemble et dâun plaisir parfois assez profonds. HĂ©lĂšne sourit, puis leva lâĂ©paule. â Ăa mâavance Ă quoi, avec ma chance ?⊠â Ăa pourrait donc tâavancer, sans ta chance ? Jâemployais lĂ , sournoisement, le procĂ©dĂ© de rĂ©ponse interrogative que je blĂąmais chez Vial⊠Elle me regarda avec franchise, favorisĂ©e par la pĂ©nombre qui la changeait en jeune femme chĂątaine aux yeux vert foncĂ©. â Madame Colette, â commença-t-elle sans beaucoup dâeffort, â vous avez bien voulu me traiter, lâautre Ă©tĂ© et celui-ci, en⊠vraiment en⊠â Petite copine ? suggĂ©rai-je. â Il y a deux jours, madame, jâaurais dit copine, en effet. Jâaurais probablement ajoutĂ© que jâen avais marre et marre de tous les potes, ou quelque chose dâaussi personnel. Aujourdâhui, il ne me vient pas dâargot. Il ne me vient presque jamais dâargot avec vous, madame Colette. â Je peux mâen passer, HĂ©lĂšne. Cette enfant Ă©chauffait ma piĂšce fraĂźche et son Ă©motion Ă©paississait lâair. Je ne lui en voulus dâabord que de cela, et de raccourcir ma journĂ©e. Et puis, je connaissais le secret dâHĂ©lĂšne, et je craignais de mâennuyer. DĂ©jĂ , je mâĂ©chappais, en esprit, vers la brĂ»lante terre battue de la terrasse, et jâĂ©coutais, ressuscitĂ©s par mon attention, les criquets qui sciaient en menus Ă©clats la canicule⊠En sursaut, jâouvris mes sens Ă tout ce qui resplendissait de lâautre cĂŽtĂ© des persiennes, et je ne tardai pas davantage Ă exprimer mon impatience par un â Alors, HĂ©lĂšne ? ⊠quâune femme faite eĂ»t pris pour un congĂ© Ă peine poli. Mais HĂ©lĂšne est une jeune fille tout entiĂšre et me le fit bien voir. Elle se jeta sur cet alors ?⊠» avec une gĂ©nĂ©rositĂ© de bĂȘte Ă laquelle on nâa jamais tendu encore de piĂšge, et parla â Alors, madame, je veux vous montrer que je suis digne de la confiance⊠enfin, de lâaccueil que vous mâavez fait. Je ne veux pas que vous me croyiez ni menteuse, ni⊠Enfin, madame Colette, câest vrai que je vis dâune maniĂšre trĂšs indĂ©pendante, et que je travaille⊠Mais, tout de mĂȘme, vous savez assez la vie pour comprendre quâil y a des heures pas drĂŽlesâŠ, que je suis une femme comme les autresâŠ, quâon nâĂ©chappe pas Ă certaines sympathies⊠à certains espoirs, et justement cet espoir-lĂ mâa trompĂ©e, mâa assez cruellement trompĂ©e, car jâavais des raisons de croire⊠Dans ce pays mĂȘme, lâan dernier, madame, il mâavait parlĂ© en termes qui nâĂ©taient pas ambigus⊠Moins par malice que pour lui permettre de respirer, je demandai â Qui ? Elle le nomma, dâune maniĂšre musicale â Vial, madame. Le reproche, lisible dans ses yeux, ne blĂąmait pas ma curiositĂ©, mais bien la finasserie quâelle jugeait indigne de nous. Aussi protestai-je â Je sais bien que câest Vial, mon enfant. Et⊠quâallons-nous faire Ă cela ? Elle se tut, entrâouvrit la bouche, mordilla ses lĂšvres sĂ©chĂ©es. Pendant que nous parlions, la rigide hampe de soleil pailletĂ©e de poussiĂšre Ă©tait venue jusquâĂ lui brĂ»ler lâĂ©paule, et comme sous une mouche HĂ©lĂšne remuait le bras, repoussait de la main le sceau de lumiĂšre. Ce qui lui restait Ă dire ne dĂ©passait pas ses lĂšvres. Il lui restait Ă me dire Madame, je crois que vous ĂȘtes la⊠lâamie de Vial, et câest pour cela que Vial ne peut pas mâaimer. » Je le lui aurais bien soufflĂ©, mais les secondes passaient, et ni lâune ni lâautre nous ne dĂ©cidions de parler. HĂ©lĂšne recula un peu son fauteuil, et la laine de lumiĂšre caressa son visage. Je fus sĂ»re que dans un instant toute la jeune planĂšte â joues et front dĂ©couverts, arrondis, sĂ©lĂ©niens allait se crevasser, livrĂ©e aux sĂ©ismes des sanglots. Un duvet blanc, Ă peine visible dâordinaire, sâemperlait, autour de la bouche, dâune rosĂ©e dâĂ©motion. HĂ©lĂšne sâessuyait les tempes, du bout de son Ă©charpe bariolĂ©e. Une rage de sincĂ©ritĂ©, une odeur de blonde exaspĂ©rĂ©e sâĂ©chappaient dâelle, encore quâelle se tĂ»t de toutes ses forces. Elle me suppliait de comprendre, de ne point lâobliger Ă parler ; mais je cessai soudain de mâoccuper dâelle en tant quâHĂ©lĂšne ClĂ©ment. Je lui rendis sa place dans lâunivers, parmi les spectacles dâautrefois dont jâavais Ă©tĂ© le spectateur anonyme ou lâorgueilleux responsable. Cette honnĂȘte forcenĂ©e ignorera toujours quâelle fut digne dâaffronter dans ma mĂ©moire les larmes de dĂ©lices dâun adolescent, â le premier choc du feu sombre, Ă lâaurore, sur une cime de fer bleu et de neige violette, â le desserrement floral dâune main plissĂ©e de nouveau-nĂ©, â lâĂ©cho dâune note unique et longue, envolĂ©e dâun gosier dâoiseau, basse dâabord, puis si haute que je la confondais, dans le moment oĂč elle se rompit, avec le glissement dâune Ă©toile filante, â et ces flammes, ma trĂšs chĂšre, ces pivoines Ă©chevelĂ©es de flammes que lâincendie secouait sur ton jardin⊠Tu tâattablais, contente, cuiller en main, puisquâil ne sâagissait que de paille »⊠Je revins volontiers Ă HĂ©lĂšne, dâailleurs. Elle balbutiait, empĂȘtrĂ©e de son incommode amour et de sa respectueuse suspicion. Te voilĂ faillis-je lui dire. Une passante nâexiste pas si aisĂ©ment. Elle parlait de la honte quâelle avait, de son devoir de sâen aller dâun autre cĂŽtĂ© », elle se reprochait de mâavoir rendu visite aujourdâhui, promettait de ne jamais revenir, puisque⊠» Elle tournait misĂ©rablement autour dâune conclusion dĂ©fendue par quatre ou cinq mots barbelĂ©s, affreux, inexpugnables, puisque vous ĂȘtes la⊠lâamie de Vial. » Car elle nâaurait pas osĂ© dire la maĂźtresse ». Elle dĂ©passa vite le moment qui lâavait illuminĂ©e toute, et je regardais diminuer, sâĂ©teindre, noircir mes souvenirs⊠â Si au moins vous me disiez un mot, madame, rien quâun mot, ne fĂ»t-ce que pour me jeter dehors⊠Je nâai rien contre vous, madame, je vous jure⊠â Mais moi non plus, HĂ©lĂšne, je nâai rien contre toi⊠Et allez donc, les larmes. Ah ! ces grands chevaux de filles qui courent les chemins seules, sans faillir, mĂšnent leur voiture, fument du gros tabac et engueulent pĂšre et mĂšre⊠â Voyons, HĂ©lĂšne, voyons⊠Je ressens encore, en Ă©crivant, une grande rĂ©pulsion pour cette heure dâaujourdâhui, â minuit nâa pas sonnĂ© encore. â Je nâose nommer quâĂ prĂ©sent la cause de ma gĂȘne, de ma rougeur, de ma maladresse Ă articuler quelques mots si simples elle se nomme timiditĂ©. En sâĂ©loignant de lâamour et de lâexercice de lâamour, on la rencontre donc de nouveau ? CâĂ©tait donc si difficile Ă dire, ce que jâai enfin dit Ă cette quĂȘteuse en larmes Mais non, mon enfant, câest une grosse sottise que vous imaginez là ⊠Personne ici ne prend plus rien Ă personne⊠Je vous pardonne bien volontiers, et si je peux vous aider⊠» La brave fille nâen demandait pas tant. Elle me disait » Merci, merci », cĂ©lĂ©brait ma bontĂ© », dâune bouche bĂ©gayante et ses baisers me mouillaient les mains⊠Ne me dites pas vous » madame, ne me dites pas vous »⊠Quand je lui ouvris la porte, le soleil abaissĂ© lâembrassa toute sur mon seuil, elle, sa robe blanche froissĂ©e, ses yeux gonflĂ©s, un peu riante, moite, repoudrĂ©e, peut-ĂȘtre touchante⊠Mais je subissais ma mauvaise timiditĂ©, face Ă face avec cette jeune HĂ©lĂšne en dĂ©sarroi. Le dĂ©sarroi nâest pas de la timiditĂ©. Câest au contraire une sorte de sans-gĂȘne, de plaisir Ă se vautrer⊠Ma journĂ©e nâa pas Ă©tĂ© une douce journĂ©e. Jâai encore des jours et des jours devant moi, je suppose ; mais je nâaime plus les gĂącher. TimiditĂ© dessaisonnĂ©e, un peu flĂ©trie, et amĂšre comme tout ce qui demeure suspendu, Ă©quivoque, inutile⊠Ni parure, ni pitance⊠Un faible sirocco, silencieux, va dâun bout de la chambre Ă lâautre. Il ne ventile pas plus la piĂšce que ne ferait un hibou prisonnier. Quand jâaurai quittĂ© ces pages, couleur de jour clair dans la nuit, jâirai dormir sur le matelas de raphia, dehors. Le ciel entier tourne, sur la tĂȘte de ceux qui reposent Ă la belle Ă©toile, et, si je mâĂ©veille une ou deux fois avant le grand jour, la course des larges Ă©toiles, que je ne retrouve plus Ă la mĂȘme place, me donne un peu de vertige⊠Certaines fins de nuits sont si froides que la rosĂ©e, Ă trois heures, se fraye un chemin de larmes sur les feuilles, et que le long pelage de la couverture dâAngora sâargente comme un pré⊠Ti-mi-di-tĂ©, jâai eu de la timiditĂ©. Il ne fallait pourtant que parler de lâamour, et me laver du soupçon⊠Câest que la crainte â mĂȘme la mienne â du ridicule Ă des limites. Me voyez-vous, criant, le rouge de lâinnocence au front, que Vial⊠Au fait, quâest-ce quâil devient lĂ -dedans ? Toute la lumiĂšre de la petite histoire, lâhĂ©roĂŻne la rĂ©clame. Elle bondit au premier plan, y installe ses franches couleurs, son mauvais goĂ»t dâhonorabilitĂ© inattaquable⊠Et lâhomme, lui ? Il se tait, il se terre. Quel avantage !⊠VII Il ne sâest pas tu longtemps, lâhomme. Je ne saurais admirer combien, voyageant subtilement sur trois cents mĂštres de cĂŽte, suivant comme un oiseau altĂ©rĂ© les courbes du rivage, la pensĂ©e dâHĂ©lĂšne avait Ă©tĂ© prompte Ă forcer la maison, le repos de Vial. Je nâoublie pas de noter que ce matin, au lieu dâouvrir la grille et de sâavancer parmi la bienvenue des chiens, Vial, accotĂ© Ă la grille, criait de loin â Câest nous deux Luc-Albert Moreau ! Et, du bras, il me dĂ©signait, â singuliĂšrement vĂȘtu de noir et les mains croisĂ©es, lâĆil humide comme celui des biches, armĂ© de patience et de douceur autant quâun saint campagnard, â Luc-Albert Moreau. â Tu as donc besoin de rĂ©fĂ©rences ? criai-je Ă Vial. Entrez, vous-deux-Luc-Albert ! Mais Luc-Albert voulut partir aussitĂŽt, car il allait Ă la rencontre de toiles vierges et de sa femme, lâune apportant les autres. â Vous mâexcusez⊠Plus une toile Ă la maison⊠Plus une toile dans la ville⊠Des hectares, des hectares de toiles dĂ©vastĂ©s, mis en couleur par les AmĂ©ricains et les TchĂ©co-Slovaques⊠Je peins sur des fonds de carton Ă chapeau⊠Ils disent que câest la faute de la gare⊠Oh ! cette gare ! Vous savez comment est cette gare⊠En mĂȘme temps il semblait, dâune main en conque, absoudre et bĂ©nir tout ce que sa parole condamnait. La jeunesse de la journĂ©e persistait sous le soleil de dix heures, grĂące Ă une brise active qui venait du golfe. Une gaĂźtĂ© dans la lumiĂšre, le clapotement des mĂ»riers, lâenvers frais de la trĂšs grande chaleur, rappelaient le mois de juin. Les bĂȘtes rajeunies erraient comme au printemps, une grande main nocturne semblait avoir effacĂ© deux mois sur la terre⊠AbusĂ©e, allĂ©gĂ©e, je menais Ă bien, sans peine, le paillage des mandariniers. Dans la fosse circulaire creusĂ©e autour de leur tronc sur deux mĂštres de diamĂštre, jâentassais lâalgue dessalĂ©e, puis je la recouvrais de terre que je damais des deux pieds ainsi quâune vendange, et le vent printanier, Ă mesure, sĂ©chait ma sueur⊠Soulever, pĂ©nĂ©trer, dĂ©chirer la terre est un labeur, â un plaisir â qui ne va pas sans une exaltation que nulle stĂ©rile gymnastique ne peut connaĂźtre. Le dessous de la terre, entrevu, rend attentifs et avides tous ceux qui vivent sur elle. Les pinsons me suivaient, fondant sur les vers avec un cri ; les chats humaient ce peu dâhumiditĂ© qui brunit les mottes friables ; la chienne grisĂ©e forait, Ă toutes pattes, son terrier personnel⊠à ouvrir la terre, ne fĂ»t-ce que lâespace dâun carrĂ© de choux, on se sent toujours le premier, le maĂźtre, lâĂ©poux sans rivaux. La terre quâon ouvre nâa plus de passĂ©, elle ne se fie quâau futur. Le dos brĂ»lĂ©, le nez cirĂ©, le cĆur sonnant sourdement comme un pas derriĂšre un mur, jâĂ©tais si appliquĂ©e que jâoubliais un moment Vial. Le jardinage lie les yeux et lâesprit Ă la terre, et je me sens de lâamour pour lâaspect heureux, lâexpression dâun arbrisseau secouru, nourri, Ă©tayĂ©, embourgeoisĂ© dans son paillis couvert de terre neuve⊠â Tout de mĂȘme, Vial, si câĂ©tait le vrai printemps, comme la terre serait plus odorante ! â Si câĂ©tait le vrai printemps⊠rĂ©pĂ©ta Vial. Mais alors, nous serions loin dâici, et privĂ©s de lâodeur de cette terre. â Patience, Vial, bientĂŽt je viendrai ici au printemps⊠et Ă lâautomne⊠et aussi pendant les mois qui servent Ă bourrer les intervalles entre deux saisons⊠FĂ©vrier, tiens, ou bien la deuxiĂšme quinzaine de novembre⊠La deuxiĂšme quinzaine de novembre, et les vignes nues⊠Ce tout petit mandarinier en boule, crois-tu quâil a un bon style, dĂ©jĂ ? Rond comme une pomme ! Je tĂącherai de lui garder cette forme-là ⊠Dans dix ans⊠Il faut croire que quelque chose dâinvisible, dâindicible, mâattend au bout de ce terme, puisque je bronchai sur les dix ans et ne poursuivis pas. â Dans dix ans ?⊠rĂ©pĂ©ta Vial en Ă©cho. Je relevai la tĂȘte pour rĂ©pondre, et je trouvai que ce garçon bien tournĂ©, logĂ© Ă lâĂ©troit dans sa belle peau brune, faisait, en dĂ©pit dâun vĂȘtement blanc, une tache bien sombre dans mon enclos, sur le mur rose, sur les bĂątons de Saint-Jacques, sur les gĂ©raniums et les dahlias⊠â Dans dix ans, Vial, on cueillera de belles mandarines sur ce petit arbre. â Vous les cueillerez, dit Vial. â Moi ou quelquâun dâautre, ça nâa pas dâimportance. â Si, dit Vial. Il baissa le nez, quâil porte un peu grand, et me laissa soulever lâarrosoir plein sans mâaider. â Ne te fatigue pas, Vial ! â Pardon⊠Il Ă©tendit un bras de bronze, une main aux doigts dĂ©licats que le soleil a teints. Il y avait un contraste sensible entre la vigueur du bras et la main aux longs doigts, et je haussai les Ă©paules, en dĂ©daignant le secours de cette main. â Peuh⊠â Oui, je sais bien⊠Vial supplĂ©e aux mots qui manquent dans une phrase, et traduit une exclamation dans son sens juste. â Je nâai pas⊠pensĂ© ça pour te froisser. Câest assez joli, une main dâhomme fine. â Câest assez joli, mais ça ne vous plaĂźt pas. â Pas pour un terrassier, naturellement⊠Oh ! je vais claquer de congestion, vivement un bain ! La peau de mon dos se fend, le haut des bras me pĂšle, et quant Ă mon nez⊠Songe ! depuis ce matin, sept heures et demie ! Je suis affreuse, nâest-ce pas ? Vial me regarda au visage, aux mains ; le soleil le contraignait Ă cligner des yeux, en rebroussant la lĂšvre supĂ©rieure sur les dents. Sa grimace se changea en une petite convulsion dĂ©solĂ©e, et il rĂ©pondit â Oui. CâĂ©tait, je lâavoue, la seule rĂ©ponse que je nâattendisse pas. Et lâaccent de Vial ne me permettait pas la plaisanterie. Je voulus pourtant rire, en mâessuyant le cou et le front â Eh bien, mon vieux, tu nây vas pas par quatre chemins, toi, an moins⊠Et je trouvai un petit rire maladroit de femme pour insister â Alors, tu me trouves affreuse, et tu me le dis ? Vial me dĂ©visageait toujours, et toujours avec une expression de souffrance intolĂ©rante, et il me fit attendre sa rĂ©ponse â Oui⊠Il y a trois heures que vous vous acharnez Ă ce travail imbĂ©cile⊠mettons inutile⊠comme presque tous les jours⊠Depuis trois heures, vous cuisez au soleil, vos mains ressemblent aux mains de lâhomme qui vient en journĂ©e, votre casaquin sans jupe a perdu sa couleur, et vous nâavez pas daignĂ© vous poudrer le visage depuis ce matin. Pourquoi, pourquoi faites-vous cela ?