Cescript trouve le jour avec 2 mĂ©thodes : la premiĂšre est un script de base donnĂ© par le langage informatique (valable de 1901 Ă  2038) et la seconde est mathĂ©matique (valable pour tout calendrier GrĂ©gorien Ă  partir de 1583).Le 1er janvier 2000 est tombĂ© un samedi ! ", "Comment trouver mon jour de naissance ? Selon cette rĂšgle, le cycle menstruel normal est de 28 jours et Prenezla date de dĂ©but de vos derniĂšres rĂšgles. Ajoutez-y 14 jours . Puis ajoutez 9 mois au rĂ©sultat, et vous obtiendrez votre date d’ accouchement ! . Calculer sa date d’ accouchement. 1 + 14 =15. Janvier + 9 mois = 1 + 9 = 10Ăšme mois = Octobre. La date d’ accouchement est le 15 octobre. Lesigne solaire est le plus simple Ă  trouver, il dĂ©pend de votre jour et mois de naissance. Le signe lunaire dĂ©pend de la position de la Lune Ă  cash. AnonymousUser Guest 1 La musique ne date pas d'hier.. Alors si vous voulez savoir qui Ă©tait numĂ©ro 1 au hit parade le jour de votre naissance, c'est ICI ^^ Moi c'Ă©tait Jive BUNNY & The Mastermixers. Connais pas mais la pochette Ă  l'air euh.. super AnonymousUser Guest 2 En France c'Ă©tait Vanessa Paradis et son "Joe le taxi" Et en Angleterre Mickael Jackson et "I just can't stop loving you" La grande classe. 4 Ohhh c'est bien ^_^ Moi, c'Ă©tait "Life is live" par Opus en France Et en Angleterre "There Must Be An Angel Playing With My Heart" chantĂ© par The Eurythmics. 5 Au hit-parade, c'est "Boys summertime Love" interprĂ©tĂ© par SABRINA qui est numĂ©ro 1 en France. En Angleterre, " I should be so lucky" chantĂ© par Kylie Minogue est classĂ© meilleure vente des singles. 6 Au hit-parade, c'est "Amor De Mis Amores" interprĂ©tĂ© par PACO qui est numĂ©ro 1 en France. En Angleterre, "Orinoco Flow" chantĂ© par Enya est classĂ© meilleure vente de singles. 7 Au hit-parade, c'est "Maldon La Musique Dans La Peau" interprĂ©tĂ© par ZOUK MACHINE qui est numĂ©ro 1 en France. En Angleterre, "Turtle Power" chantĂ© par Partners In Kryme est classĂ© meilleure vente de singles. Turtle Power, la grosse secla. 10 Au hit-parade, c'est "Pourvu Qu'elles Soient Douces" interprĂ©tĂ© par MylĂšne FARMER qui est numĂ©ro 1 en France. En Angleterre, "First Time" chantĂ© par Robin Beck est classĂ© meilleure vente de singles. 11 En France, "Holiday Rap" de MC Miker G et DJ Sven !! Youhou ! En Angleterre, "Every Loser Wins", de Nick Berry. VoilĂ , si quelqu'un connait, qu'il me fasse signe. 12 En France "Pour le plaisir" d'Herbert LĂ©onard cool lol En Angleterre "Being with you" de Smokey Robinson. IdĂ©es SMS naissance bĂ©bĂ© – Trouver des idĂ©es de SMS pour annoncer la naissance de son bĂ©bĂ© n’est pas trĂšs difficile en soi, il y a de nombreux sites qui proposent des textes variĂ©s et personnalisable pour toutes les familles et le style que l’on recherche. Cependant, annoncer une naissance par SMS n’est pas forcĂ©ment original
Si vous cherchez une idĂ©e originale pour annoncer la naissance de bĂ©bĂ©, crĂ©er un espace de partage photo de naissance sĂ©curisĂ© permet de partager albums de photos et vidĂ©os en privĂ©. Seulement avec vos proches ! Mieux que le SMS, le blog de naissance privĂ© Avant de vous lancer dans l’envoi de SMS multiples auprĂšs de tous les contacts prĂ©sents dans votre Iphone, il peut ĂȘtre intĂ©ressant de se poser quelques questions. Est-ce qu’il n’y aurait pas une autre façon d’annoncer la naissance de votre petit bĂ©bĂ© Ă  vos proches, vos familles et vos amis que d’envoyer un simple texto ? Annoncer la naissance de votre enfant mĂ©rite mieux qu’un simple petit texte impersonnel envoyĂ© en mode copier/coller Ă  vos contacts non ? Pour partager cet heureux Ă©vĂšnement, dĂ©couvrez notre plateforme de partage photo de naissance en ligne dans laquelle vous allez partager les toutes premiĂšres photos de naissance de votre petit ange ! Vos invitĂ©s vont recevoir un email