⊠Oui, je sais que vous y prenez du plaisir, vous dĂ©pensez une espĂšce dâacharnement batailleur⊠Mais il y a dâautres plaisirs du mĂȘme ordre⊠Je ne sais pas, moi⊠Cueillir des fleurs, marcher au bord de lâeau⊠Coiffer votre grand chapeau blanc, nouer une Ă©charpe bleue autour de votre cou⊠Vous avez de si beaux yeux, quand vous voulez⊠Et songer un peu Ă nous, qui vous aimons, qui valons bien ces petits arbres de rien, il me semble⊠Il sentit venir la fin de son audace, et il ajouta encore un » Câest vrai, ça ! » de pure bouderie, en remuant la terre du bout du pied. Le soleil coulait de haut sur sa joue de bronze bien rasĂ©e. Sur un tel visage, la jeunesse ne dut jamais ĂȘtre Ă©clatante. LâĆil marron a de la profondeur, une marge de bistre avantageuse. La bouche profite dâune forte denture, et du sillon qui divise la lĂšvre supĂ©rieure. Vial jouira dâune vieillesse dĂ©cente, dâun Ăąge mĂ»r oĂč on dira de lui, en considĂ©rant le nez long Ă bosse modĂ©rĂ©e, un ferme menton, le sourcil saillant Quâil a dĂ» ĂȘtre beau garçon ! » Il rĂ©pliquera avec un soupir Ah ! si vous mâaviez connu Ă trente ans ! Sans fatuitĂ©, je⊠» Et ce ne sera pas vrai⊠VoilĂ Ă quoi je songeais, en mâessuyant la nuque et en rangeant mes cheveux, devant un homme qui venait de mâadresser, pour la premiĂšre fois depuis que nous nous connaissons, des paroles chargĂ©es dâun sens secret. Eh oui ! Ă quoi donc croit-on que nous songeons, nous autres, tournĂ©es vers la jeunesse dâautrui, retranchĂ©es dans une seule sorte prĂ©caire de sĂ©curitĂ©, en regardant les hommes â et les femmes ? Nous sommes, certes, impitoyables dans nos jugements, et pour ma part, si je mâĂ©lance vers le dĂ©tachement, je prends appui sur un solide Tu ne peux plus me servir a rien⊠» pour monter jusquâau je veux donc, moi, tâĂȘtre utile Ă quelque chose⊠» Me dĂ©vouerai-je encore ? Oui, si je ne puis mâen dispenser. Ă celui-ci, Ă celle-là ⊠Le moins possible. Mais je me sens encore trop fragile pour une parfaite solitude harmonieuse, qui tinte aux moindres chocs mais garde sa forme, son calice ouvert tournĂ© vers le monde vivant⊠Je pensais quand mĂȘme Ă Vial en regardant Vial, et en frottant sur mes jambes la terre lĂ©gĂšre, sableuse et salĂ©e. Rien ne me pressait de rĂ©pondre, et peut-ĂȘtre prolongeai-je Ă plaisir le silence oĂč je me mouvais Ă lâaise, puisquâil ne sâagissait que de paille⊠» et que la timiditĂ©, la ti-mi-di-tĂ© dâhier Ă©tait morte. O homme ! adversaire ou ami, fronton fidĂšle Ă renvoyer, Ă rĂ©flĂ©chir tout ce que nous te lançons, interlocuteur-né⊠Dâun pied assurĂ©, jâenjambai ma derniĂšre emblavure â Viens donc, mon petit Vial. On va aller au bain, et puis, jâai Ă te parler. Si tu veux dĂ©jeuner avec moi, il y a des sardines farcies. Il sâest trouvĂ© que le bain, troublĂ© par la crainte des requins â câest le mois oĂč ils sâĂ©garent dans les eaux riveraines et les golfes ; mon voisin, dans sa barque, atterrit lâautre jour contre le flanc dâun squale, dâailleurs manquant de tirant dâeau et fort mal Ă lâaise â ne nous apporta ni silence, ni intimitĂ©. Les touristes du voisinage et mes camarades dâĂ©tĂ©, au nombre dâune dizaine, fĂȘtaient le temps lĂ©ger et le bain tiĂšde par contraste. Le requin annuel, nous sommes assez sages pour le redouter. Quand nous plongeons, les yeux ouverts parmi le trouble cristal couleur de mĂ©duse, la moindre ombre imprĂ©vue de nuage, voguant sur le fond de sable blanc, nous rejette vers la surface, essoufflĂ©s et pas trĂšs fiers. Nus, mouillĂ©s, dĂ©sarmĂ©s, nous nous sentions ce matin aussi unis quâun groupe de naufragĂ©s aux antipodes, et des mĂšres rappelaient leurs enfants barboteurs, comme pour les garer du vol des zagaies et du bras des pieuvres. â On assure, disait GĂ©raldy, hors de lâeau Ă mi-corps comme une sirĂšne, que les bambins du Pacifique jouent dans lâeau avec les requins, et leur donnent du talon dans le museau ; en nageant entre deux eaux. Ainsi⊠â Non ! hurlait Vial. On vous a trompĂ© ! Il nây a pas de bambins dans le Pacifique ! Nous vous interdisons toute dĂ©monstration ! Revenez immĂ©diatement sur le rivage ! Et nous riions, parce que câest bon de rire, et quâon rit aisĂ©ment sous un climat oĂč se rĂ©fugient la chaleur, le vrai long Ă©tĂ©, les brises, le loisir dâaffirmer Demain, nous aurons, et aprĂšs-demain encore, un jour pareil Ă celui qui coule en instants bleus et or, un jour de temps arrĂȘtĂ© », un jour misĂ©ricordieux, dont les ombres dĂ©pendent dâun rideau tirĂ©, dâune porte close, dâun feuillage, et non dâune tristesse du ciel⊠» Jâai fait attention, aujourdâhui, Ă la maniĂšre dont mes amis et mes voisins de golfe me quittent aprĂšs le bain dâonze heures, qui prend fin vers midi et demi. Aucun des hommes prĂ©sents nâa demandĂ© Ă Vial Vous venez ? » Aucun ne lui a proposĂ© » Je vous mets Ă votre porte, câest mon chemin. » Ils savaient que Vial dĂ©jeunerait avec moi. Les jours oĂč jâignore si Vial dĂ©jeune ou non avec moi, ils le savent tout de mĂȘme. Aucun dâeux, quand ils sâĂ©loignĂšrent de part et dâautre vers les pointes de la plage en croissant de lune, nâa eu lâidĂ©e de sâarrĂȘter, de se retourner pour voir si Vial venait⊠Mais aucun dâeux ne voudrait me causer de la peine, ou de lâirritation, en disant Ă Vial Ah ! oui, câest vrai, vous restez là ⊠» Vial, sombre, les regardait sâĂ©loigner. Les autres jours, il nâĂ©tait assombri que par leur prĂ©sence⊠Un secret, bien gardĂ© par ses dĂ©tenteurs, couvĂ© hermĂ©tiquement, se conserve sans dommage, et sans fruit. Mais HĂ©lĂšne ClĂ©ment a parlĂ©, et lâhonorable quiĂ©tude est finie. Le secret violĂ© Ă©parpille sa semence de secret Ă©ventĂ©. Vial a maintenant les façons dâun homme quâon a rĂ©veillĂ© en pleine nuit en lui volant ses vĂȘtements, et poussĂ© hors de sa maison. Et je me sens non pas offensĂ©e, ni irritĂ©e, mais dĂ©senchantĂ©e, un peu, de ma solitude⊠Vingt-quatre heures, quelques paroles il ne faudra que vingt-quatre heures de plus, quelques autres paroles, et le temps reprendra son cours limpide⊠Il y a des riviĂšres heureuses, dont le cours silencieux nâest troublĂ© que dâun seul hoquet, un sanglot dâeau qui marque la place dâun caillou immergé⊠â Vial, dĂšs quâon aura pris le cafĂ©, jâai des choses Ă te dire. Car le repas appartient au soleil tamisĂ©, Ă lâapaisement quâapporte et prolonge le bain frais, aux bĂȘtes quĂ©mandeuses. Les disques du soleil bougeaient faiblement sur la nappe, la plus jeune chatte, dressĂ©e contre une jarre, fouillait de la patte la panse dâargile rose Ă guirlandes⊠Mais il se trouva que, dĂšs le cafĂ© servi, vint le jardinier-pĂ©piniĂ©riste, qui but avec nous. Ensuite je guidai le jardinier, Ă travers la vigne, jusquâaux clĂŽtures dâarbustes Ă©branchĂ©s, amaigris, quâil faut renforcer par des plants neufs, pour garer du mistral la vigne et les jeunes pĂȘchers⊠Puis mon sommeil dâaprĂšs-midi, diffĂ©rĂ©, reprit ses droits⊠Quâil me jette la pierre, celui qui nâa pas connu, par un grand jour chaud de Provence, lâenvie de dormir ! Elle pĂ©nĂštre par le front, par les yeux quâelle dĂ©colore, et tout le corps lui obĂ©it, avec les tressaillements de lâanimal qui rĂȘve. Vial ?⊠Parti, dissous dans la flamboyante torpeur, rĂ©sorbĂ© au passage par lâombre dâun pin ou dâun espalier⊠Il Ă©tait trois heures et demie⊠Quel souci, quel devoir tiennent, sous ce climat, contre le besoin de dormir, dâouvrir, au centre ardent de la journĂ©e, un frais abĂźme ? Vial revint, comme une Ă©chĂ©ance diffĂ©rĂ©e. Il revint sans revenir, se bornant Ă dĂ©poser chez eux mes voisins dâen face, mes tranquilles voisins retranchĂ©s dans leur belle vigne Ă©talĂ©e, qui tient en respect le lotisseur. Il revint, de blanc vĂȘtu, au soir tombĂ©, et comme il feignait de tourner sa cinq chevaux pour repartir, je lâappelai sĂ©vĂšrement â Eh bien, Vial ?⊠Un verre dâeau de noix ? Il avança dans lâallĂ©e sans mot dire, et pendant quâil fendait lâair bleu du soir, je trouvai affreusement tristes cet homme Ă la tĂȘte penchĂ©e, lâheure tout Ă coup refroidie, la petite maison ordinaire oĂč veillait, debout sur le seuil, une femme au visage indistinct, et la lampe rouge posĂ©e sur la balustrade⊠Affreusement, affreusement tristes⊠Ăcrivons, redoublons ces mots que la nuit dorĂ©e les accueille⊠Affreusement tristes, abandonnĂ©s, encore tiĂšdes, a peine vivants, muets de je ne sais quelle honte⊠La nuit dorĂ©e va finir ; entre les Ă©toiles pressĂ©es se glisse une pĂąleur qui nâest dĂ©jĂ plus le bleu parfait des minuits dâaoĂ»t. Mais tout est encore velours, chaleur nocturne, plaisir retrouvĂ© de vivre Ă©veillĂ©e parmi le sommeil⊠â câest lâheure la plus profonde de la nuit, et non loin de moi mes bĂȘtes familiĂšres semblent, Ă un battement des flancs prĂšs, privĂ©es de vie. Affreusement tristes, tristes Ă ne pouvoir les supporter, Ă nouer la gorge et tarir la salive, Ă inspirer le plus bas instinct de terreur et de dĂ©fense, â nây a-t-il pas eu un instant, impossible Ă Ă©valuer, oĂč jâaurais lapidĂ© lâhomme qui avançait, oĂč, devant ses pas, jâaurais poussĂ© ma brouette vide, jetĂ© le rĂąteau et la bĂȘche ? La chienne, qui ne gronde jamais, gronda par contagion subtile, et Vial lui cria Mais câest Vial ! » comme il eĂ»t criĂ© Ami ! » dans un danger. Notre entrĂ©e dans la salle basse, rose, bleue, remit tout en place. Le drame, la fĂ©erie de la peur, lâillusion sentimentale, il nâest plus en mon pouvoir de les nourrir au delĂ dâun moment. Vial souriait, la lĂšvre remontĂ©e sur les dents, Ă©bloui par les deux lampes allumĂ©es, car les jours diminuent, et la fenĂȘtre ne contenait plus quâun grand vivier de ciel vert, trouĂ© de deux ou trois Ă©toiles aux pulsations dĂ©sordonnĂ©es. â Ah ! ça fait du bien, ces lampes⊠soupira Vial. Il leur tendait les mains, comme Ă un Ăątre. â Les cigarettes sont dans le pot bleu⊠Tu as eu les journaux aujourdâhui ? â Oui⊠Vous les voulez ? â Oh ! moi, tu sais, les journaux⊠CâĂ©tait pour avoir des nouvelles des incendies de forĂȘts. â Il y a eu des incendies de forĂȘts ? â Il y en a toujours au mois dâaoĂ»t. Il sâassit en visiteur, alluma une cigarette comme au théùtre, et jâatteignis sous la table la brique plate sur laquelle jâouvre, Ă lâaide dâune petite masse de plomb â souvenir de lâimprimerie du Matin » â les amandes de pins pignons. Tous les travaux que je nâaime pas sont ceux qui rĂ©clament de la patience. Pour Ă©crire un livre il faut de la patience, et aussi pour apprivoiser un homme en Ă©tat de sauvagerie, et pour raccommoder du linge usĂ©, et pour trier les raisins de Corinthe destinĂ©s au plum-cake. Je nâaurai Ă©tĂ© ni bonne cuisiniĂšre, ni bonne Ă©pouse, et je coupe les ficelles la plupart du temps au lieu de dĂ©nouer les nĆuds. Vial, assis de biais, avait lâair pris dans une trappe, et je commençai patiemment Ă dĂ©nouer le bout de ficelle⊠â Ce bruit de pignons Ă©clatĂ©s tâagace ? Si tu as soif, lâalcarazas est lĂ dehors, et les citrons. â Je sais, merci. Il mâen voulait de ma prĂ©venance exceptionnelle. Sournois, il constatait que jâavais chaussĂ© des espadrilles catalanes neuves, et solennellement endossĂ© une robe de coton immaculĂ©e, une de ces robes de nĂ©gresse, blanches, jaunes, rouges, qui fleurissent la cĂŽte et suivent la loi solaire plutĂŽt que celles de la mode. En mangeant mes pignons jâouvris un illustrĂ©, Vial fuma sans relĂąche et suivit dâune maniĂšre appliquĂ©e le vol des chauves-souris devant la fenĂȘtre, sur un champ de ciel assombri par degrĂ©s. Un bloc de mer, pĂ©trifiĂ© et noir sous le ciel, se distinguait encore de la terre. Lâhydravion du soir, prĂ©cĂ©dĂ© du fa grave quâil arrache au vent, parut et promena son fanal rouge parmi des feux plus pĂąles. La chatte, dehors miaula pour entrer, et se dressa contre le grillage abaissĂ©, en le grattant dĂ©licatement, comme une joueuse de harpe. Mais Vial rit de la voir, et elle disparut aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© sur lui un froid regard. â Elle ne mâaime pas, soupira Vial. Je ferais pourtant toutes les bassesses pour la conquĂ©rir. Si elle le savait, croyez-vous quâelle mâaimerait un peu mieux ? â Elle le sait, sois-en sĂ»r. Il se contenta de cette rĂ©ponse pendant quelques minutes, puis sollicita un autre apaisement, une autre rĂ©ponse â Est-ce que les Luc-Albert, ou le Ravissant, ou je ne sais plus qui, ne devaient pas entrer vous dire bonsoir en revenant de dĂźner au Commerce, ce soir ? Jâavais cru comprendre⊠Ou bien câĂ©tait peut-ĂȘtre vous qui deviez y aller⊠Est-ce que les Carco⊠Je ne me souviens pas bien⊠Je le regardai de travers. â Les peintres dorment, Ă