accompagnĂ© d’un mot de passe personnel et grĂące Ă  ce mot de passe, ils vont pouvoir se connecter au blog de naissance de votre bĂ©bĂ© ! Simple Ă  utiliser, sĂ©curisĂ© et totalement privĂ©, et surtout, vraiment original pour partager un album photo de naissance avec ceux qu’on aime. Partager un album photos de grossesse en ligne, de maniĂšre sĂ©curisĂ©e, est faisable en quelques secondes. En seulement quelques minutes, vous pouvez crĂ©er le blog de naissance de votre bĂ©bĂ©, y dĂ©poser un grand nombre de photos grossesse, naissance et maternitĂ© par exemple mais aussi des vidĂ©os. Vos invitĂ©s seront ravis d’avoir Ă©tĂ© conviĂ©s et que vous les ayez invitĂ©s Ă  partager cet immense bonheur de devenir parents. Voici Ă  quoi ressemble un espace naissance une fois qu’on est connectĂ©s CrĂ©ez un blog de naissance sĂ©curisĂ© ici Comme promis, si vous tenez tout de mĂȘme Ă  envoyer des textos Ă  vos contacts, quelques idĂ©es de textes pour annoncer la naissance de votre nouveau-nĂ©. Originales, drĂŽles, Ă©mouvantes ou traditionnelles, faites votre choix et personnalisez-les avec le prĂ©nom si vous en avez envie ou les prĂ©noms s’il s’agit de jumeaux, jumelles, triplĂ©s ou plus ! 😉 Voici des idĂ©es SMS naissance, avec des petits textes, phrases et citations utiles pour annoncer la naissance de son enfant Ă  ses proches. Emma Elle est encore toute petite, mais nous l’aimons dĂ©jĂ  Ă©normement. Elle est nĂ©e le 12 Avril 2016 Ă  5 heures 50, mesure 52 cm et pĂšse 3,540 kgs. Bisous Ă  tous ! Depuis le 14 FĂ©vrier 2016, mes parents ont la tĂȘte dans les nuages ! Mais moi, Marie, j’ai les pieds sur terre ! Nous remercions les cigognes de nous avoir permis de franchir le pas en dĂ©posant dans son berceau le petit Pierre, nĂ© le 30 mars 2016 Ă  8h30 ! Toute la famille vous embrasse ! AprĂšs quelques mois de galipettes dans le ventre de ma maman, j’avais trĂšs envie de connaitre mon papa ! Je m’appelle Enzo, je suis nĂ© le 1er DĂ©cembre 2016 ! Souhaitez moi la bienvenue parmi vous ! 10 petits doigts, 10 petits orteils, des yeux comme des Ă©toiles et un charmant petit nez Emma est nĂ©e le 15 juin 2016 ! Nous sommes partis Ă  2 un peu craintifs, nous sommes rentrĂ©s Ă  3 le coeur heureux ! Djilani est nĂ© le 20 juillet 2016 Ă  21h30 ! On vous embrasse ! La vie est trop belle, je suis aimĂ©e et dĂ©jĂ  chouchoutĂ©e toute la journĂ©e Charlotte, nĂ©e le 17 Juin pĂšse 3 kilos et des brouettes et a dĂ©jĂ  un sacrĂ© caractĂšre. Elle vous envoie des tonnes de bisous ! On a semĂ© une petite graine et 9 mois aprĂšs, une jolie fleur vient de pousser. Bienvenue dans la vie Ă  Maelys, nĂ©e le 1er mai Ă  7h30. Voici maintenant prĂšs de 9 mois que papa et maman parlent de moi et je suis enfin lĂ  ! Maxime est nĂ© le 6 dĂ©cembre 2016 Ă  3h du matin ! Nous sommes trĂšs heureux de vous annoncer la naissance de Charlotte, le 19 Mai 2016 ! Ses 3,500 kgs et 55 cms prennent dĂ©jĂ  beaucoup de place dans la maison et dans notre coeur de parents ! Mille bisous Ă  toutes et Ă  tous ! Papa court partout, maman dort debout, et ils sont fous de moi ! ClĂ©a est nĂ© le 7 mai Ă  22h35 ! Alors fille ou garçon ? Vous aviez pris les paris ! Katia est nĂ©e le 18 Novembre 2016 pendant la pleine lune ! Elle pseait 3,600 kgs et mesurait 53 cms ! Les faire-parts arrivent bientĂŽt, en attente, on vous embrasse fort ! Un rayon de soleil illumine notre coeur avec la naissance d’Enzo, notre petit garçon adorĂ© nĂ© le 26 Avril 2016 ! On vous aime ! Des petits pieds Ă  croquer, une jolie frimousse Ă  embrasser, une petite fille Ă  caliner, voici Clothilde, nĂ©e le 9 Juin 2016 ! Que les matins sont beaux, je suis heureux d’ĂȘtre nĂ© et d’avoir rejoint papa et maman dans le cocon familial ! Margaux est nĂ©e le 17 Avril 2016, elle pĂšse 4,320 kgs pour 53 cms ! Maman et papa se rĂ©joiuissent de la naissance de mon petit frĂšre LĂ©o ! Il est nĂ© le 21 mari 2016 et j’ai hĂąte de le voir pour lui faire plein de bisous ! Coucou je me prĂ©sente ! Je m’appelle Kevin, mes yeux sont ouverts sur le monde depuis hier, Mardi 14 Avril 2016 ! J’ai hĂąte de vous voir ! Biberon, pipi, caca, trempette, dodo, pipi, colĂšre, biberon, cĂąlin, risette, dodo, biberon, pipi, caca, dodo. Cathy et Pascal ont le plaisir de vous communiquer leur nouvel emploi du temps a partir du 1er mai 2016 La cause Emma ! Pendant ces 9 derniers mois, j’ai bien rĂ©pĂ©tĂ© toutes mes galipettes, mes risettes, et autres pirouettes dans le ventre de ma maman. Et voila, le 16 Mai 2016 Ă  6h34, j’ai dĂ©cidĂ© de venir vous prĂ©senter mon numĂ©ro sous le regard enchantĂ© de maman et papa. ENZO 1000 tonnes d’amour, 500 litres de lait et quelques milliers de couches, voici nos provisions pour les premiers besoins de GABIN, nĂ© le 16 mai 2016. Plein de bisous de notre part 😉 Comment rĂ©ussir un beau bĂ©bĂ© ? IngrĂ©dients amour, douceur et tendresse, Ă  mĂ©langer Ă  parts Ă©gales. Ajouter beaucoup de patience et d’attention. Laisser reposer neuf mois puis saupoudrer de baisers et de caresses 
 Et voilĂ  ! Au fait Enzo est nĂ© le 2 Mars 2016 ! Elle est belle comme Cendrillon, FutĂ©e comme la fĂ©e Clochette, Douce comme la Belle au Bois Dormant, gracieuse comme Cendrillon
 Une nouvelle princesse est nĂ©e. Emma a vu le jour le 5 mai Ă  14h30 ! Ses parents sont dĂ©jĂ  sous le charme et ses grands-Ăąrents aussi ! Plein de bisous de notre part Avec ses yeux pĂ©tillants, Son sourire ravageur, Et sa petite frimousse, Notre petite chipie va vous faire craquer ! Emma mesure 53 cm et pĂšse 3,500 kg. Maman et Papa l’ont dĂ©jĂ  couverte de baisers de votre part ! AprĂšs 9 mois dans le ventre de maman, je me suis dĂ©cidĂ© Ă  sortir le bout du nez ! J’ai ouvert mes petits yeux le 5 mai Ă  23h59 ! Bien nourrie et logĂ©e, je mesure 53 cm et pĂšse 3,600 kg, Bon, ben ça y est, je suis fin prĂȘte Ă  vous rencontrer 🙂 SignĂ© Charlotte Nous avons transformĂ© notre 2Ăšme essai
en un magnifique bĂ©bĂ© de 3,900 kgs ! Emma, nĂ©e le 5 Mai Ă  16h40, boit du lait et suce son pouce Ă  la 3Ăšme mi-temps !! 3670 grammes de caractĂšre 510 mm de charisme pour une rĂ©volution ! Notre vie s’est transformĂ©e, Emma est arrivĂ©e ! 9 mois d’impatience, 8 kg de fraises, 7 siestes / semaine, 6 SMS / heure, 5 sens en effervescence, 15 prĂ©noms en balance, 3 Ă©chographies, 2 litres d’eau par jour 1 heureux Ă©vĂ©nement Enzo a vu le jour le 5 Mai 2016 ! Ça y est, le printemps est lĂ , il a mis longtemps mais il tient toutes ses promesses ! Un joli papillon au doux prĂ©nom de Yanis est arrivĂ© d’un battement d’ailes le 5 mai 2016 Un ensoleillement total pour toute sa famille ! Papa a une deuxiĂšme femme dans sa vie ! Ma petite soeur Emma est nĂ©e le 5 Mai Ă  15h45 ! SignĂ©e Clothilde sa grande soeur ! Enzo a pulvĂ©risĂ© tous les chronos en arrivant sur les chapeaux de roue, le 5 Mai 2016 ! Il Ă©tait en avance sur tous les chronos ! On vous envoie plein de bisous ! Annoncer la naissance sur les rĂ©seaux sociaux ? Attention si vous aviez l’intention d’annoncer la naissance de votre bĂ©bĂ© sur Facebook, il est vivement dĂ©conseillĂ© de publier la moindre photo personnelle sur le rĂ©seau social, mĂȘme en utilisant un compte privĂ©. Les risques Ă©levĂ©s de piratage ainsi que les nombreux dangers liĂ©s Ă  la protection de la vie privĂ©e ne permettent pas de partager ses photos de famille en toute sĂ©curitĂ©. A ce propos, la gendarmerie nationale met en alerte les parents sociaux qui ont pour habitude de publier des photos personnelles sur Facebook Lire l’article. Pour crĂ©er un faire part de naissance numĂ©rique sĂ©curisĂ© et partager des photos de naissance avec ses proches, mieux vaut choisir une plateforme sĂ©curisĂ©e, adaptĂ©e Ă  ce type de publication familiale, qui vous garantira que votre vie privĂ©e