cette heure-ci. Depuis quand est-ce que je reçois le soir ? Les Carco sont Ă Toulon. â Ah, bon⊠SecrĂštement fatiguĂ©, il prit le parti de sâĂ©tendre Ă demi. La joue appuyĂ©e aux coussins du divan, il sâaccrochait involontairement Ă la corne dâun des coussins, les yeux fermĂ©s et la main crispĂ©e, comme suspendu Ă un rĂ©cif⊠Que faire de cette Ă©pave ? Quel embarras⊠Et puis, pensez-vous, la gĂȘne de nos Ăąges respectifs, de la diffĂ©rence dâĂąges ? Que vous ĂȘtes loin de ce qui arrive en pareil cas⊠Nous nây songeons mĂȘme pas, nous autres. Nous y songeons certainement moins que ne fait lâhomme mĂ»r, que tout cependant autorise Ă afficher son amour pour de tendres jeunes filles. Si vous saviez de quel cĆur lĂ©ger nous acceptons, nous oublions notre devoir dâaĂźnesse » ! Nous y songeons juste pour nous armer de coquetterie, rechercher lâhygiĂšne et la parure, la ruse aimable, â imposĂ©es dâailleurs aux jeunes femmes pareillement. Non, non, quand jâĂ©cris quel embarras » je ne veux pas quâun lecteur, plus tard, sây trompe. Il ne faut pas quâon nous imagine, nous autres », tremblante et Ă©pouvantĂ©es sous la lumiĂšre dâun court avenir, mendiantes devant lâhomme aimĂ©, abĂźmĂ©es dans la conscience de notre Ă©tat. Nous portons avec nous plus dâinconscience, Dieu merci, de bravoure et de puretĂ©. Quâest-ce, pour nous autres, quâune diffĂ©rence de quinze ans ? Ce nâest pas avec cette bagatelle quâon nous fait peur, lorsque nous touchons au jour de raisonner lĂ -dessus avec une sagesse â ou une folie â digne de lâautre sexe. Je ne saurais choisir, pour lâaffirmer, un meilleur temps que celui-ci oĂč me voici toute sage, relativement veuve, douce Ă mes souvenirs et pleine du vĆu de demeurer telle⊠Quand jâĂ©cris nous », je la mets Ă part, elle, de qui me vient le don de secouer les annĂ©es comme un pommier ses fleurs. Ăcoutez-la me conter un dĂźner de noces Le soir, grand dĂźner de quatre-vingt-six couverts, est-ce assez dire quâil Ă©tait exĂ©crable ? Si jâĂ©tais morte ce jour-lĂ , çâaurait Ă©tĂ© de ces quatre heures et demie de mauvaise nourriture, Ă laquelle je nâai guĂšre touchĂ©. Jây ai reçu force compliments. Sur ma toilette ? Oh ! que non, sur ma jeunesse. Soixante-quinze ans⊠Ce nâest pas vrai, dis ? Est-ce quâil faut vraiment renoncer bientĂŽt Ă ĂȘtre jeune ? » Mais non, mais non, nây renonce pas encore, â je ne tâai connue que jeune, ta mort te garde de vieillir, et mĂȘme de pĂ©rir, toi qui mâaccompagnes⊠Ta derniĂšre jeunesse, celle de tes soixante-quinze ans, dure toujours un grand chapeau de paille, qui couchait dehors en toute saison, la coiffe. Sous cette cloche dâĂ©peautre finement tressĂ© sâĂ©battent tes yeux gris, vagabonds, variables, insatiables, Ă qui lâinquiĂ©tude, la vigilance imposent bizarrement la forme dâun losange. Pas plus de sourcils que la Joconde, et un nez, mon Dieu, un nez⊠Nous avons un vilain nez » disais-tu en me regardant, sur le ton Ă peu prĂšs de Nous avons une ravissante propriĂ©tĂ©. » Et une voix, et une dĂ©marche⊠Quand des Ă©trangers entendaient sur lâescalier tes petits pas de jeune fille, et ta folle maniĂšre dâouvrir une porte, ils se retournaient et demeuraient interdits de te voir dĂ©guisĂ©e en vieille petite dame⊠Est-ce quâil faut vraiment renoncer Ă ĂȘtre jeune ? » Je nâen vois pas lâutilitĂ©, ni mĂȘme la biensĂ©ance. Vois, ma chĂšre, combien ce garçon dĂ©semparĂ©, flottant autour dâun espoir mort-nĂ© quâil tourne et retourne, vois combien nous le trouvons ancien, traditionnel, et lourd Ă mouvoir ! Quâen aurais-tu fait, quâen fallait-il faire ? Oui, quel embarras⊠Ce corps accrochĂ© Ă une corne de coussin, sa modestie dans lâĂ©tat chagrin, sa dissimulation minutieuse, â tout cela qui gisait sur mon divan, quel embarras !⊠Encore un vampire, je nâen pouvais douter. Je nomme ainsi ceux qui sâattaquent Ă ma pitiĂ©. Ils ne demandent rien. » Laissez-moi seulement lĂ , dans lâombre !⊠» Le temps qui sâĂ©coula dans le silence fut long. Je lisais, puis je cessais de lire. Un autre jour, jâaurais pu supposer que Vial dormait. Car il arrive Ă mes amis de dormir sur mon divan, au bout dâune journĂ©e de pĂȘche, de voiture, de bains, de travail mĂȘme, qui leur ĂŽte la parole et les enchante de sommeil sur place. Celui-ci ne dormait pas. Celui-ci Ă©tait malheureux. Souffrance, premier dĂ©guisement, premiĂšre offensive du vampire⊠Vial, loin du bonheur, feignait le repos, et je sentis remuer au fond de moi celle qui maintenant mâhabite, plus lĂ©gĂšre Ă mon cĆur que je ne fus jadis Ă son flanc⊠Je sais bien que câest elle, ces mouvements de pitiĂ© que je nâaime pas. Mais elle ne les aimait pas non plus La niĂšce du pĂšre Champion va mieux. Ton frĂšre aura de la peine Ă la tirer de lĂ . Je lui ai envoyĂ© du bois, et ne pouvant rien de plus en ce moment, jâai quĂȘtĂ© encore une fois pour elle. Mais câest une chose que je ne sais pas faire aimablement, car le rouge me monte au front dĂšs que je vois ceux qui ne donnent rien et vivent dans leur fromage, et je suis portĂ©e plus Ă les engueuler quâĂ leur faire des grĂąces⊠Pour ta chatte, je reviens chaque aprĂšs-midi Ă la Petite Maison pour lui donner un peu de lait chaud et lui faire une flambĂ©e de bois. Quand je nâai rien, je lui cuis un Ćuf. Ce nâest pas que cela mâamuse, grand Dieu, mais je ne suis jamais en repos quand je crois quâun enfant ou un animal ont faim. Alors je fais en sorte de me mettre en repos tu connais mon Ă©goĂŻsme. » VoilĂ le mot ! Trouvait-elle pas ses mots mieux que personne ? ĂgoĂŻsme. Cet Ă©goĂŻsme la menait, elle, de porte en porte, criant quâelle ne pouvait pas supporter le froid qui pĂ©trifiait, lâhiver, dans une chambre sans feu, des enfants indigents. Elle ne pouvait pas supporter quâun chien Ă©bouillantĂ© par son maĂźtre le charcutier ne trouvĂąt dâautre secours que de hurler et se tordre, au pied dâune maison fermĂ©e et insensible⊠Ma trĂšs chĂšre, vois-tu, du haut de cette nuit propice Ă la veille, plus chaude et rehaussĂ©e dâor quâune tente de velours, vois-tu mon souci ? Quâaurais-tu fait Ă ma place ? Tu sais oĂč dĂ©jĂ elles mâont menĂ©e, les attaques dâun Ă©goĂŻsme que je tiens de toi ? Elles tâont conduite Ă la ruine matĂ©rielle, oĂč tu tâes Ă©chouĂ©e ayant tout donnĂ©. Mais ne plus possĂ©der dâargent, ce nâest quâune des Ă©tapes du dĂ©nĂ»ment. Ferme dans ta pauvretĂ© dĂ©finitive, tu devenais nette et reluisante Ă mesure que tu Ă©tais mieux rongĂ©e. Mais il nâest pas sĂ»r que tu nâeusses pas, Ă la vue de ce corps mi-couchĂ©, fait un petit dĂ©tour, en soulevant le bord de ta jupe, comme quand tu passais une flaque⊠En ton honneur, je voulus enfin montrer ma force Ă celui qui, raidi dâapprĂ©hension, feignait de dormir. â Tu dors, Vial ? Il veillait, et ne tressaillit pas. â Un peu abruti, dit-il en se redressant. Il lissa ses cheveux en arriĂšre, rajusta sa chemise ouverte et son veston de flanelle, renoua une de ses espadrilles. Je lui trouvai le nez long, et cette figure comme comprimĂ©e entre deux battants de porte quâon voit aux gens qui croient dissimuler leurs contrariĂ©tĂ©s. Je ne le pressai pas, sachant bien quâil est malsĂ©ant dâentraĂźner Ă la psychologie un homme qui nâest pas sĂ»r de ses boutons de chemise ou de ses lacets de chaussure. â Vial, je tâai dit ce matin que jâavais Ă te parler. Il inclina la tĂȘte avec une majestĂ© un peu nĂšgre. â VoilĂ . Mon petit Vial, quel beau temps ! Ăcoute lâhydravion en ton de fa, le doux vent haut placĂ© entre lâest et le nord, respire le pin et la menthe du petit marais salĂ©, dont lâodeur gratte au grillage comme la chatte ! Vial dĂ©voila ses yeux quâil tenait baissĂ©s, ouvrit en grand son visage surpris, oĂč toute sa bonne foi dâhomme apparut, et je me sentis solide en face dâun ĂȘtre plein de candeur, neuf aux artifices de la parole. â Vial, as-tu vu les raisins de la vigne ? As-tu vu que les grappes sont dĂ©jĂ massives et teintes en bleu, si serrĂ©es quâune guĂȘpe nây entrerait pas ? Songes-tu quâon va devoir vendanger avant le quinze septembre ? Veux-tu parier que la saison va sâĂ©couler sans que les orages aient dĂ©passĂ© les Maures, oĂč la montagne les rassemble comme des ballons au bout dâun fil ? Il pleut Ă Paris, Vial. Il pleut aussi Ă Biarritz et Ă Deauville. La Bretagne moisit et le DauphinĂ© se couvre de champignons. La Provence seule⊠Pendant que je parlais, il rapetissait ses yeux et refermait tout son visage⊠Câest une occupation sans fin quâun ĂȘtre vivant. Celui-ci ne me livrait plus quâun entrebĂąillement circonspect de lui-mĂȘme. Câest un homme, il craint lâironie. Au mĂ©pris de toute mĂ©lancolie, il nâĂ©tait plus que perplexe, et gourmĂ©. â Tu me Comprends, Vial ? Câest un trĂšs beau temps de lâannĂ©e que je passe ici. Câest, je te lâassure, un trĂšs beau temps aussi de ma vie. Tu aimes ces mois que tu passes ici ? Par des mouvements imperceptibles, les traits de Vial reconstituĂšrent une face dâhomme courageux, Ă qui lâon rend la facultĂ© dâuser de son courage. â Non, rĂ©pondit-il, je ne les aime pas. Je ne les Ă©changerais pas contre quoi que ce soit au monde, mais je ne les aime pas. Pendant ce temps-lĂ non seulement je ne travaille guĂšre, mais encore je ne suis pas heureux. â Je croyais que tu crĂ©ais un ensemble » pour⊠â Pour les Quatre Quartiers, câest exact. Mes maquettes sont prĂȘtes. Câest un gros travail. Living-room, chambres, salle Ă manger, toute la maison⊠Jâemploie mes quatre sous, et mĂȘme un peu plus, Ă rĂ©aliser en bois et en mĂ©tal mes modĂšles. Mais si je rĂ©ussis, câest pour moi la direction des ateliers dâameublement moderne aux Quatre Quartiers⊠â Tu ne mâen as jamais appris aussi long lĂ -dessus. â Câest exact Ă©galement. Vous ne vous intĂ©ressez que peu aux ameublements modernes. â Je mâintĂ©resse du moins Ă ce qui concerne mes amis. Vial se cala sur le divan avec le mouvement du cavalier qui sâaffermit en selle. â Madame, je nâai pas une minute lâillusion dâĂȘtre votre ami. Des amis comme moi, Ă qui vous jetez le tutoiement, la poignĂ©e de main et votre bonne humeur dâĂ©tĂ©, vous nâen savez pas le nombre. â Tu es modeste. â Je suis clairvoyant. Ce nâest pas trĂšs difficile. Il parlait dâune voix respectueuse, Ă©gale et montrait un visage dĂ©voilĂ©, de grands beaux yeux, ma foi, qui se posaient librement sur les miens ou sur nâimporte quel point de ma personne. â Câest vrai, Vial, que je suis plus familiĂšre que liante. Mais en matiĂšre dâamitiĂ©, est-ce que le temps presse si fort ? Nous serions devenus des amis⊠plus tard. Je te connais mal⊠Il agita une main vivement en lâair, pour effacer mes paroles â Je vous en prie, madame ! Je vous en prie ! â Tu mâappelais Colette, hier ? â Devant les gens, oui, pour ĂȘtre confondu dans la foule anonyme. Si vous mâaccordiez un peu dâattention, vous sauriez que, de ma vie, je ne vous ai appelĂ©e par votre nom quand nous Ă©tions seuls. Et nous nous sommes trouvĂ©s seuls trĂšs souvent, depuis le premier juillet. â Je le sais. â Au ton de ces trois mots-lĂ , madame, je vois que nous arrivons Ă ce qui nous touche. â Ă ce qui te touche. â Ce qui vous est incommode, madame, me touche en effet plus que tout. LĂ nous nous reposĂąmes un moment, car la rapiditĂ© de nos rĂ©pliques, que nous nâavions pas prĂ©vue, nous eĂ»t menĂ©s Ă lâaccent dâune querelle. â Doucement, Vial, doucement ! Froid des Ă©paules, et puis tout dâun coup⊠Il sourit par imitation. â Câest la certitude de la condamnation qui dĂ©cide quelquefois les accusĂ©s Ă se mettre Ă table ». Alors ils racontent aussi bien leur crime que leur premier amour, ou le baptĂȘme de leur petite sĆur⊠Nâimporte quoi. Il fit craquer ses doigts serrĂ©s entre ses genoux et me questionna dâune maniĂšre pressante â Madame, quâest-ce que vous voulez de moi ? Ou plutĂŽt quâest-ce que vous ne voulez pas ? Je suis sĂ»r dĂ©jĂ que ce que vous me demanderez me sera le plus pĂ©nible, et que je ferai ce que vous voudrez. Comme la noblesse de lâhomme, mĂȘme limitĂ©e Ă son expression verbale, nous frappe dâapprĂ©hension, nous retarde dans notre chemin ! Le goĂ»t fĂ©minin dâhabiller en hĂ©ros un homme, quand il parle dâimmoler son confort sentimental, il est encore bien vivace en moi⊠â Bon. Alors ça va aller tout seul. HĂ©lĂšne ClĂ©ment⊠â Non, madame, pas HĂ©lĂšne ClĂ©ment. â Comment, pas HĂ©lĂšne ClĂ©ment ? â Comme je le dis, madame. Aucune HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Assez dâHĂ©lĂšne ClĂ©ment. Autre chose. â Mais comprends-moi, voyons ! Attends ! Tu ne sais seulement pas⊠Elle est venue, hier, et je nâai pas eu de peine Ă acquĂ©rir la certitude⊠â Bravo, madame ! VoilĂ qui fait honneur Ă votre perspicacitĂ©. Vous avez acquis la certitude ? Jâen suis ravi. Nâen parlons plus. Un petit feu pointu brillait dans les yeux de Vial, et il me dĂ©visageait avec impertinence. Quand il vit que jâallais me fĂącher, il posa ses mains sur les miennes. â Non, madame, nâen parlons plus. Vous voulez me faire savoir quâHĂ©lĂšne ClĂ©ment mâaime, que mon indiffĂ©rence la dĂ©sole, que je dois prendre en pitiĂ© et mĂȘme en amour cette belle jeune fille saine », â câest de GĂ©raldy â et lâĂ©pouser ? Bon. Je le sais. Câest fini. Nâen parlons plus. Je retirai mes mains. â Oh ! si tu le prends comme ça, Vial⊠â Oui, madame, je le prends comme ça, et, bien plus fort, je vous reproche dâavoir amenĂ© le nom de cette jeune fille dans notre conversation. Vous aviez une raison de le faire ? Laquelle ? Dites-la ! Mais dites-la ! Vous vous intĂ©ressez Ă cette jeune fille ? Vous la connaissez bien ? Vous ĂȘtes chargĂ©e dâassurer lâavenir et mĂȘme le bonheur dâune frĂȘle crĂ©ature qui atteint Ă peine ses vingt-six ans ? Vous avez de lâaffection pour elle ? Vous ĂȘtes son amie ? ⊠RĂ©pondez, madame, rĂ©pondez plus vite ! Pourquoi ne rĂ©pondez-vous pas plus vite ? Parce que