et vos photos seront rĂ©ellement protĂ©gĂ©es. Recherches Ă  propos de “idĂ©es SMS naissance bĂ©bĂ©â€ quelques idĂ©es sms naissance bĂ©bĂ© idĂ©es SMS naissance pour l’arrivĂ©e de bĂ©bĂ© annoncer la naissance par sms idĂ©es sms naissance bĂ©bĂ© cadeau de naissance pour bĂ©bĂ©s jumeaux annoncer sa grossesse par sms des idĂ©es sms naissance de son bĂ©bĂ© annonce de naissance idĂ©es sms naissance nouveau-nĂ© crĂ©ation d’un journal de grossesse en ligne avec mot de passe IdĂ©es pour album de naissance original en ligne idĂ©es sms naissance jumeaux avec jolis textes comment annoncer une naissance ? I Imaginez-vous, Ă  me lire, que je fais mon portrait ? Patience c’est seulement mon modĂšle. » La naissance du jour. Monsieur, Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, c’est-Ă -dire auprĂšs de ma fille que j’adore. Vous qui vivez auprĂšs d’elle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa prĂ©sence m’enchante, et je suis touchĂ©e que vous m’invitiez Ă  venir la voir. Pourtant, je n’accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi mon cactus rose va probablement fleurir. C’est une plante trĂšs rare, que l’on m’a donnĂ©e, et qui, m’a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis dĂ©jĂ  une trĂšs vieille femme, et, si je m’absentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois
 Veuillez donc accepter, monsieur, avec mon remerciement sincĂšre, l’expression de mes sentiments distinguĂ©s et de mon regret. » Ce billet, signĂ© Sidonie Colette, nĂ©e Landoy », fut Ă©crit par ma mĂšre Ă  l’un de mes maris, le second. L’annĂ©e d’aprĂšs, elle mourait, ĂągĂ©e de soixante-dix-sept ans. Au cours des heures oĂč je me sens infĂ©rieure Ă  tout ce qui m’entoure, menacĂ©e par ma propre mĂ©diocritĂ©, effrayĂ©e de dĂ©couvrir qu’un muscle perd sa vigueur, un dĂ©sir sa force, une douleur la trempe affilĂ©e de son tranchant, je puis pourtant me redresser et me dire Je suis la fille de celle qui Ă©crivit cette lettre, – cette lettre et tant d’autres, que j’ai gardĂ©es. Celle-ci, en dix lignes, m’enseigne qu’à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que l’éclosion possible, l’attente d’une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence mĂȘme dans son cƓur destinĂ© Ă  l’amour. Je suis la fille d’une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserrĂ©, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je suis la fille d’une femme qui, vingt fois dĂ©sespĂ©rĂ©e de manquer d’argent pour autrui, courut sous la neige fouettĂ©e de vent crier de porte en porte, chez des riches, qu’un enfant, prĂšs d’un Ăątre indigent, venait de naĂźtre sans langes, nu sur de dĂ©faillantes mains nues
 PuissĂ©-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides Ă©blouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-mĂȘme d’éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siĂšcle » Maintenant que je me dĂ©fais peu Ă  peu et que dans le miroir peu Ă  peu je lui ressemble, je doute que, revenant, elle me reconnaisse pour sa fille, malgrĂ© la ressemblance de nos traits
 À moins qu’elle ne revienne quand le jour poind Ă  peine, et qu’elle ne me surprenne debout, aux aguets sur un monde endormi, Ă©veillĂ©e, comme elle fut, comme souvent je suis, avant tous
 Avant presque tous, ĂŽ ma chaste et sereine revenante ; mais je ne pourrais te montrer ni le tablier bleu chargĂ© de la provende des poules, ni le sĂ©cateur, ni le seau de bois
 Debout avant presque tous, mais sur un seuil marquĂ© d’un pas nocturne, mais demi-nue dans un manteau palpitant hĂątivement endossĂ©, mais les bras tremblants de passion et protĂ©geant – ĂŽ honte, ĂŽ cachez-moi – une ombre d’homme, si mince
 – Écarte-toi, laisse que je voie, me dirait ma trĂšs chĂšre revenante
 Ah ! n’est-ce pas mon cactus rose qui me survit, et que tu embrasses ? Qu’il a singuliĂšrement grandi et changĂ© !