je ne vous en laisse pas le temps ? Pour rĂ©pondre oui » de bon cĆur Ă toutes mes questions, il ne faut pas longtemps, madame, et vous ĂȘtes prompte, dâhabitude⊠Vous nâaimez pas HĂ©lĂšne ClĂ©ment, et passez-moi lâexpression, vous vous fichez pas mal de son bonheur, qui dâailleurs ne vous regarde en aucune maniĂšre. Ne vous fĂąchez pas, câest liquidĂ©, câest fini. Ouf ! Je boirai bien un peu de citronnade et je vais vous en prĂ©parer un verre. Ne bougez pas. Il nous versa de quoi boire, et ajouta â Ă part ça, je ferai ce que vous voudrez, je vous le rĂ©pĂšte. Je vous Ă©coute⊠â Pardon Câest toi qui as parlĂ© de te mettre Ă table ». â Je serais sans excuse, madame, de retarder la suite du joli couplet sur la belle saison. Ah ! si du moins jâavais ressenti, au cĆur, le battement, aux mains le froid annonciateur, dans tout le corps une cĂ©lĂ©bration de lâangoisse ! Ce fut alors, et non plus tard, si je me connais bien, que je regrettai entre nous lâabsence du suprĂȘme intrus, le dĂ©sir. PrĂ©sent, câest en lui, il me semble, que jâaurais puisĂ©, sans effort, le sens de notre rendez-vous de ce soir, lâĂ©pice, le danger qui lui faisait dĂ©faut. Il me parut aussi trop visible que Vial voulĂ»t marquer le contraste entre le jeune compagnon dâhier, le mon petit Vial » enrĂ©gimentĂ© dans une Ă©quipe de camarades dâĂ©tĂ©, et lâamant parfaitement autonome⊠â Vial, nous nâavons pas besoin de beaucoup de paroles pour nous entendre, je lâai dĂ©jĂ remarquĂ©. CâĂ©tait lĂ une politesse ambiguĂ«, qui porta plus loin que je ne le voulais. â Câest vrai ? dit Vial, câest vrai ? Vous le pensez ? Ă combien dâhommes dans votre vie avez-vous dit une chose pareille ? Peut-ĂȘtre ne lâavez-vous dit quâĂ moi ? Dâailleurs, je nâen trouve trace dans aucun de vos livresâŠaucun, non⊠Ce que vous venez de dire lĂ se sĂ©pare du mĂ©pris de lâamour quâou devine toujours un peu, en vous lisant, dans votre amour de lâamour⊠Ce nâest pas une parole que vous auriez dite Ă un des hommes que⊠â Nous nâavons que faire de mes livres ici, Vial. Je ne pus lui dissimuler le dĂ©couragement jaloux, lâinjuste hostilitĂ© qui sâemparent de moi quand je comprends quâon me cherche toute vive entre les pages de mes romans. â Laisse-moi le droit de mây cacher, fĂ»t-ce Ă la maniĂšre de la Lettre volĂ©e⊠» Et revenons Ă ce qui nous occupe. â Rien ne nous occupe ensemble, madame, et jâen suis bien triste. Vous vous ĂȘtes mis en tĂȘte de planter entre vous et moi une troisiĂšme personne. Renvoyez-la, et nous serons seuls. â Mais câest que je lui ai promis⊠Vial leva ses mains noires au bout de ses manches blanches. â Ah ! voilĂ ! Vous lui avez promis ! Et promis quoi ? Franchement, madame, quâest-ce que vous venez faire lĂ -dedans ? â Pas si haut, Vial, Divine dort dans la cabane de la vigne⊠La petite ClĂ©ment mâa dit que lâan dernier, ici mĂȘme, vous aviez Ă©changĂ© des paroles qui pouvaient lui faire croire⊠â Câest bien possible, dit Vial. Cette annĂ©e, câest changĂ©, voilĂ tout. â Ce nâest pas chic. Vial se tourna vers moi avec roideur â Pourquoi donc ? Ce qui ne serait pas chic, câest quâayant changĂ©, moi, je ne lâen aie pas avertie. Je nâai ni enlevĂ© une enfant mineure ni couchĂ© avec une fille honnĂȘte. Câest tout ce que vous avez Ă me reprocher ? Câest en lâhonneur de cette bluette que vous avez prĂ©parĂ© votre couplet de la belle saison ? Câest en vue du bonheur dâHĂ©lĂšne ClĂ©ment, que vous avez dĂ©cidĂ© â car vous lâavez dĂ©cidĂ© â de me bannir ? Pourquoi choisissez-vous, pour lâĂ©loigner, celui qui tient le plus Ă vous et vous entend le mieux ? Câest lĂ la promesse que vous avez faite Ă HĂ©lĂšne ClĂ©ment ? Elle lâa obtenue de vous, au nom de quoi ? De la morale » ? Ou de notre diffĂ©rence dâĂąges ? Elle en est bien capable ! sâĂ©cria-t-il dâun ton de gaĂźtĂ© discordant. Je lui donnai, avec un hochement de dĂ©nĂ©gation, mon regard le plus affectueux. Pauvre Vial, quel aveu⊠Il y songeait donc, lui, Ă notre diffĂ©rence dâĂąges ? Quel aveu de tourments, de muets dĂ©bats⊠â Faut-il te lâavouer, Vial ? Je ne songe jamais Ă la diffĂ©rence dâĂąges. â Jamais ? comment, jamais ? â Je veux direâŠ, je nây pense pas. Pas plus quâĂ lâopinion des imbĂ©ciles. Et ce nâest pas cette promesse-lĂ que jâai faite Ă HĂ©lĂšne. Vial, â je posai ma main Ă plat, comme il mâarrive souvent avec lui, sur son poitrail bombĂ© â câest donc vrai que tu tâes attachĂ© Ă moi ? Il abaissa les paupiĂšres et serra la bouche. â Tu tâes attachĂ© Ă moi, malgrĂ©, comme tu dis, la diffĂ©rence des Ăąges⊠Sâil nây avait pas dâautre barriĂšre entre nous, je tâassure que celle-lĂ ne pĂšserait pas lourd Ă mes yeux. Il fit, du menton vers ma main ouverte sur sa poitrine, un trĂšs lĂ©ger mouvement sauvage, et rĂ©pliqua promptement â Je ne vous demande rien. Je ne vous demanderai mĂȘme pas ce que vous pouvez nommer une autre barriĂšre. Je suis mĂȘme Ă©tonnĂ© de vous entendre parler de⊠de ces choses qui vous concernent, aussi⊠aussi naturellement. â Il faut bien en parler, Vial. Ce que jâai affirmĂ© Ă HĂ©lĂšne ClĂ©ment, câest seulement, â dâune maniĂšre assez mal dĂ©terminĂ©e, dâailleurs â câest que je nâĂ©tais pas un obstacle entre toi et elle, et que je nâen serais jamais un. Vial changea de visage, rejeta dâun revers de bras ma main appuyĂ©e Ă sa poitrine. â Ăa, câest le comble, cria-t-il en Ă©touffant sa voix. Quelle inconscience⊠Vous mĂȘler⊠Vous mettre sur le mĂȘme plan quâelle ! Vous poser en rivale gĂ©nĂ©reuse ! Rivale de qui ? Pourquoi pas dâune midinette ? Câest incroyable ! Vous, madame, vous ! Vous poser, vous conduire comme une femme ordinaire, vous que je voudrais voir, je ne sais pas, moi⊠Il mâassignait dans lâair, de sa main levĂ©e, un niveau trĂšs haut, celui dâune maniĂšre de socle, et je lâinterrompis avec une ironie qui me fit de la peine. â Vial, laisse-moi encore un peu parmi les vivants. Je ne mây trouve pas mal. â Oh ! madame⊠Vial me contemplait, tout suffoquĂ© de reproche et de chagrin. Il appuya vivement sa joue sur le haut de mon bras nu, et fermant les yeux â Parmi les vivants ?⊠rĂ©pĂ©ta-t-il. Mais la cendre, mĂȘme la cendre de ces bras-lĂ , elle serait encore plus chaude quâune chair vivante, et elle garderait leur forme de collier⊠Je nâeus pas Ă rompre un contact, quâil interrompit aussitĂŽt pour que je fusse contente de lui. Je lâĂ©tais, et je lui fis oui, oui » de la tĂȘte, en le regardant. La fatigue, une buĂ©e bleu-noir qui lui poussait aux joues Ă cause de la nuit avancĂ©e⊠Trente-cinq, trente-six ans, ni laid, ni malsain, ni mĂ©chant⊠Je mâenlisais dans cette nuit sans souffle, qui traversait le moment du sommeil unanime, et il Ă©manait de ce garçon Ă©mu, peu vĂȘtu, une odeur de minuit amoureux qui me poussait doucement vers la tristesse. â Vial, comment donc vis-tu, en dehors de moi ? Tu me comprends ? â De peu de chose, madame⊠De peu de chose⊠et de vous. â Ăa ne te fait pas un lot bien riche. â Câest Ă moi de lâestimer. Je mâirritai â Mais, brute obstinĂ©e, oĂč tâen vas-tu, oĂč tâen allais-tu sans rien dire, avec cette habitude de moi que tu as prise ? â Je nâen sais rien, ma foi, dit-il nĂ©gligemment. La vĂ©ritĂ© est que jây pensais le moins possible. Quelquefois, quand vous nâaviez pas le temps de me recevoir, Ă Paris, je me disais⊠Il sourit pour lui-mĂȘme, dĂ©jĂ tout au dĂ©sir de se peindre, de paraĂźtre au jour â Je me disais Oh ! tant mieux, lâenvie de la voir me passera plus vite en ne la voyant pas. Je nâai quâĂ patienter, et quand jây retournerai, elle aura tout dâun coup soixante, soixante-dix ans, alors la vie redeviendra possible et mĂȘme agrĂ©able⊠» â Oui, ⊠Et puis ? â Et puis ? Et puis quand je retournais vous voir, câĂ©tait juste un jour oĂč tous vos dĂ©mons Ă©taient rĂ©veillĂ©s, et vous aviez mis de la poudre, allongĂ© vos yeux, passĂ© une robe neuve, et il nâĂ©tait question que de voyages, de théùtre, et de jouer ChĂ©ri » en tournĂ©e, et de planter de la vigne et des pĂȘchers, et dâacheter une petite auto⊠Et câĂ©tait tout Ă recommencer⊠Câest la mĂȘme chose ici, dâailleurs, acheva-t-il en ralentissant. Pendant le silence qui suivit, rien ne troubla, dehors, lâimmobilitĂ© de toutes choses. Dans le rayon de la lampe la chatte, couchĂ©e sur la terrasse au creux de la chaise longue, se roula en turban pour prĂ©dire lâapproche de la rosĂ©e, et le craquement de lâosier retentit comme sous une voĂ»te. Vial mâinterrogeait des yeux comme si câeĂ»t Ă©tĂ© mon tour dâintervenir. Mais quâaurais-je ajoutĂ© Ă son profond contentement mĂ©lancolique ? Il me savait sans doute Ă©mue. Je lâĂ©tais. Je ne fis quâun signe, quâil interprĂ©ta dans le sens de Continue⊠» et une expression presque fĂ©minine, pleine de sĂ©duction, passa sur ses traits, comme si toute la brune face dâhomme allait Ă©clater sur un Ă©blouissant visage ; mais cela ne dura point. CâĂ©tait seulement lâĂ©clat dâun semblant de triomphe, dâune parcelle de bonheur⊠Allons, un peu de hĂąte, un peu de rigueur, dĂ©trompons cet honnĂȘte homme⊠Plus rapide que moi, il sâengageait davantage â Madame, reprit-il en se retenant de sâĂ©chauffer, je nâai plus grandâchose Ă vous dire. Je nâai jamais eu grandâchose Ă vous dire. Personne nâest plus dĂ©pourvu de desseins, dâarriĂšre-pensĂ©es, â je pourrais presque ajouter ; de dĂ©sirs â que moi. â Si, il y a moi. â Pardonnez-moi, je ne peux pas vous croire. Vous mâavez appelĂ© ce soir⊠â Hier soir. Il passa la main sur sa joue, devint confus de la sentir rĂąpeuse â Oh⊠quâil est tard⊠Vous mâavez appelĂ© hier soir, et hier matin vous mâaviezâŠ, convoquĂ©. NâĂ©tait-ce que pour me parler de la petite ClĂ©ment ? Et de votre obligation de vous dĂ©faire de moi ? â Oui⊠JâhĂ©sitais, et il se rebella â Quâest-ce quâil y a encore, madame ? Je vous en prie, ne vous mettez pas en tĂȘte que jâai besoin dâĂȘtre mĂ©nagĂ©, ou soignĂ©. Jâaime autant vous avouer que je ne suis mĂȘme pas malheureux. Vraiment pas. Je me faisais jusquâici lâeffet de quelquâun qui porte sur lui quelque chose de trĂšs fragile. Tous les jours, je respirais Encore rien de cassĂ© aujourdâhui ! » Il nây aurait jamais eu rien de cassĂ©, madame, si une main Ă©trangĂšre assez lourde, peut-ĂȘtre pas trĂšs bien intentionnĂ©e⊠â Allons, laisse-la, cette petite⊠AussitĂŽt que je les entendis, jâeus honte de mes paroles. Jâen ai honte encore en les Ă©crivant. Des paroles, un ton de rivale doucereuse, de perfide belle-mĂšre⊠CâĂ©tait lâhommage invĂ©tĂ©rĂ©, le bas acquiescement qui sort de nous quand lâhomme le sollicite, lâhomme, luxe, gibier de choix, le mĂąle rarissime⊠Imprudent, Vial brilla de joie comme un tesson au clair de lune. â Mais je la laisse, madame, je nâai jamais voulu que la laisser ! Je ne demande rien Ă personne, moi ! Je suis si gentil, si commode⊠Tenez, madame, vous me proposeriez, vous-mĂȘme, de changer, de⊠dâamĂ©liorer mon sort, que je serais capable de mâĂ©crier Foin ! et mĂȘme Vade retro ! » Et il Ă©clata de rire â tout seul. Il venait de dĂ©passer ses moyens. Ce nâest presque jamais impunĂ©ment quâun homme fait sâessaye Ă la gaminerie. Pour rĂ©ussir, en outre, dans la canaillerie aimable, il lui faut une grandeur atavique dans le mal, le don de lâimprovisation, au moins la lĂ©gĂšretĂ© dĂ©volue Ă quelques Satans moyens, â toutes vertus auxquelles lâextrĂȘme jeunesse nâest pas embarrassĂ©e de supplĂ©er⊠Peut-ĂȘtre lâhonnĂȘte Vial, en faisant la fille » comme une petite bourgeoise qui se jette Ă la rue par dĂ©sespoir, tentait-il, pour me plaire, de se plier Ă un gabarit dâhomme que lui fournissaient trois cents pages signĂ©es de mon nom, oĂč je chante des immunitĂ©s masculines un peu infamantes ? Jâaurais pu en sourire. Mais, en mĂȘme temps que la nuit, je me dĂ©pouillais de langueur, bientĂŽt dâombres. Par la porte venait un froid quâengendrait lâinimitiĂ© entre un jeune souffle et lâair dâhier, Ă©chauffĂ© par nos deux corps. La dalle du seuil luisit comme sous la pluie, et le fantĂŽme haillonneux du grand eucalyptus reprit par degrĂ©s sa place sur le ciel. Vial, dans lâerreur, attendait tout de sa passivitĂ©. Ce nâest pas une tactique Ă©trangĂšre Ă lâhomme, â au contraire. Vial appartient Ă une catĂ©gorie dâamants que je nâaurai fait, au cours de ma vie amoureuse, quâentrevoir dans un lointain dont je demeure responsable. Il doit ĂȘtre un peu gris le long des journĂ©es, mais tout phosphorescent lâombre venue, et apte Ă lâamour, accort pendant lâamour comme sont les paysans jeunes, les ouvriers en fleur, â je le voyais, ma foi, comme si jây Ă©tais⊠Vial me couvrit vivement dâune Ă©charpe de laine, pourtant je nâavais pas frissonnĂ©. â Cela vous suffit ? Vous aurez assez chaud ? Voici bientĂŽt le jour, madame. Il mâest tĂ©moin que je nâai jamais espĂ©rĂ© le voir se lever, seul avec vous dans votre maison. Laissez-moi tout de mĂȘme en ĂȘtre orgueilleux, sinon heureux. Je pĂšche souvent par orgueil, comme il arrive aux gens de petite origine qui se dĂ©goĂ»tent du milieu oĂč ils sont nĂ©s. DĂ©goĂ»té⊠voilĂ , je suis nĂ© dĂ©goĂ»tĂ©. Mes camarades de la guerre blaguaient mon dĂ©goĂ»t des femmes quelconques, de lâaventure banale. Un prince nâest pas plus dĂ©goĂ»tĂ© que moi⊠Câest comique, nâest-ce pas ? â Non, dis-je distraitement. â Si vous saviez, continua-t-il plus bas, il nây a quâici que jâai vĂ©cu des jours aussi longs⊠De tous les secours que vous mâaurez portĂ©s, il nây en a aucun qui vaille cette couleur que votre Ă©galitĂ© donne aux jours, le goĂ»t quâils prennent Ă glisser sur vous. En dĂ©pit dâune espĂšce de garçonnisme, de bon-garçonnisme qui est, chez vous, entiĂšrement affecté⊠Je ne lâinterrompis pas. Une lumiĂšre bleue, sourde, collait Ă son front et aux mĂ©plats de ses joues, les lampes orangĂ©es rougirent sous la progression insinuante du bleu. Un oiseau, dans lâenclos, se libĂ©ra de la nuit par un cri si long, si Ă©tranger Ă la mĂ©lodie, quâil me donna lâillusion de mâarracher au sommeil. Sombre dans son vĂȘtement blanc, ramassĂ© au creux du divan, Vial appartenait encore mollement Ă la nuit, et je mis Ă profit, pour le mieux voir, la sournoise rĂ©surrection dâun ancien double » qui sâĂ©veillait en moi avec le jour, un double Ăąpre Ă lâĂ©change physique, expert Ă traduire en promesses la forme dâun corps. Ce corps-ci, la nuditĂ© quotidienne du bain mâavait rendu familiers ses contours, lâĂ©paule Ă lâĂ©gyptienne, le cou cylindrique et fort, et surtout ce lustre, ces caractĂšres Ă©pars et mystĂ©rieux qui confĂšrent Ă certains hommes un grade dans la hiĂ©rarchie voluptueuse, dans lâaristocratie animale⊠Ainsi, â sentant que le temps mâĂ©tait mesurĂ© â je me hĂątais dâaspirer par toutes mes brĂšches la chaleur qui me venait dâun spectacle interdit, puisquâil ne sâagissait que de paille⊠» â ⊠quand on se tire de la guerre dâune maniĂšre aussi avantageuse, je peux dire aussi banale, avec ces deux cicatrices au bras, on ne demande, aprĂšs, quâĂ vivre beaucoup, Ă travailler beaucoup. Mais mon pĂšre⊠Que lui manque-t-il donc ? Quel dĂ©sordre ? Quel drame de gestation, de croissance ? Il nâa rien de commun avec des ĂȘtres que jâai connus, dont jâai tenu entre mes mains, sous mon regard, la suffocation contagieuse⊠â âŠTout dĂ©sirer, tout deviner, prĂ©tendre Ă tout au fond de soi-mĂȘme, câest un grand malheur pour un garçon qui est obligĂ© de vivre mĂ©diocrement, et qui ne savait pas quâun jour il lui serait donnĂ© de se faire entendre de vous⊠Oui. Mais il nây a aucune chance que son aspect, son effort pour me joindre, sa souffrance mĂȘme me suggĂšrent le supplice du germe sous la terre, le tourment de la plante que sa hĂąte, son devoir de fleurir vont jusquâĂ dĂ©chirer⊠Je les ai connus, puis perdus, les ĂȘtres qui juraient â ainsi ils attestaient ma force â de pĂ©rir si je ne les dĂ©livrais dâeux-mĂȘmes, de nâĂ©clore jamais si je leur refusais leur seul climat ma prĂ©sence⊠Mais celui-ci a dĂ©jĂ fleuri et dĂ©fleuri plus dâune fois⊠â âŠet je nâai pas de honte Ă me montrer Ă vous plus Ă©tonnĂ©, plus pauvre en souvenirs que si la vie venait de commencer pour moi⊠Oui. Mais tu ne viens pas de la commencer. Câest seulement une comparaison. Tu ne peux pas mây tromper, mĂȘme en usant de ton innocence. Nous autres, nous nâavons affaire gĂ©nĂ©ralement, Ă la fin de nos derniers et valeureux combats, quâau pire ou au meilleur ; il nây a pas grand mĂ©rite Ă dĂ©mĂȘler que tu nâes ni lâun, ni lâautre⊠Je mâappuie sur un avenir dont on pourrait compter les heures. Un tel avenir, si je rentrais dans la lice, serait tout entier vouĂ© Ă de brĂ»lantes vĂ©ritĂ©s, Ă des amertumes que rien nâĂ©gale, â ou bien Ă des duels oĂč de part et dâautre on veut se surpasser en orgueil. Vial, tu es promis Ă un destin plus facile que de me surpasser en orgueil⊠â Cher ValĂšre Vial ! Je mâaidai dâun cri pour mâĂ©lancer hors du lieu prĂ©servĂ©, du haut duquel je pouvais choisir de porter coups, ou secours⊠â Madame ! Je suis lĂ , madame. Câest mĂȘme mon plus grand crime. Il se leva, roidi de sa longue veille, et dâun Ă©tirement il brisa tous ses angles. Sa belle livrĂ©e dâĂ©tĂ©, polie et brune, parut souillĂ©e, aux joues, de barbe dure qui perçait la peau. Le blanc brillant de ses yeux Ă©tait moins net quâhier. Sans soins et sans repos nocturne, que disait mon visage ?⊠Jây pense aujourdâhui, je nây pensais pas hier. Je ne pensais quâĂ sceller, dâune meurtrissure ou dâune accolade, la nuit achevĂ©e enfin. Un couple, occupĂ© de lui-mĂȘme, ne connaĂźt pas de brefs colloques. Quâils sont longs, ces entretiens oĂč sâagitent les bĂątards mal venus de lâamour.,. Des pĂȘches, oubliĂ©es dans une coupe, se rappelĂšrent Ă moi par leur parfum sĂ»ri ; lâune dâelles, oĂč je mordis, rouvrit Ă ma faim et Ă ma soif le monde matĂ©riel, sphĂ©rique, bondĂ© de saveur dans peu dâinstants le lait bouillant, le cafĂ© noir, le beurre reposĂ© au fond du puits rempliraient leur office de panacĂ©e⊠â Cher ValĂšre Vial, tu mâas dĂ©tournĂ©e de ce que jâavais commencĂ© Ă te dire, il y a⊠â je lui montrai par jeu une des derniĂšres Ă©toiles, dâun jaune pĂąle et qui avait suspendu sa danse de scintillations â il y a un moment. â Vous nâavez quâĂ continuer, madame. Ou a recommencer. Je suis toujours lĂ . AmitiĂ© sincĂšre, feinte dâamitiĂ© ?⊠Au plaisir que je reçus de sa voix amicale, je comptai ce que cette nuit de veille avait usĂ© de mes forces. â Vial, je voudrais te parler comme Ă un ĂȘtre humain affectueux, â sâil est des ĂȘtres humains affectueux. Ma restriction venait Ă point Vial buta sur le mot honni de tous les amants, et son regard me reprit sa confiance. â Je tâai dit que je vivais ici une belle saison de lâannĂ©e, mais surtout une belle saison de ma vie⊠Câest une vĂ©ritĂ© qui ne date pas de trĂšs loin⊠Mes amis le savent⊠Il demeurait muet, et comme tari. â âŠDe sorte que je ne me sens pas toujours trĂšs assurĂ©e dans mon Ă©tat rĂ©cent. Quelquefois je suis forcĂ©e de me demander, â quand je dĂ©ploie une grande activitĂ© soudaine qui se traduit par des nettoyages, des jardinages insensĂ©s ou un dĂ©mĂ©nagement, â si câest de lâallĂ©gresse nouvelle ou un reste de vieille fiĂšvre. Tu comprends ? Il rĂ©pondit oui » de la tĂȘte, mais il me montrait une figure dâĂ©tranger, et je ne mâavisai pas, alors, quâil pouvait souffrir. â Faire peau neuve, reconstruire, renaĂźtre, ça nâa jamais Ă©tĂ© au-dessus de mes forces. Mais aujourdâhui il ne sâagit plus de faire peau neuve, il sâagit de commencer quelque chose que je nâai jamais fait. Comprends donc, Vial, câest la premiĂšre fois, depuis que jâai passĂ© ma seiziĂšme annĂ©e, quâil va falloir vivre â ou mĂȘme mourir â sans que ma vie ou ma mort dĂ©pendent dâun amour. Câest si extraordinaire⊠Tu ne peux pas le savoir⊠Tu as le temps. Vial, empreint de sĂ©cheresse, obstinĂ© des pieds Ă la tĂȘte, se refusait sans paroles Ă toute comprĂ©hension, Ă tout allĂ©gement. Je me sentais trĂšs fatiguĂ©e, prĂȘte Ă reculer devant lâinvasion vermeille qui se levait de la mer, mais je voulais aussi terminer cette nuit â le mot sâoffrit Ă moi, ne me quitta plus â honorablement. â Tu comprends, il faut dĂ©sormais que ma tristesse si je suis triste, ma gaĂźtĂ© si je suis gaie, se passent dâun motif qui leur a suffi pendant trente annĂ©es lâamour. Jây arrive. Câest prodigieux. Câest tellement prodigieux⊠Quelquefois des accouchĂ©es, aprĂšs leur premier sommeil de dĂ©livrance, sâĂ©veillent en recommençant le rĂ©flexe du cri⊠Jâai encore, figure-toi, le rĂ©flexe de lâamour, jâoublie que jâai rejetĂ© mon fruit. Je ne mâen dĂ©fends pas, Vial. TantĂŽt je mâĂ©crie en dedans Ah ! mon Dieu, pourvu quâIl soit encore lĂ ! » et tantĂŽt Ah ! mou Dieu, pourvu quâIl ne soit plus lĂ ! » â Qui ? demanda Vial avec naĂŻvetĂ©. Je me mis Ă rire, et je flattai son beau poitrail accessible, dans la chemise ouverte, au vent du matin et Ă ma main, â ma main qui est plus vieille que moi, mais je devais bien, Ă cette heure-lĂ , paraĂźtre son Ăąge⊠â Personne, Via], personne⊠Plus personne. Mais je ne suis pas morte, il sâen faut, ni insensible. On peut me faire de la peine⊠Tu pourrais me faire de la peine. Tu nâes pas homme Ă tâen contenter ? Une longue main aux doigts minces, rapide comme une patte, saisit la mienne. â Je mâen arrangerais encore, dit Vial sourdement. Ce ne fut quâune intimidation passagĂšre. Je sus grĂ© Ă Vial dâun pareil aveu, jâen goĂ»tai la forme un peu outrageante, lâindiscutable et directe origine. Je retirai ma main sans violence, je haussai les Ă©paules, et je voulus, comme Ă un enfant, lui faire honte â Oh ! Vial⊠Quelle fin nous verrais-tu donc, si je tâĂ©coutais ? â Quelle fin, rĂ©pĂ©ta-t-il. Ah ! oui⊠Mais la vĂŽtre, â ou la mienne. Jâavoue, ajouta-t-il avec complaisance, oui, jâavoue quâĂ certains moments, votre mort ne mâaurait pas dĂ©plu. Je ne trouvai rien Ă redire Ă un vĆu aussi traditionnel. Un lĂ©ger trĂ©buchement des prunelles, un rire vague me montraient que Vial ne renonçait pas tout Ă fait Ă lâespoir de se conduire en Ă©nergumĂšne, et je me mis Ă craindre, petitement, quâon ne surprĂźt sur mon seuil ce garçon dĂ©fait. Il fallait se hĂąter, le jour allait nous assaillir, les premiĂšres hirondelles sifflantes cernaient le toit. Une longue jonque de nuages, teinte dâun violet Ă©pais et sanguin, amarrĂ©e au ras de lâhorizon, retardait seule le premier feu de lâaurore. Ă grand roulement de tonnerre creux et chantant, une charrette, sur le chemin de cĂŽte, annonça quâelle menait des barriques vides. Vial releva, autour de sa barbe dâhier et de son brun visage que la veille et lâinanition verdissaient, le col de son veston blanc. Il sâappuyait dâun pied sur lâautre, comme sâil foulait de la neige, et il regarda assez longuement la mer, ma maison et deux siĂšges vides sur la terrasse. â Alors⊠au revoir, madame. â Au revoir, cher Vial. Tu⊠On ne te verra pas Ă lâheure du dĂ©jeuner ? Il crut Ă un excĂšs de prĂ©caution hostile, et fut blessĂ©. â Non. Ni demain. Je dois aller Ă Moustier-Sainte-Marie, et de lĂ dans des petits endroits, sur deux cents kilomĂštres de cĂŽte environ. Acheter des courtepointes provençales pour mon magasin de Paris⊠Des plats de Varages quâon mâa signalĂ©s, ⊠â Oui⊠Mais ce ne sont pas des adieux Ă©ternels » On se reverra, Vial ? â DĂšs que je le pourrai, madame. Il parut content dâavoir si bien rĂ©pondu en si peu de mots, et je le laissai sâen aller. Sa petite voiture dĂ©marra discrĂštement dans la profonde poussiĂšre blanche du chemin dessĂ©chĂ©. La chatte alors parut comme une fĂ©e, et jâallai dans la cuisine allumer le feu sans attendre Divine, car je tremblais de froid et je nâĂ©prouvais que lâextrĂȘme besoin de me tremper dans une eau trĂšs chaude, dans un bain acidulĂ©, aromatique, un bain comme ceux oĂč lâon se rĂ©fugie, Ă Paris, par les noirs matins de lâhiver. VIII Nous aimons, colons Ă©parpillĂ©s sur la cĂŽte, les dĂźners impromptus, parce quâils nous rĂ©unissent pour une heure ou deux et parce quâils ne violent pas la paix de nos demeures, le secret de notre vie dâĂ©tĂ© qui ne comporte point de rĂ©unions dâaprĂšs-midi ni de goĂ»ters Ă cinq heures. Le protocole de la saison veut quâun caprice unanime, plutĂŽt quâune amicale prĂ©mĂ©ditation, rĂšgle nos rapports. Une invitation Ă huitaine nous trouvera hĂ©sitants, Ă©vasifs Ah ! je ne sais pas si je suis libre⊠Justement le gars Gignoux doit nous mener Ă La Seyne⊠» Ou bien nous travaillons, ou nous projetions dâaller justement » en forĂȘt manger du gibier braconné⊠Le hasard, dâhabitude, confie notre vĆu de sociabilitĂ© brĂšve Ă une voix, on ne sait dâavance laquelle. Câest celle du Grand DĂ©dĂ©, câest le petit fifre nasillĂ© de Dorny, le bĂąillement boulimique de DaragnĂšs qui soupire Il fait creux⊠» Il faut aussi que la demie de sept heures ait sonnĂ© au clocher bulbeux, quâune derniĂšre flammĂšche du couchant, dansant au ventre des siphons, rejaillisse dans lâĆil vert et sorcier de Segonzac, et que des façades roses du quai, plus chaudes que lâair rafraĂźchi, sorte une vague odeur de pain. La voix nonchalante sâĂ©lĂšve â Quâest-ce quâil peut bien y avoir Ă manger chez la Lyonnaise ? Personne nâa bougĂ©, et pourtant la rĂ©ponse arrive, chargĂ©e de prĂ©cisions surprenantes. â Rien. Des tomates, et du jambon de pays. â Chez nous, il y a une grosse mortadelle, et du beau gorgonzola, murmure une autre voix douce qui est celle de la violoniste Morhange. Mais ça ne fait pas assez pour tous⊠â Et ma soupe de mes oignons gratinĂ©e, câest de la crotte de bique, alors ? crie ThĂ©rĂšse Dorny, ou Suzanne VillebĆuf. Segonzac alors se lĂšve, ĂŽte de son chef un chapeau de feutre antique â Mes bons messieurs, mes bonnes dames, câest-i quâeune virĂ©e jusquâĂ chez mouĂ© vous ferait peĂ»r ? Je ne sons quâun simple pĂ©san, jâons ce que jâons, mais foi de manant, jâons le quieur sur la main et la main partout⊠Le Ravissant est encore Ă son jeu favori dâimitateur que des pieds muets, chaussĂ©s dâespadrilles, courent, et que jambon de pays, tomates et pĂȘches, fromages, tartes de frangipane, saucisson façonnĂ© en gourdin, pains longs quâon Ă©treint comme des enfants volĂ©s, soupiĂšre chaude liĂ©e dans une serviette prennent avec nous, sur deux ou trois voitures, le chemin ravinĂ© de la colline. La manĆuvre nous est familiĂšre, vingt minutes plus tard, la table dressĂ©e sous un toit de clayonnage nous fait fĂȘte, et le vert clair-de-lune dâanciens feux de tribord, haut pendus aux branches, coule onctueux sur la feuille convexe des magnolias. Ainsi Ă©tions-nous hier soir, en haut de la colline. LâĂ©chancrure de mer, en bas, retenait une laiteuse clartĂ© qui nâavait plus sa source dans le ciel. Nous distinguions les lumiĂšres du port, immobiles, et leur reflet tremblant. Au-dessus de nos tĂȘtes, entre deux flambeaux, une longue grappe de raisin mĂ»rissant oscillait, et lâun de nous dĂ©tacha un grain blond â On vendangera tĂŽt, mais maigrement. Mon mĂ©tayer dit que nous ferons tout de mĂȘme dix hectos, affirma Segonzac avec orgueil. Chez vous, Colette ? â Je compte un tiers de rĂ©colte, il nâa pas assez plu et câest de la trĂšs vieille vigne dix-huit cents Ă deux mille. â Deux mille quoi ? â Litres mais je nâen ai que la moitiĂ© pour moi. â Feu de Dieu, ma bonne fille, vous allez vous mettre marchande ! â Mille litres ! soupira avec accablement Suzanne VillebĆuf, comme si on la condamnait Ă les boire. Elle portait une robe Ă ramages de fleurs sur un fond noir, une Ă©toffe villageoise dâItalie quâelle avait taillĂ©e Ă la mode de lâancienne Provence, et personne ne pouvait expliquer pourquoi elle semblait dĂ©guisĂ©e en gitane. Lâair fleurait lâeucalyptus et les pĂȘches bletties. Des bombyx et de dĂ©licats papillons des groseilliers