 Mais, en interrogeant ton visage, ma fille, je le reconnais. Je le reconnais Ă  ta fiĂšvre, Ă  ton attente, au dĂ©vouement de tes mains ouvertes, au battement de ton cƓur et au cri que tu retiens, au jour levant qui t’entoure, oui, je reconnais, je revendique tout cela. Demeure, ne te cache pas, et qu’on vous laisse tous deux en repos, toi et lui que tu embrasses, car il est bien, en vĂ©ritĂ©, mon cactus rose, qui veut enfin fleurir. » II Est-ce ma derniĂšre maison ? Je la mesure, je l’écoute, pendant que s’écoule la brĂšve nuit intĂ©rieure qui succĂšde immĂ©diatement, ici, Ă  l’heure de midi. Les cigales et le clayonnage neuf qui abrite la terrasse crĂ©pitent, je ne sais quel insecte Ă©crase de petites braises entre ses Ă©lytres, l’oiseau rougeĂątre dans le pin crie toutes les dix secondes, et le vent de ponant qui cerne, attentif, mes murs, laisse en repos la mer plate, dense, dure, d’un bleu rigide qui s’attendrira vers la chute du jour. Est-ce ma derniĂšre maison, celle qui me verra fidĂšle, celle que je n’abandonnerai plus ? Elle est si ordinaire qu’elle ne peut pas connaĂźtre de rivales. J’entends tinter les bouteilles qu’on reporte au puits, d’oĂč elles remonteront, rafraĂźchies, pour le dĂźner de ce soir. L’une flanquera, rose de groseille, le melon vert l’autre, un vin de sable trop chaleureux, couleur d’ambre, convient Ă  la salade – tomates, piments, oignons, noyĂ©s d’huile – et aux fruits mĂ»rs. AprĂšs le dĂźner, il ne faudra pas oublier d’irriguer les rigoles qui encadrent les melons, et d’arroser Ă  la main les balsamines, les phlox, les dahlias, et les jeunes mandariniers qui n’ont pas encore de racines assez longues pour boire seuls au profond de la terre, ni la force de verdoyer sans aide sous le feu constant du ciel
 Les jeunes mandariniers
, plantĂ©s pour qui ? Je ne sais. Peut-ĂȘtre pour moi
 Les chats attaqueront par bonds verticaux les phalĂšnes, dans l’air de dix heures bleu de volubilis. Le couple de poules japonaises, assoupi, pĂ©piera comme un nid, juchĂ© sur le bras d’un fauteuil rustique. Les chiens, dĂ©jĂ  retirĂ©s du monde, penseront Ă  l’aube prochaine, et j’aurai le choix entre le livre, le lit, le chemin de cĂŽte jalonnĂ© de crapauds flĂ»teurs
 Demain, je surprendrai l’aube rouge sur les tamaris mouillĂ©s de rosĂ©e saline, sur les faux bambous qui retiennent, Ă  la pointe de chaque lance bleue, une perle
 Le chemin de cĂŽte qui remonte de la nuit, de la brume et de la mer
 Et puis le bain, le travail, le repos
 Comme tout pourrait ĂȘtre simple
 Aurais-je atteint ici ce que l’on ne recommence point ? Tout est ressemblant aux premiĂšres annĂ©es de ma vie, et je reconnais peu Ă  peu, au rĂ©trĂ©cissement du domaine rural, aux chats, Ă  la chienne vieillie, Ă  l’émerveillement, Ă  une sĂ©rĂ©nitĂ© dont je sens de loin le souffle – misĂ©ricordieuse humiditĂ©, promesse de pluie rĂ©paratrice suspendue sur ma vie encore orageuse – je reconnais le chemin du retour. Maint stade est accompli, dĂ©passĂ©. Un chĂąteau Ă©phĂ©mĂšre, fondu dans l’éloignement, rend sa place Ă  la maisonnette. Des domaines Ă©talĂ©s sur la France se sont peu Ă  peu rĂ©tractĂ©s, sous un souhait que je n’osais autrefois formuler. Hardiesse singuliĂšre, vitalitĂ© d’un passĂ© qui inspire jusqu’aux gĂ©nies subalternes du prĂ©sent les serviteurs redeviennent humbles et compĂ©tents. La femme de chambre bĂȘche avec amour, la cuisiniĂšre savonne au lavoir. Ici-bas, quand je ne croyais plus la suivre que de l’autre cĂŽtĂ© de la vie, ici-bas existe donc une sente potagĂšre oĂč je pourrais remonter mes propres empreintes ? À la margelle du puits un fantĂŽme maternel, en robe de satinette bleue dĂ©modĂ©e, emplit-il les arrosoirs ? Cette fraĂźcheur de poudre d’eau, ce doux leurre, cet esprit de province, cette innocence enfin, n’est-ce pas l’appel charmant de la fin de la vie ? Que tout est devenu simple
 Tout, et jusqu’au second couvert que parfois je dispose, sur la table ombragĂ©e, en face du mien. Un second couvert
 Cela tient peu de place, maintenant une assiette verte, un gros verre ancien, un peu trouble. Si je fais signe qu’on l’enlĂšve Ă  jamais, aucun souffle pernicieux, accouru soudain de l’horizon, ne lĂšvera mes cheveux droits et ne fera tourner – cela s’est vu – ma vie dans un autre sens. Ce couvert ĂŽtĂ© de ma table, je mangerai pourtant avec appĂ©tit. Il n’y a plus de mystĂšre, plus de serpent lovĂ© sous la serviette que pince et marque, pour la distinguer de la mienne, la lyre de cuivre qui maintenait, au-dessus d’un vieil ophiclĂ©ide du siĂšcle dernier, les pages dĂ©sertes d’une partition oĂč l’on ne lisait que des temps forts », semĂ©s Ă  intervalles Ă©gaux comme des larmes
 Ce couvert est celui de l’ami qui vient et s’en va, ce n’est plus celui d’un maĂźtre du logis qui foule, aux heures nocturnes, le sonore plancher d’une chambre, lĂ -haut
 Les jours oĂč l’assiette, le verre, la lyre manquent en face de moi, je suis simplement seule, et non dĂ©laissĂ©e. RassurĂ©s, mes amis me font confiance. Il m’en reste bien peu, deux, trois amis, de ceux qui pensĂšrent autrefois me voir pĂ©rir Ă  mon premier naufrage ; car de bonne foi je le croyais aussi, et je le leur annonçais. Ceux-lĂ , un Ă  un, la mort pourvoit Ă  leur repos. J’ai des amis plus jeunes, surtout plus jeunes que moi. D’instinct, j’aime acquĂ©rir et engranger ce qui promet de durer au delĂ  de mon terme. À ceux-ci, je n’ai pas causĂ© de si grands tourments, tout au plus des ennuis Allons, bon, Il va encore nous l’abĂźmer
 Jusqu’à quand va-t-Il tenir tant de place ? » Ils conjecturĂšrent le dĂ©noĂ»ment, ses drames, ses courbes de fiĂšvre TyphoĂŻde grave, ou bĂ©nigne Ă©ruption ? Le ciel confonde notre amie, elle s’arrange toujours pour attraper des affections si sĂ©rieuses » Mes amis vĂ©ritables m’ont toujours donnĂ© cette preuve suprĂȘme d’attachement une aversion spontanĂ©e pour l’homme que j’aimais. Et s’il disparaĂźt encore, celui-lĂ , que de soins pour nous, quel travail pour l’aider, elle, Ă  reprendre son aplomb
 » Au fond, ils ne se sont jamais tellement plaints – bien au contraire – ceux qui m’ont vue leur revenir tout Ă©chauffĂ©e de lutte, lĂ©chant mes plaies, comptant mes fautes de tactique, partiale que c’en est un plaisir, chargeant de crimes l’ennemi qui me dĂ©fit, puis le blanchissant sans mesure, puis serrant en secret ses lettres et ses portraits Il Ă©tait charmant
 J’aurais dû  Je n’aurais pas dû  » Puis la raison venait, et l’apaisement que je n’aime pas, et mon silence, trop tard courtois, trop tard rĂ©servĂ©, qui est, je crois bien, le pire moment
 Ainsi va la routine de souffrir, comme va l’habitude de la maladresse amoureuse, comme va le devoir d’empoisonner, innocemment, toute vie Ă  deux
 C’en est donc fini de cette vie de militante, dont je pensais ne jamais voir la fin ? Il n’y a plus que mes songes pour ressusciter, de temps Ă  autre, un amour dĂ©funt, j’entends l’amour nettoyĂ© de ses plaisirs brefs et localisĂ©s. En songe, il arrive qu’un de mes amours recommence, avec un bruit indescriptible, une confusion de paroles, de regards traduisibles en deux ou trois versions contradictoires, de revendications
 Sans transition ni coupure, le mĂȘme rĂȘve s’achĂšve en examen de brevet Ă©lĂ©mentaire, en fractions dĂ©cimales, et si l’oreiller au rĂ©veil est un peu humide sous ma nuque, c’est Ă  cause du brevet Ă©lĂ©mentaire. Une seconde de plus, et j’échouais Ă  l’oral », balbutie la mĂ©moire encore engluĂ©e. Ah ! ce regard qu’il avait dans mon songe
 Qui ? Le plus grand commun diviseur ? Non, voyons, Lui, Lui, quand il m’épiait par la fenĂȘtre, pour savoir si je l’avais trompé  Mais ce n’était pas Lui, c’était
 Était-ce
 ? » La lumiĂšre monte, Ă©largit de force une baie vert dorĂ© entre les paupiĂšres
 Était-ce Lui, ou bien ?