crĂ©pitaient, brĂ»lĂ©s, dans les calices des photophores. HĂ©lĂšne ClĂ©ment, patiente, sauvait les moins atteints du bout dâune fourchette Ă pickles, puis par pitiĂ© les donnait au chat. â Ah ! une Ă©toile filante⊠â Elle est tombĂ©e sur Saint-RaphaĂ«l⊠Nous avions fini de manger, et presque de parler. Un grand cruchon de verre commun et verdĂątre, Ă ombilic saillant, se traĂźnait paresseusement autour de la table et saluait, sans se soulever, pour emplir encore nos verres dâun bon vin de Cavalaire, jeune, Ă arriĂšre-goĂ»t de bois de cĂšdre, dont la chaleureuse vapeur rĂ©veillait quelques guĂȘpes. Notre sociabilitĂ©, contentĂ©e, Ă©tait tout prĂšs de rendre sa place, par droit de marĂ©e rĂ©guliĂšre, Ă notre insociabilitĂ©. Les peintres, assommĂ©s de soleil, eussent cĂ©dĂ© Ă une torpeur enfantine, mais leurs femmes, reposĂ©es lâaprĂšs-midi dans une paix de harem, tournaient de grands yeux vers le golfe et fredonnaient tout bas. â AprĂšs tout, risqua lâune dâelles, il nâest que dix heures moins le quart. â Valsez, jolies gosses » chanta un soprano timide, qui sâen tint lĂ . â Si Carco Ă©tait ici⊠dit une autre voix. â Carco ne danse pas. Ce quâil nous faudrait, câest Vial. Sur quoi, il y eut un trĂšs court silence et Luc-Albert Moreau, agitĂ© de la crainte quâon ne me fĂźt du mal, sâĂ©cria â Câest vrai, câest vrai, il nous faudrait Vial ! Mais puisquâil nâest pas lĂ , nâest-ce pas⊠Eh bien, il nâest pas lĂ , voilĂ tout ! â Il prĂ©pare son exposition de blanc et ses soldes en articles de mĂ©nage, dit avec dĂ©dain ThĂ©rĂšse, qui, cherchant Ă louer une petite boutique rigolote », convoite le magasin parisien de Vial. â Il est Ă Vaison, derriĂšre Avignon, dit HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Mes amis la regardĂšrent sĂ©vĂšrement. Elle tenait les yeux baissĂ©s, et nourrissait de phalĂšnes grillĂ©es, sur ses genoux, le chat noir qui ressemblait Ă un congre. â Câest bon pour le faire crever, lui remontra Morhange, vindicative. Nâest-ce pas, madame Colette ? â Mais non, pourquoi ? Câest gras et rĂŽti. Naturellement je ne ferais pas griller exprĂšs des papillons pour les chats, mais on ne peut pas empĂȘcher les bombyx de courir aux photophores. â Ni les femmes dâaller danser, soupira en se levant un long paysagiste. Allons, un tour chez Pastecchi ! Mais on rentre de bonne heure ? Une des jeunes femmes jeta un Oui ! » aigu comme un cri de cavale, des phares tournoyĂšrent sur la vigne, foudroyant çà et lĂ un cep de mercure, un chien de sel, un livide rosier terrifiĂ©. Ă Luc-Albert prosternĂ© en suppliant devant une petite automobile ancienne et butĂ©e, ThĂ©rĂšse Dorny jeta en passant â Il ne tire pas, ce soir, ton Mirus ? et nos rires descendirent la cĂŽte, Ă la file, portĂ©s par de discrĂštes voitures au point mort. Ă mesure que nous nous rapprochions de la mer, le golfe sâĂ©toilait davantage. Contre mon bras nu, je sentais le bras nu dâHĂ©lĂšne ClĂ©ment. Depuis le dĂ©part de Vial, je ne lâavais pas revue sauf sur le quai, chez le libraire, Ă lâheure du marchĂ©, Ă lâheure de la citronnade, et jamais seule. Dans les premiers jours de la semaine, elle me tĂ©moignait un empressement, une dĂ©fĂ©rence Ă©quivalents Ă des Eh bien ?⊠Eh bien ?âŠquâavez-vous fait ? Quoi de nouveau ?⊠» auxquels je nâavais rien rĂ©pondu. Elle sâĂ©tait â je le croyais â rĂ©signĂ©e, et songeait â mais comment ai-je pu le croire ? â Ă autre chose⊠Son bras nu, dans lâombre, se plia sous le mien. â Madame Colette, vous savez, chuchota HĂ©lĂšne, je ne le sais que par une carte postale. â Quoi donc, mon enfant ? âEt câest une carte postale de ma mĂšre, qui est avec papa Ă Vaison chez ma grandâmĂšre ClĂ©ment, poursuivit-elle en enjambant ma question. Avec ma famille, ils se connaissent. Mais jâai pensĂ© que je pouvais ne pas le dire tout Ă lâheure⊠que câĂ©tait mieux⊠Je nâai pas pu vous consulter lĂ -dessus avant dĂźner. Je pressai le bras nu, frais comme le soir â CâĂ©tait mieux. Et jâadmirai quâelle sĂ»t si bien ce qui est mieux, ce qui est moins bien, jâadmirai son visage plein de projets, tournĂ© vers les Ă©vĂ©nements, les arrivĂ©es, les embarcadĂšres⊠Quand la nuit sâest fermĂ©e, rĂ©duisant la mer Ă son langage de clapotis, claquements de gueule, mĂąchouillement obscur entre les ventres des bateaux amarrĂ©s, lâimmensitĂ© marine Ă un petit mur noir, bas et vertical contre le ciel, le scandale du bleu et de lâor Ă des feux de jetĂ©e, le nĂ©goce Ă deux cafĂ©s et Ă un petit bazar noctambule, alors nous dĂ©couvrons que notre port est un tout petit port. Quand nous passĂąmes, un yacht Ă©tranger, en bonne place, Ă ras de quai, exhibait sans pudeur ses cuivres, son Ă©lectricitĂ©, son pont en bois des Ăźles, son dĂźner cernĂ© dâhommes au torse nu, de femmes en robes basses Ă grands rangs de perles, ses serveurs immaculĂ©s et qui semblaient tous vierges. Nous nous arrĂȘtĂąmes pour contempler lâarche magnifique apportĂ©e par la mer et que la mer allait reprendre quand ces gens auraient jetĂ© par-dessus bord leur derniĂšre pelure de fruit, et pavoisĂ© lâeau de leurs journaux flottants. â VĂ©, dis, passe la cigarette, leur cria du quai un garçon en savates. Un des passagers exposĂ©s se tourna pour toiser lâenfant perchĂ© sur la passerelle, et ne rĂ©pondit pas. â VĂ©, dites, Ă quelle heure câest que vous faites lâamour ? Si câest tard, jâai peur de pas pouvoir rester jusque-là ⊠Il sâenvola, rĂ©compensĂ© par nos rires. Cent mĂštres plus loin, dans lâaisselle de la jetĂ©e, Pastecchi tient bal et dĂ©bit de boissons. Le coin est bon, garĂ© du vent. Il est beau, puisquâil regarde Ă la fois un pan de mer prisonniĂšre, les tartanes relevĂ©es de bandes peintes, et les maisons plates Ă base Ă©patĂ©e, dâun lilas tendre et dâun rose de tourterelle. Un petit homme Ă©reintĂ©, qui a lâair paresseux et qui se repose rarement, veille sur la nuditĂ© dâune salie rectangulaire, comme sâil Ă©tait chargĂ© dâen Ă©carter toute parure. On nây voit pas une guirlande aux murs, pas un bouquet sur le coin du comptoir, ni une couleur neuve, ni un jupon de papier autour des ampoules Ă©lectriques. Comme dans une chapelle mortuaire pour pauvres, câest sur le catafalque que sâamasse un faste de fleurs et de superfluitĂ©. Je nomme catafalque le piano mĂ©canique, ancien, Ă©prouvĂ© par le temps, dâun noir de vieux frac. Mais il nâest aucun de ses panneaux qui nâencadre, peints au naturel, Venise, le Tyrol, un lac sous la lune, Cadix, des glycines et des rubans bleus. Il avale, par une mince bouche bordĂ©e de cuivre, des jetons de vingt centimes, et les rend au centuple en polkas mĂ©talliques, en javas de fer-blanc terne, trouĂ©e de grands trous de silences phtisiques. Câest une musique creuse, dâune rigueur si funĂšbre que nous ne la supporterions pas sans danseurs. DĂšs que les premiĂšres mesures prĂ©cipitent, dans le coffre, un effondrement rythmĂ© de vieux sous, de morceaux de verre et de peignes de plomb, un couple, deux couples, dix couples de danseurs tournent, obĂ©issants, et si lâon nâentend pas glisser les semelles de chanvre, on perçoit le bruissement soyeux des pieds nus. JâĂ©cris danseurs, et non danseuses. Elles sont, Ă la JetĂ©e, une minoritĂ© nĂ©gligĂ©e. Jolies, hardies et le cou rasĂ©, elles apprennent des touristes le chic de la jambe hĂąlĂ©e et du foulard sans pareil. Mais quand lâĂ©trangĂšre » vient au bal, le soir, en espadrilles, la fille du pays chausse son pied nu de souliers vernis. Nous nous serrĂąmes tous, sur les bancs de bois chancelants, autour dâun marbre fendu. Encore fallut-il que de jeunes ouvriers de lâusine et deux marins reculassent, pour nous faire place, leurs reins de matous et leurs verres pleins dâanis. HĂ©lĂšne ClĂ©ment cala son Ă©paule nue, sa hanche et sa longue jambe contre une jeune bĂȘte de mer polie comme un bois prĂ©cieux, avec la sĂ©curitĂ© dâune fille qui ne sâest jamais trouvĂ©e, au creux dâun chemin dĂ©sert, Ă trois pas dâun inconnu muet, immobile et les mains ballantes. Quelques hommes tiennent pour impudence, chez HĂ©lĂšne, ce qui nâest que puretĂ© persistante. Elle se releva promptement, et sâen alla valser aux bras du matelot bleu, qui dansait comme font les garçons ici, câest-Ă -dire sans paroles, liĂ© Ă sa danseuse dâune Ă©treinte Ă©troite et impersonnelle, en portant haut son visage oĂč rien ne se lisait. Autour dâun si beau couple tournaient, sous le chĂątiment de lâexĂ©crable illumination, quelques habituĂ©s de la cĂŽte, deux SuĂ©dois, â mari et femme, frĂšre et sĆur ? â tout en vermeil pĂąle des chevilles aux cheveux, des TchĂ©co-Slovaques massifs, traitĂ©s selon le minimum de ciselure corporelle, deux ou trois Allemandes nouvelle maniĂšre, maigres, demi-nues, noiraudes et chaudes Ă lâĆil, autant de taches colorĂ©es sur un fond sombre dâadolescents sans linge, le cou pris dans un mince tricot noir, de matelots bleus comme la nuit, de dĂ©bardeurs de tartanes Ă©pais et lĂ©gers en airain rougeĂątre, hĂ©ros de la danse⊠Ils valsaient entre eux, sous lâattention impure dâun public venu de loin pour les voir. Deux amis, jumeaux par la stature, par les pieds dĂ©liĂ©s, la similitude du sourire, qui ne daignaient pas, de tout lâĂ©tĂ© inviter une garce de Paris », vinrent se reposer prĂšs de nous, acceptĂšrent du grand DĂ©dĂ© qui les admirait une bouteille de gazeuse, rĂ©pondirent, Ă une question indiscrĂšte » Nous dansons nous deux parce que les filles, elles dansent pas assez bien », et sâen allĂšrent renouer leurs bras, mĂȘler leurs genoux. Une brune frĂ©nĂ©tique aux cheveux droits, en fichu jaune, venue telle quelle, en automobile, dâune plage voisine, trinquait du ventre avec un distant ouvrier, qui la tenant aux reins semblait ne pas la voir. Un noir jeune homme enchanteur, en chemise de pilou gris dĂ©chirĂ©e, comme chevillĂ© Ă un autre jeune homme fin, vide, immatĂ©riel, plus blanc Ă cause dâun foulard rouge serrĂ© en haut du cou sous lâoreille, nous jetait en passant des regards de dĂ©fi, et un mulĂątre en forme de marteau, â les Ă©paules dĂ©mesurĂ©es, la taille Ă passer dans une jarretiĂšre, â portait sur son cĆur, soulevĂ© de terre, un enfant presque endormi de giration, qui laissait baller sa tĂȘte et pendre ses bras⊠Point dâautre vacarme que celui du billon, de la vaisselle et des dominos moulus ensemble dans le piano mĂ©canique. On ne vient pas Ă la JetĂ©e pour causer, ni mĂȘme pour se saouler. Ă la JetĂ©e, on danse. Les fenĂȘtres ouvertes laissaient entrer lâodeur des Ă©corces de melon flottantes sur lâeau du port ; entre deux moitiĂ©s de tangos, un long soupir annonçait quâune vague, nĂ©e au large, achevait de mourir Ă quelques pas de nous. Mes jeunes compagnes regardaient tourner les couples mĂąles. Dans leur excĂšs dâattention, je pouvais lire ensemble la dĂ©fiance et le penchant quâelles ont pour les Ă©nigmes. Le grand DĂ©dĂ©, rapetissant son Ćil vert, prenait un calme plaisir, penchait de cĂŽtĂ© la tĂȘte, disait de temps en temps â Câest joli⊠Câest joli. Câest dĂ©jĂ gĂątĂ©, mais câest joli. LâĂ©tĂ© qui vient, ils danseront parce que Volterra les regardera danser⊠La petite tzigane VillebĆuf tournoya Ă son tour comme une corolle. Nous nous gardions de parler, Ă©tourdis de tournoiement et de dĂ©plaisante lumiĂšre. Le vent de la danse collait au plafond un voile de fumĂ©e qui essayait, Ă chaque pause, de redescendre, et je me souviens que jâĂ©tais contente de ne presque pas penser, dâacquiescer Ă la musique concassĂ©e, au petit vin blanc de lâannĂ©e qui tiĂ©dissait sitĂŽt versĂ©, Ă la chaleur grandissante, qui sâenrichissait dâodeurs⊠Le gros tabac triomphait, puis reculait devant la menthe verte, qui sâeffaçait sous un rugueux relent de vĂȘtements trempĂ©s dans la saumure ; mais au passage un torse brun, gainĂ© dâun petit justaucorps de tricot sans manches, fleurait le copeau de santal, et la porte battante de la cave libĂ©rait la vapeur du vin Ă©gouttĂ© sur le sable⊠Une bonne Ă©paule dâami mâĂ©tayait, et jâattendais que la satiĂ©tĂ© me rendĂźt la force et lâenvie de me lever, de retourner vers mon royaume exigu, vers les chats anxieux, la vigne, les noirs mĂ»riers⊠Je nâattendais que cela⊠encore une minute, et je mâen vais⊠que cela, vraiment⊠â Y a pas, dit une jeune femme couleur de cannelle, câest Vial quâil nous aurait fallu, ce soir. â RamĂšne-moi chez moi, HĂ©lĂšne, dis-je en me levant, tu sais bien que je ne peux pas conduire la nuit. Je me rappelle quâelle me conduisit trĂšs doucement, Ă©vitant les pierres et les trous qui nous sont familiers, et quâelle orienta ses phares, Ă lâarrivĂ©e, de maniĂšre quâils Ă©clairassent lâallĂ©e. En chemin, elle me parla bal, tempĂ©rature et vicinalitĂ©, sur un ton si contenu, si gros de sollicitude et de prĂ©venance que lorsquâelle se risquait Ă me demander dâune voix Ă©mue â Est-ce que ça ne fait pas trois ans quâon nâa comblĂ© ces deux trous-lĂ ? JâĂ©tais tentĂ©e de lui rĂ©pondre â Non, merci, HĂ©lĂšne, je nâai pas besoin de ventouses ce soir, et la potion bromurĂ©e est inutile. Je la devinais pleine de zĂšle et de soins, comme si elle eĂ»t palpĂ© sur moi une meurtrissure indolore, un sang rĂ©pandu que moi-mĂȘme je ne sentais pas. Câest pour la remercier que je lui dis, quand elle courut ouvrir ma grille qui nâa point de serrure, tandis que je dĂ©posais Ă terre ma brabançonne ĂągĂ©e â Tu Ă©tais superbe ce soir, HĂ©lĂšne, encore mieux que le mois dernier. Elle se tint toute droite de fiertĂ© devant les phares â Oui ? Je sens que câest vrai, madame Colette. Et ce nâest pas fini Ăa ne fait que commencer. Je crois⊠Elle levait le doigt comme un grand ange de combat, debout au centre dâun halo blanc. Ă bout de mystĂšre elle tourna la tĂȘte vers le DĂ© »⊠â Ah oui ?