 – je suis sĂ»re qu’il est au moins sept heures – s’il est sept heures, c’est trop tard pour arroser les aubergines le soleil est dessus – et pourquoi est-ce qu’avant de m’éveiller je ne Lui ai pas brandi sous le nez cette lettre, oĂč il me promettait la paix, l’amitiĂ©, une connaissance meilleure et rĂ©ciproque de nous-mĂȘmes, et
 – de toute la saison, je ne me suis pas levĂ©e si tard
 » Car rĂȘver, puis rentrer dans la rĂ©alitĂ©, ce n’est que changer la place et la gravitĂ© d’un scrupule
 Une petite aile de lumiĂšre bat entre les deux contrevents et touche, par pulsations inĂ©gales, le mur ou la longue, lourde table Ă  Ă©crire, Ă  lire, Ă  jouer, l’interminable table qui revient de Bretagne, comme j’en reviens. TantĂŽt l’aile de lumiĂšre est rose sur le mur de chaux rose, et tantĂŽt bleue sur le tapis bleu de cotonnade chleuh. Vaisseliers chargĂ©s de livres, fauteuils et commodes ont fait avec moi, par deux ou trois provinces françaises, un grand dĂ©tour de quinze annĂ©es. Fins fauteuils Ă  bras fuselĂ©s, rustiques comme des paysannes aux attaches dĂ©licates, assiettes jaunes chantant comme cloches sous le doigt pliĂ©, plats blancs Ă©paissis d’une crĂšme d’émail, nous retrouvons ensemble, Ă©tonnĂ©s, un pays qui est le nĂŽtre. Qui me montrerait, sur le Mourillon, Ă  soixante kilomĂštres d’ici, la maison de mon pĂšre et de mes grands-parents ? D’autres pays m’ont bercĂ©e, c’est vrai, – certains d’une main dure. Une femme se rĂ©clame d’autant de pays natals qu’elle a eu d’amours heureux. Elle naĂźt aussi sous chaque ciel oĂč elle guĂ©rĂźt la douleur d’aimer. À ce compte, ce rivage bleu de sel, pavoisĂ© de tomates et de poivrons, est deux fois mien. Quelle richesse, et que de temps passĂ© Ă  l’ignorer ! L’air est lĂ©ger, le soleil ride et confit sur le cep la grappe tĂŽt mĂ»rie, l’ail a grand goĂ»t. Majestueux dĂ©nĂ»ment qu’impose parfois au sol la soif, paresse Ă©lĂ©gante qu’enseigne un peuple sobre, ĂŽ mes biens tardifs
 Ne nous plaignons pas. C’est ma maturitĂ© qui vous Ă©tait due. Ma jeunesse encore anguleuse eĂ»t saignĂ© d’accoster le roc feuilletĂ©, pailletĂ©, l’aiguille bifide des pins, l’agave, l’écharde des oursins, l’amer ciste poisseux et le figuier dont chaque feuille au revers est une langue de fauve. Quel pays ! L’envahisseur le dote de villas et de garages, d’automobiles, de faux mas » oĂč l’on danse ; le sauvage du nord morcelle, spĂ©cule, dĂ©boise, et c’est tant pis, certes. Mais combien de ravisseurs se sont, au cours des siĂšcles, Ă©pris d’une telle captive ? Venus pour concerter sa ruine, ils s’arrĂȘtent tout Ă  coup, et l’écoutent respirer endormie. Puis, doucement, ils ferment la grille et le palis, deviennent muets, respectueux ; et soumis, Provence, Ă  tes vƓux, ils rattachent ta couronne de vigne, replantent le pin, le figuier, sĂšment le melon brodĂ©, et ne veulent plus, belle, que te servir et s’y complaire. Les autres, fatalement, te dĂ©laisseront. Auparavant, ils t’auront dĂ©shonorĂ©e. Mais tu n’en es pas Ă  une horde prĂšs. Ils te laisseront, ceux qui sont venus sur la foi d’un casino, d’un hĂŽtel ou d’une carte postale. Ils fuiront, brĂ»lĂ©s, mordus par ton vent tout blanc de poussiĂšre. Garde tes amants buveurs d’eau Ă  la cruche, buveurs du vin sec qui mĂ»rit dans le sable ; garde ceux qui versent l’huile religieusement, et qui dĂ©tournent la tĂȘte en passant devant les viandes mortes ; garde ceux qui se lĂšvent matin et se bercent le soir, dĂ©jĂ  couchĂ©s, au petit halĂštement des bateaux de fĂȘte, sur le golfe, garde-moi
 La mĂ»rissante couleur de la pĂ©nombre marque la fin de ma sieste. Infailliblement, la chatte prostrĂ©e va s’allonger jusqu’au prodige, extraire d’elle-mĂȘme une patte de devant dont personne ne connaĂźt la longueur exacte, et dire, d’un bĂąillement de fleur Il est quatre heures bien passĂ©es. » La premiĂšre voiture automobile n’est pas loin, roulant sur sa petite nue de poussiĂšre vers une plage ; d’autres la suivront. Quelqu’une s’arrĂȘtera un moment Ă  la. grille, versant sur l’allĂ©e, parmi l’ombre plumeuse des mimosas, des amis sans leurs femmes, des femmes et leurs amants. Je n’en suis pas encore Ă  leur fermer ma grille au nez, et Ă  montrer les dents derriĂšre. Mais ma froide et tutoyeuse cordialitĂ©, Ă  laquelle ils ne se trompent pas, les contient. Des hommes aiment mon logis privĂ© de maĂźtre, son odeur, ses portes sans verrous. Quelques femmes disent, d’un air de soudain dĂ©lire Ah ! quel paradis