⊠fis-je vaguement, et je me hĂątai sur lâallĂ©e, avec une sorte de rĂ©pugnance pour tout ce qui nâĂ©tait pas mon gĂźte, lâaccueil des bĂȘtes, le linge frais, une caverne de silence⊠Mais HĂ©lĂšne sâĂ©lança, me saisit au coude, et je ne vis plus, devant nous, que deux ombres dĂ©mesurĂ©es dâun bleu dâencre, qui couchĂ©es et rampantes sur la terre se brisaient au pied de la façade, lâescaladaient verticales et gesticulaient sur le toit â Madame, câest fou, câest stupide, mais sans raison aucune jâai une⊠jâai un pressentiment⊠comme un grand espoir⊠Madame, je vous suis trĂšs dĂ©vouĂ©e, vous savez⊠Madame, vous comprenez tout⊠Sa longue ombre donna Ă mon ombre plus courte un baiser incohĂ©rent qui tomba quelque part dans lâair, et elle me quitta en courant. IX Je viens de classer des Papiers dans le secrĂ©taire du cher papa. Jây ai trouvĂ© toutes les lettres que je lui Ă©crivais de la Maison Dubois aprĂšs mon opĂ©ration, et tous les tĂ©lĂ©grammes que tu lui envoyais pendant la pĂ©riode oĂč je ne pouvais lui Ă©crire. Il avait tout gardĂ©, que jâai Ă©tĂ© Ă©mue ! Mais, me diras-tu, c est tout naturel quâil ait conservĂ© cela. Pas si naturel, va, tu verras⊠Les deux ou trois courts voyages que jâai faits Ă Paris pour te voir, avant sa mort, quand jâen revenais je retrouvais mon cher Colette diminuĂ©, creusĂ©, mangeant Ă peine⊠Ah ! quel enfant ! Quel dommage quâil mâait autant aimĂ©e ! Câest son amour pour moi qui a annihilĂ©, une Ă une, toutes ses belles facultĂ©s qui lâauraient poussĂ© vers la littĂ©rature et les sciences. Il a prĂ©fĂ©rĂ© ne songer quâĂ moi, se tourmenter pour moi, et câest cela que je trouvais inexcusable. Un si grand amour ! Quelle lĂ©gĂšretĂ© ! Mais, de mon cĂŽtĂ©, comment veux-tu que je me console dâavoir perdu un ami aussi tendre ?⊠» Une pluie douce tombe depuis deux heures, et va cesser. DĂ©jĂ tous les signes cĂ©lestes se disputent la fin de lâaprĂšs-midi. Un arc-en-ciel a tentĂ© de franchir le golfe ; rompu Ă mi-chemin contre un solide amas de nuages orageux, il brandit en lâair un reste merveilleux de cintre dont les couleurs meurent ensemble. En face de lui, le soleil, sur des jantes de rayons divergents, descend vers la mer. La lune croissante, blanche dans le plein jour, joue entre des flocons de nues allĂ©gĂ©es. Câest la premiĂšre pluie de lâĂ©tĂ©. Quây gagnera la vendange ? Rien. Le raisin est quasi mĂ»r. La petite aurore me le livre froid, perlĂ©, Ă©lastique et giclant sucrĂ© sous la dent⊠Les pins filtrent lâondĂ©e ralentie ; en dĂ©pit de leur baume, des orangers mouillĂ©s et de lâalgue sulfureuse qui fume en bordure de mer, lâeau du ciel gratifie la Provence dâune odeur de brouillard, de sous-bois, de septembre, de province du Centre. La grande raretĂ© quâun horizon brumeux sous ma fenĂȘtre ! Je vois le paysage trembler, comme Ă travers une montĂ©e de larmes. Tout est nouveautĂ© et douce infraction, jusquâau geste de ma main qui Ă©crit, geste depuis si longtemps nocturne. Mais il fallait bien fĂȘter Ă ma maniĂšre la pluie, â et puis je nâai de goĂ»t, cette semaine, que pour ce qui ne me plaĂźt guĂšre. Lâaverse se retire sur les Maures. Tous les hĂŽtes de ma maison chantent la fin du mauvais temps. Une action de grĂąces, fleurie de PeuchĂšre » de Dieu garde » et de JĂ©sus, je succombe !» sâenvole de la cuisine. La Chatte, au bord dâune flaque, cueille des gouttes dâeau dans le creux de sa petite main de chat et les regarde ruisseler ainsi ferait, jouant avec son collier, une jeune fille⊠Mais le Matou, qui avait oubliĂ© la pluie, ne lâa pas encore reconnue. Il lâĂ©tudie, assis sur le seuil, parcouru de frissons. Un vague sourire commence Ă paraĂźtre sur son pur et stupide visage. Si le mauvais temps persĂ©vĂ©rait, il ne manquerait pas de sâĂ©crier, tout rayonnant de suffisance » Jâai compris ! Je me souviens ! Il pleut. » Quant Ă cette grande bringue dĂ©sossĂ©e, sa fille, â quâon appelle, en mĂ©moire dâune Ă©poque oĂč elle avait six semaines, la Toute-Petite â par pluie ou soleil, elle chasse. Elle est chargĂ©e de meurtres et peu liante. Sa fourrure, plus claire quâun sang bleu comme le sien ne lâautorise, est pareille Ă la gelĂ©e blanche sur un toit dâardoises. Une capiteuse odeur de sang dâoiseau, dâherbe foulĂ©e et de grenier chaud la suit, et sa mĂšre sâĂ©carte dâelle comme dâun renard. Que je demeure seulement une huitaine de jours sans Ă©crire, ma main dĂ©sapprend lâĂ©criture. Depuis huit ou dix jours, â exactement depuis le dĂ©part de Vial, â jâai eu beaucoup de travail, â il est plus juste dâĂ©crire jâai beaucoup travaillĂ©. Le fossĂ© mitoyen qui draine les eaux superflues de lâhiver, je lâai approfondi, curĂ©. VĂ©, ce nâest pas la saison ! » me reprochait Divine. Mentionnons encore un sarclage, pĂ©nible en terre dure, le rinçage des dames-jeannes en verre clissĂ©. Jâai aussi huilĂ©, frottĂ© dâĂ©meri les cisailles Ă vendange. Trois journĂ©es de grande chaleur nous ont retenus prĂšs de la mer, dans la mer, heureux sous sa courte houle fraĂźche et lourde. Ă peine sĂ©chĂ©s, nos bras et nos jambes se couvraient dâun givre de sel fin. Mais, atteints, domptĂ©s par le soleil, nous sentons quâil ne nous vise plus des mĂȘmes points du ciel. Ă lâaube, ce nâest plus lâeucalyptus qui devant ma fenĂȘtre divise, au sortir de la mer, le premier segment du soleil, câest un pin voisin de lâeucalyptus. Combien sommes-nous Ă voir le jour paraĂźtre ? Ce vieillissement de lâastre, qui chaque matin abrĂšge sa course, demeure secret. Il suffit Ă mes camarades parisiens, et aux Parisiens qui ne sont pas mes camarades, que le couchant emplisse longuement le ciel, occupe et couronne lâaprĂšs-midi⊠Parlerai-je de deux excursions qui nous virent, nombreux et gais, contents de partir, plus contents de revenir ? Jâaime les vieux villages provençaux qui Ă©pousent la pointe de leurs collines. La ruine y est sĂšche, saine, dĂ©pouillĂ©e dâherbe et de moisissure verte, et seul le gĂ©ranium-lierre fleuri de rose pend Ă la noire oreille bĂ©ante dâune tour. Mais en Ă©tĂ© je me lasse vite, Ă mâenfoncer dans les terres ; jâai tĂŽt soif de la mer, de lâinflexible suture horizontale, bleu contre bleu⊠Je crois que câest tout. Vous trouvez que câest peu ? Peut-ĂȘtre ne vous trompez-vous pas. Peut-ĂȘtre suis-je impuissante Ă vous peindre ce que moi-mĂȘme je ne dĂ©mĂȘle pas clairement. Je confonds parfois silence et grand bruissement intĂ©rieur, lassitude et fĂ©licitĂ©, et câest presque toujours un regret qui mâarrache un sourire. Depuis le dĂ©part de Vial, je mâapplique beaucoup Ă la sĂ©rĂ©nitĂ©, et naturellement je ne lui apporte que des matĂ©riaux de bonne origine, les uns pris dans un passĂ© frais encore, les autres dans mon prĂ©sent qui sâĂ©claire, â les meilleurs, je te les mendie, ma trĂšs chĂšre. De sorte que ma sĂ©rĂ©nitĂ©, Ă©difiĂ©e sans gĂ©nie spontanĂ©, a la figure non point factice mais laborieuse des Ćuvres oĂč on met trop de conscience. Je lui crierais Allons ! enivre-toi ! Titube ! » si jâĂ©tais certaine quâelle aura le vin gai. Quand Vial Ă©tait ici, pendant deux Ă©tĂ©s consĂ©cutifs, sa prĂ©sence⊠Non, je parlerais mal de lui. Je te remets le soin, ma compagne subtile, de louer un Vial que tu nâas pas connu. Je te quitte pour aller jouer aux Ă©checs avec mon petit marchand de laine. Tu le connais. Câest ce petit gros homme vilain qui vend tristement toute la journĂ©e des boutons et de la laine Ă repriser, et il ne dit pas un mot. Mais, ĂŽ surprise ! il joue finement aux Ă©checs. Nous jouons dans son arriĂšre-boutique oĂč il y a un poĂȘle, un fauteuil quâil mâavance, et sur la fenĂȘtre qui donne sur une courette, deux pots de gĂ©raniums trĂšs beaux, de ces gĂ©raniums incomprĂ©hensibles quâon trouve dans les pauvres logis et chez les garde-barriĂšres. Je nâai jamais pu avoir les pareils, moi qui leur donne lâair, lâeau pure et qui fais tous leurs caprices. Je vais donc jouer trĂšs souvent chez mon petit marchand de laine. Il mâattend fidĂšlement. Il me demande chaque fois si je veux une tasse de thĂ©, parce que je suis une dame » et que le thĂ© est une boisson distinguĂ©e. Nous jouons, et je pense Ă ce qui est emprisonnĂ© dans ce petit gros homme. Qui le saura jamais ? Cela me rend curieuse. Mais je dois me rĂ©signer Ă ne jamais le savoir, encore bien contente dâĂȘtre certaine quâil y a quelque chose, et dâĂȘtre seule Ă le savoir. » GoĂ»t, divination du trĂ©sor caché⊠SourciĂšre, elle allait droit Ă ce qui ne brille que secrĂštement, eau qui languit loin de la lumiĂšre, filon dormant, cĆurs Ă qui toute chance dâĂ©closion est retirĂ©e. Elle Ă©coutait le liquide sanglot, le long tintement souterrain, le soupir⊠Ce nâest pas elle qui eĂ»t brutalement questionnĂ© Vial, tu tâes donc attachĂ© Ă moi ? » De pareils mots flĂ©trissent tout⊠Eh quoi, des regrets ? Ce garçon ordinaire ?⊠Il nây a point de castes en amour. Demande-t-on Ă un hĂ©ros Petit marchand de laine, mâaimez-vous ? » Pousse-t-on, avec cette hĂąte, toutes choses vers leur fin ? Quand je me levais, petite fille, vers sept heures, Ă©blouie que le soleil fĂ»t bas, que les hirondelles se tinssent encore en file sur la gouttiĂšre et que le noyer ramassĂąt sous lui son ombre glaciale, jâentendais ma mĂšre sâĂ©crier » Sept heures ! mon Dieu, quâil est tard ! » Je ne la rejoindrai donc jamais ? Libre, volant haut, elle nomme lâamour constant, exclusif Quelle lĂ©gĂšretĂ© ! » et puis dĂ©daigne de sâexpliquer longuement. Ă moi de comprendre. Je fais ce que je peux. Il serait grand temps de lâapprocher autrement que dans lâamitiĂ© que je professe pour des travaux sans urgence ni grandeur, et de dĂ©passer ce que nous appelions autrefois, enfants irrĂ©vĂ©rencieux, le culte de la petite casserole bleue ». Elle ne saurait se contenter â ni moi â de savoir que parfois je contemple, je caresse tout ce qui passe par mes mains. Dâautres jours, je me vois poussĂ©e hors de moi-mĂȘme et forcĂ©e de concĂ©der une large hospitalitĂ© Ă ceux qui, mâayant cĂ©dĂ© leur place sur la terre, ne se sont quâen apparence immergĂ©s dans la mort. Lâonde de fureur qui monte en moi et me gouverne comme un plaisir des sens voilĂ mon pĂšre, sa blanche main italienne tendue vers les lames, refermĂ©e sur le poignard Ă ressort qui ne le quittait pas. Mon pĂšre encore, la jalousie qui me rendit, autrefois, si incommode⊠Docilement, je remets mes pas dans la trace des pas, Ă jamais arrĂȘtĂ©s, qui marquaient leur chemin du jardin au cellier, du cellier Ă la pompe, de la pompe au grand fauteuil comblĂ© de coussins, de livres Ă©carquillĂ©s et de journaux. Sur cette voie foulĂ©e, Ă©clairĂ©e dâun rayon fauchant et bas, le premier rayon du jour, jâespĂšre apprendre pourquoi il ne faut jamais poser une seule question au petit marchand de laine, â je veux dire Vial, mais câest le mĂȘme parfait amant, â pourquoi le vrai nom de lâamour, qui refoule et condamne tout autour de lui, est lĂ©gĂšretĂ© ». Je me souviens dâun soir, â il y a tantĂŽt huit jours, et câest le soir quâHĂ©lĂšne me ramena du bal â oĂč je crus laisser sur le chemin, aux bras de lâombre dâHĂ©lĂšne refermĂ©s sur les Ă©paules de mon ombre, un reliquat qui ne lui Ă©tait pas prĂ©cisĂ©ment destinĂ©, mais dont il importait que je me dĂ©lisse, â vieux rĂ©flexes, servitudes, aberrations inoffensives⊠HĂ©lĂšne partie, jâouvris sur la vigne la porte de lâenclos, et jâappelai les miens Miens ! » Ils accoururent, baignĂ©s de lune, pĂ©nĂ©trĂ©s des baumes quâils prennent aux perles de la rĂ©sine, aux menthes velues, divinisĂ©s par la nuit, et je mâĂ©tonnai une fois encore que, si libres et si beaux, maĂźtres dâeux-mĂȘmes et de cette heure nocturne, ils choisissent dâaccourir Ă ma voix⊠Puis je rangeai la chienne dans son tiroir de commode ouvert, et jâinstallai devant moi, sur mon lit, la table bassette aux sabots de caoutchouc, jâorientai lâabat-jour de porcelaine, dont le feu vert rĂ©pondait, de loin, Ă la lampe rouge que Vial allumait dans le DĂ© ». â Vous ĂȘtes feu de tribord, et moi de bĂąbord, plaisantait Vial. â Oui, rĂ©pondais-je, nous ne regardons jamais lâun vers lâautre. Puis je dĂ©coiffai la pointe dâor adoucie dâun de mes stylographes, le meilleur coureur, et je nâĂ©crivis pas. Je me laissai panser par la nuit qui se fait longue. Plus longue encore sera la nuit prochaine, et la suivante. Les nuits, les corps sâĂ©tirent, la fiĂšvre dâĂ©tĂ© les quitte. Et je me disais que, si je me fiais au dĂ©cor, â la nuit noire, la solitude, les bĂȘtes amies, un grand cercle de champs et de mer tout autour â jâĂ©tais dĂ©sormais pareille Ă celle que je dĂ©crivis maintes fois, vous savez, cette femme solitaire et droite, comme une rose triste qui dâĂȘtre dĂ©feuillĂ©e a le port plus fier. Mais je ne me fie plus Ă mes apparences, ayant connu le temps oĂč, tandis que je peignais cette isolĂ©e, jâallais page Ă page montrer mon mensonge Ă un homme en lui demandant Est-ce bien menti ? » Et je riais, en cherchant du front lâĂ©paule de lâhomme, sous son oreille que je mordillais, car incurablement je croyais avoir menti⊠Mordant le bout croquant et frais de lâoreille, pressant lâĂ©paule, je riais tout bas. Tu es lĂ , nâest-ce pas, tu es lĂ ? » DĂ©jĂ je ne tenais quâune fallacieuse Ă©paisseur. Pourquoi fĂ»t-il restĂ© ? Je lui inspirais confiance. Il savait quâon peut me laisser seule avec les allumettes, le gaz et les armes Ă feu. La grille a chantĂ©. Sur lâallĂ©e, oĂč lâeau du ciel fume en Ă©pousant la terre chaude, une jeune femme marche vers ma maison, en secouant au passage les grands plumages pleureurs des mimosas. Câest HĂ©lĂšne. Depuis le dĂ©part de Vial, elle ne nous rejoint plus au bain du matin, oĂč elle rencontre, malgrĂ© la protection dont je la couvre, quelques froids visages, car je compte parmi mes amis des ĂȘtres dâune simplicitĂ© redoutable, qui comprennent mal le son des paroles, ayant reçu mission dâentendre cheminer les pensĂ©es. HĂ©lĂšne va partir bientĂŽt pour Paris. Quand jâen ai donnĂ© la nouvelle, la petite voix de Morhange mâa seule rĂ©pondu â Ah ! tant mieux, cette bringue !⊠Je ne lâaime pas, elle nâest pas bonne. Jâai insistĂ© pour connaĂźtre la raison dâune si vive antipathie. â Non, elle nâest pas bonne, dit Morhange. Et la preuve, câest que je ne lâaime pas. * * * Un grand vent sâest levĂ© sur le soir. Il a sĂ©chĂ© la pluie, emportĂ© les grosses outres molles des nuages ballonnĂ©s, porteurs de bĂ©nigne humiditĂ©. Il souffle du nord, parle de sĂ©cheresse, de neige lointaine, dâune saison rigide, invisible, dĂ©jĂ installĂ©e lĂ -haut sur les Alpes. Les bĂȘtes, assises, le regardent gravement passer sans fin au delĂ de la fenĂȘtre noire⊠Peut-ĂȘtre quâelles pensent Ă lâhiver. Câest le premier soir que nous nous rĂ©unissons en cercle plus serrĂ©. Les chats mâattendaient sous lâauvent de roseaux, quand je suis rentrĂ©e. Jâai dĂźnĂ© chez mes voisins dâen face, couple jeune qui bĂątit son nid avec une gravitĂ© religieuse. Ils sont si Ă©mus encore de leurs nouveaux biens que je me hĂąte de les laisser seuls, afin que derriĂšre moi ils puissent reprendre le compte de leurs trĂ©sors acquis, et sâaventurer parmi leurs convoitises frĂ©missantes. Chez eux, aprĂšs le dĂźner, on apporte dans la salle basse, sous le plafond de grosses solives, un berceau vide, quâon emplit dâun petit enfant rond et rose comme un radis, fait Ă sa mesure. Alors je sais quâil est dix heures et je rentre chez moi. HĂ©lĂšne nâest pas restĂ©e longtemps cet aprĂšs-midi. Elle venait mâannoncer quâelle prenait la route, comme elle dit, dans sa voiture cinq-chevaux, en compagnie dâune camarade capable de la relayer au volant et de changer une roue. â Vial ne bouge pas de Paris, madame Colette. Il travaille comme un cheval Ă sa grande affaire des Quatre-Quartiers⊠Jâai ma police, ajouta-t-elle. â Pas trop de police, HĂ©lĂšne, pas trop de police. â Nâayez pas peur ! Ma police, câest papa, et il pilote Vial dans des petits chemins⊠Vial aura besoin de papa, lâhiver prochain, si le ministĂšre ne tombe pas, parce que papa est camarade de collĂšge avec le ministre⊠Le tout est que le ministĂšre ne tombe pas avant que les Quatre-Quartiers aient mis Vial Ă la direction de leurs ateliers⊠Elle me serrait les mains, et il lui Ă©chappa un mot de passion â Ah ! madame, jâaimerais tant lâaider ! Elle aura Vial. Jâai essayĂ©, ces derniers jours de lui conseiller la prudence dans la poursuite, â câest dignitĂ© » et non prudence » que je pensais â et un style stratĂ©gique diffĂ©rent. Mais elle a balayĂ© mes avis dâun grand geste de son bras nu, et elle hochait la tĂȘte Ă grands hochements assurĂ©s. Alors jâai bien vu que je nây connaissais rien. Elle a une maniĂšre de me dire Nâayez pas peur ! » qui est tendre et superbe. Pour un peu elle ajouterait Du moment que vous nâĂȘtes plus dans le voisinage de Vial, jâen fais mon affaire. » Depuis deux ou trois semaines, je me suis parfois reposĂ©e sur la fiertĂ© du pouvoir, si je voulais nuire. Je mâen arrangerais encore », disait Vial sourdement. Nous nous vantions tous deux. HĂ©lĂšne aura Vial, et ce sera justice, â ma main ne partait-elle pas pour Ă©crire et ce sera bien fait ?⊠Il vente, dehors, sans une goutte dâeau. Jây perdrai le restant de mes poires, mais la vigne alourdie se moque du mistral Auras-tu hĂ©ritĂ© de mon amour pour les tempĂȘtes et tous les cataclysmes de la nature ? » mâĂ©crivait ma mĂšre. Non. Le vent, dâhabitude, refroidit mes pensĂ©es, me dĂ©tourne du prĂ©sent, et me rebrousse dans le sens unique du passĂ©. Mais ce soir le prĂ©sent ne se raccorde pas, par une articulation aimable, Ă mon passĂ©. Depuis le dĂ©part de Vial, il me faut, de nouveau, prendre patience, avancer sans me retourner, et ne faire volte-face quâĂ bon escient, dans six mois, dans trois semaines⊠Quoi, tant de prĂ©cautions ? Oui, tant de prĂ©cautions, et la crainte de toute hĂąte, et une lente chimie, â soignons les crus de mes souvenirs. Un jour, je me verrai humant lâamour dans mon passĂ©, et jâadmirerai les grands troubles, les guerres, les fĂȘtes, les solitudes⊠Lâamer avril, son vent fiĂ©vreux, son abeille prise Ă la glu dâun bourgeon brun, son odeur dâabricotier fleuri agenouilleront devant moi le printemps lui-mĂȘme tel quâil fit irruption dans ma vie, dansant, en pleurs, insensĂ©, meurtri Ă ses propres Ă©pines⊠Mais je songerai peut-ĂȘtre Jâai eu mieux. Jâai eu Vial. » Vous vous Ă©tonnerez Comment, ce petit homme, qui a dit trois paroles et sâen va ? Vraiment, ce petit homme, oser le comparer a⊠» Cela ne se discute pas. Quand vous vantez Ă une mĂšre la beautĂ© dâune de ses filles, elle sourit en elle-mĂȘme parce quâelle pense que câest la laide qui est la plus jolie. Je ne chante pas Vial sur un mode lyrique, je le regrette. Oui, je le regrette. Je nâaurai besoin de le grandir que quand je le regretterai moins. Il descendra â ma mĂ©moire ayant achevĂ© son capricieux travail qui ĂŽte souvent Ă un monstre sa bosse, sa corne, efface un mont, respecte un fĂ©tu, une antenne, un reflet, â il descendra prendre sa place dans des profondeurs oĂč lâamour, superficielle Ă©cume, nâa pas toujours accĂšs. Alors je penserai Ă lui en me rĂ©pĂ©tant que je me suis dessaisie de lui, que jâai donnĂ© Vial Ă une jeune femme, dâun geste qui avait, ma foi, une belle allure de faste et de gaspillage. DĂ©jĂ , si je relis ce que jâai Ă©crit il y a tantĂŽt trois semaines, jây trouve Vial mal peint, avec une exactitude qui appauvrit son contour. En ces jours passĂ©s je pensais beaucoup Ă Vial. Aujourdâhui, je pense bien plus Ă moi, puisque je le regrette⊠O cher homme, notre amitiĂ© difficile est encore trĂ©buchante, quel bonheur !⊠Laisse-moi, ma trĂšs chĂšre, jeter encore une fois mon cri⊠Quel bonheur ! Câest fait, je me tais. Ă toi de me rappeler au silence. Parle, prĂšs de mourir, parle au nom de ton protocole inflexible, au nom de la vertu unique que tu nommais le vĂ©ritable comme-il-faut ». Eh bien non, je lâai trompĂ©e, pour avoir la paix. La vieille JosĂ©phine ne couche pas Ă la petite maison. Jây dors seule. Ăpargnez-moi, tous ! Ne venez pas me raconter, toi et ton frĂšre, des histoires de cambrioleurs et de mauvais passants. En fait de visites nocturnes, il nây en a plus quâune qui doit passer mon seuil, vous le savez bien. Donnez-moi un chien, si vous voulez. Oui, un chien cela va encore. Mais ne mâimposez pas, la nuit, dâĂȘtre enfermĂ©e avec quelquâun ! Jâen suis Ă ne plus supporter chez moi le sommeil dâun ĂȘtre humain, quand cet ĂȘtre humain je ne lâai pas fait moi-mĂȘme. Ma morale Ă moi me le dĂ©fend. Câest le dernier dĂ©mariage que de bannir de chez soi, surtout dâun petit logis, le lit dĂ©fait, un seau de toilette, le passage dâun individu â homme ou femme â en chemise de nuit. Pouah ! Non, non, plus de compagnie nocturne, de respiration Ă©trangĂšre, plus cette humiliation du rĂ©veil simultanĂ© ! Je choisis de mourir, câest plus convenable. Et ayant fixĂ© mon choix, je suis toute Ă la coquetterie. Tu te souviens quâĂ lâĂ©poque de mon opĂ©ration, je mâĂ©tais fait faire deux grandes blouses de lit, en flanelle blanche ? Je viens, avec les deux, dâen faire confectionner une seule. Pourquoi donc ? Mais, pour mâensevelir. Elle a un capuchon, garni de dentelle autour, de la vĂ©ritable dentelle de fil, â tu sais si jâai horreur de toucher de la dentelle de colon. La mĂȘme dentelle aux manches, et autour du collet il y a un collet. Ce genre de prĂ©cautions fait partie de mon sentiment du strict comme-il-faut. Jâai dĂ©jĂ assez de regret que Victor ConsidĂ©rant ait cru devoir donner, Ă ma belle-sĆur Caro, un magnifique cercueil en bois dâĂ©bĂšne, avec des poignĂ©es dâargent, quâil avait fait tailler sur mesures pour sa propre femme. Mais celle-ci, enflĂ©e, nây put entrer. Ma grande bĂȘte de Caro, Ă©pouvantĂ©e dâun pareil cadeau, lâa donnĂ© Ă sa femme de mĂ©nage. Que ne me lâa-t-elle donnĂ© Ă moi ? Jâaime le luxe, et vois-tu comme jâaurais Ă©tĂ© bien logĂ©e lĂ -dedans ? Ne va pas lâimpressionner de cette lettre, elle vient en son temps, elle est ce quâil faut quâelle soit. Combien ai-je encore devant moi de parties dâĂ©checs ? Car je joue encore, de loin en loin, avec mon petit marchand de laine. Il nây a rien de changĂ©, sauf que câest moi maintenant qui joue moins bien que lui, et qui perds. Quand je serai devenue trop impotente et disgracieuse, je renoncerai Ă cela comme je renonce au reste, par dĂ©cence. » Il fait bon prendre une pareille leçon de maintien. Quel ton ! Je crois lâentendre, et me redresse. Fuis, mon favori ! Ne reparais que mĂ©connaissable. Saute la fenĂȘtre, et en touchant le sol change, fleuris, vole, rĂ©sonne⊠Tu mâabuserais vingt fois avant que de la tromper, elle, mais quand mĂȘme purge ta peine, rejette ta dĂ©pouille. Lorsque tu me reviendras, il faut que je puisse te donner, Ă lâexemple de ma mĂšre, ton nom de Cactus rose » ou de je ne sais quelle autre fleur en forme de flamme, Ă Ă©lection pĂ©nible, ton nom futur de crĂ©ature exorcisĂ©e. La lettre que je viens de recopier, elle lâĂ©crivit dâune main encore libre. Ses plumes pointues griffaient le papier, elle faisait grand bruit en Ă©crivant. Le bruit de cette lettre, oĂč elle se dĂ©fendait â oĂč elle nous dĂ©fendait â contre la prison, la maladie et lâimpudeur, dut emplir sa chambre dâun grattement de pattes dâinsecte furieuses. Pourtant au bout des lignes les derniers mots descendent, attirĂ©s par une pente invisible. Si brave, elle a peur. Elle songe Ă la terrible dĂ©pendance, Ă toutes les dĂ©pendances ; elle prend la peine de me mettre en garde⊠Le lendemain, une autre lettre dâelle me suggĂšre dĂ©licatement des compensations, des Ă©changes une charmante histoire de folle avoine dont les barbes, dardĂ©es Ă droite, dardĂ©es Ă gauche, prĂ©disent le temps, succĂšde Ă lâadmonition. Elle sâexalte en contant la visite que lui fit, pendant une de ses mauvaises somnolences empoisonnĂ©es de digitale, sa petite-fille G⊠âŠHuit ans, ses cheveux noirs tout emmĂȘlĂ©s, car elle avait couru pour apporter une rose. Elle restait sur le seuil de ma chambre, aussi effrayĂ©e par mon rĂ©veil que par mon sommeil. Je ne verrai rien avant ma mort dâaussi beau que cette enfant interdite, qui avait envie de pleurer et tendait une rose. » Dâelle, de moi, qui donc est le meilleur Ă©crivain ? NâĂ©clate-t-il pas que câest elle ? Lâaube vient, le vent tombe. De la pluie dâhier, dans lâombre, un nouveau parfum est nĂ©, ou câest moi qui vais encore une fois dĂ©couvrir le monde et qui y applique des sens nouveaux ?⊠Ce nâest pas trop que de naĂźtre et de crĂ©er chaque jour. Elle est froide dâĂ©motion, la main couleur de bronze qui court, sâarrĂȘte, biffe, repart, froide dâune jeune Ă©motion. Lâavare amour ne voulait-il pas, une derniĂšre fois, mâemplir le creux des paumes dâun petit trĂ©sor racorni ? Je ne cueillerai plus que par brassĂ©es. De grandes brassĂ©es de vent, dâatomes colorĂ©s, de vide gĂ©nĂ©reux, que je dĂ©chargerai sur lâaire, avec orgueil⊠Lâaube vient. Il est courant quâaucun dĂ©mon ne soutient son approche, sa pĂąleur, son glissement bleuĂątre ; mais on ne parle jamais des dĂ©mons translucides qui lâapportent amoureusement. Un bleu dâadieux, Ă©touffĂ©, Ă©talĂ© par le brouillard, pĂ©nĂštre avec des bouffĂ©es de brume. Jâai besoin de peu de sommeil ; la sieste, depuis plusieurs semaines, me suffit. Quand lâenvie de dormir me ressaisira, je dormirai dâune maniĂšre vĂ©hĂ©mente et saoulĂ©e. Je nâai quâĂ attendre la reprise dâun rythme interrompu pendant quelque temps. Attendre, attendre⊠Cela sâapprend Ă la bonne Ă©cole, oĂč sâenseigne aussi la grande Ă©lĂ©gance des mĆurs, le chic suprĂȘme du savoir-dĂ©cliner⊠Cela sâapprend de toi, Ă qui je recours sans cesse⊠Une lettre, la derniĂšre, vint vite aprĂšs la riante Ă©pĂźtre au cercueil en bois dâĂ©bĂšne⊠Ah ! cachons sous la derniĂšre lettre lâimage que je ne veux pas voir une tĂȘte Ă demi-vaincue qui tournait de cĂŽtĂ© et dâautre, sur lâoreiller, son col sec et son impatience de pauvre chĂšvre attachĂ©e court⊠La derniĂšre lettre, ma mĂšre en lâĂ©crivant voulut sans doute mâassurer quâelle avait dĂ©jĂ quittĂ© lâobligation dâemployer notre langage. Deux feuillets crayonnĂ©s ne portent plus que des signes qui semblent joyeux, des flĂšches partant dâun mot esquissĂ©, de petits rayons, deux oui, oui » et un elle a dansĂ© » trĂšs net. Elle a Ă©crit aussi, plus bas mon amour » â elle mâappelait ainsi quand nos sĂ©parations se faisaient longues et quâelle sâennuyait de moi. Mais jâai scrupule cette fois de rĂ©clamer pour moi seule un mot si brĂ»lant. Il tient sa place parmi des traits, des entrelacs dâhirondelle, des volutes vĂ©gĂ©tales, parmi les messages dâune main qui tentait de me transmettre un alphabet nouveau, ou le croquis dâun site entrevu Ă lâaurore sous des rais qui nâatteindraient jamais le morne zĂ©nith. De sorte que cette lettre, au lieu de la contempler comme un confus dĂ©lire, jây lis un de ces paysages hantĂ© oĂč par jeu lâon cacha un visage dans les feuilles, un bras entre deux branches, un torse sous des nĆuds de rochers⊠Le bleu froid est entrĂ© dans ma chambre, traĂźnant une trĂšs faible couleur carnĂ©e qui le trouble. Ruisselante, contractĂ©e, arrachĂ©e Ă la nuit, câest lâaurore. La mĂȘme heure demain me verra couper les premiers raisins de la vendange. AprĂšs-demain, devançant cette heure, je veux⊠Pas si vite, pas si vite ! Quâelle prenne patience, la faim profonde du moment qui enfante le jour lâami ambigu qui sauta la fenĂȘtre erre encore. Il nâa pas, en touchant le sol, abdiquĂ© sa forme. Le temps lui a manquĂ© pour se parfaire. Mais que je lâassiste seulement et le voici halliers, embruns, mĂ©tĂ©ores, livre sans bornes ouvert, grappe, navire, oasis⊠FIN
comment était la lune le jour de ma naissance