 » et comptent sourdement tout ce qui manque. Mais celles-ci, et ceux-lĂ , apprĂ©cient ma patience Ă  Ă©couter leurs projets, moi qui n’ai pas de projets. Ils sont fous de ce pays », ils veulent une petite ferme trĂšs simple », ou construire un mas sur ce cap Ă  pic sur la mer, hein, quelle vue ! » LĂ , je deviens charmante. Car j’écoute et je dis Oui, oui ». Car je ne convoite pas le champ d’à cĂŽtĂ©, je n’achĂšte pas la vigne du voisin, et je ne fais pas ajouter une aile ». Un camarade se rencontre toujours pour toiser ma vigne, aller de la maison Ă  la mer sans monter ni descendre une marche, revenir et conclure – En somme, cette propriĂ©tĂ©, telle qu’elle est, vous convient parfaitement. Et je dis oui, oui », comme lorsqu’il m’assure, lui ou un autre Vous ne changez pas ! » Ce qui signifie Nous avons la ferme intention que vous ne changiez plus. » Je veux bien essayer encore
 III Le vent grandit, puisque la porte qui ouvre, sur la vigne, l’enclos ceint de briques ajourĂ©es, se dĂ©bat faiblement sur ses gonds. Il va balayer, rapide, un quart de l’horizon, et s’agripper sur le nord verdĂątre, d’une puretĂ© hivernale. Alors, le golfe creux ronflera tout entier comme un coquillage. Adieu, ma nuit Ă  la belle Ă©toile sur le matelas de raphia
 Si je m’étais obstinĂ©e Ă  dormir dehors, la puissante bouche qui souffle le froid, le sec, qui Ă©teint toute odeur et anesthĂ©sie la terre, l’ennemi du travail, de la voluptĂ© et du sommeil, m’eĂ»t arrachĂ© draps et couvertures qu’il sait façonner en longs rouleaux. L’étrange tourmenteur, occupĂ© de l’homme comme peut l’ĂȘtre un fauve ! Les nerveux en savent plus que moi sur lui. Ma cuisiniĂšre provençale, attaquĂ©e prĂšs du puits, pose ses seaux, se tient la tĂȘte et crie » Il me tue !» Les nuits de mistral, elle gĂ©mit sous lui dans sa cabane de la vigne, et peut-ĂȘtre qu’elle le voit
 RetirĂ©e dans ma chambre, j’attends avec une impatience modĂ©rĂ©e la retraite du visiteur pour qui nul huis n’est clos, et qui dĂ©jĂ  pousse sous ma porte un singulier hommage de pĂ©tales flĂ©tris, de graines vannĂ©es finement, de sable, de papillons molestĂ©s
 Va, va, j’ai dĂ©couragĂ© d’autres symboles
 Et je n’ai plus quarante ans pour dĂ©tourner le front devant une rose qui se fane. C’en serait donc fini de cette vie de militante ? Trois moments sont bons pour y songer la sieste, une petite heure d’aprĂšs le dĂźner, quand le craquement du journal, arrivĂ© de Paris, emplit Ă©trangement la piĂšce, et puis l’insomnie irrĂ©guliĂšre du milieu de la nuit, avant l’aube
 Oui, il est bientĂŽt trois heures. Mais oĂč chercher ; mĂȘme pendant ce milieu instable de la nuit qui si vite penche vers le jour, la poche Ă©norme d’amertume que me promettaient mes chagrins et mes bonheurs passĂ©s, ma littĂ©rature et celle des autres ? Humble Ă  l’habitude devant ce que j’ignore, j’ai peur de me tromper, quand il me semble qu’entre l’homme et moi une longue rĂ©crĂ©ation commence
 Homme, mon ami, viens respirer ensemble ?
 J’ai toujours aimĂ© ta compagnie. Tu me rĂ©serves Ă  prĂ©sent un Ɠil si doux. Tu regardes Ă©merger, d’un confus amas de dĂ©froques fĂ©minines, alourdie encore comme d’algues une naufragĂ©e – si la tĂȘte est sauve, le reste se dĂ©bat, son salut n’est pas sĂ»r – tu regardes Ă©merger ta sƓur, ton compĂšre une femme qui Ă©chappe Ă  l’ñge d’ĂȘtre une femme. Elle a, Ă  ton image, l’encolure assez Ă©paisse, une force corporelle d’oĂč la grĂące Ă  mesure se retire, et l’autoritĂ© qui te montre que tu ne peux plus la dĂ©sespĂ©rer, sinon purement. Restons ensemble tu n’as plus de raisons, maintenant, de me quitter pour toujours. Une des grandes banalitĂ©s de l’existence, l’amour, se retire de la mienne. L’instinct maternel est une autre grande banalitĂ©. Sortis de lĂ , nous nous apercevons que tout le reste est gai, variĂ©, nombreux. Mais on ne sort pas de lĂ  quand, ni comme on veut. Qu’elle Ă©tait judicieuse, la remontrance d’un de mes maris Mais tu ne peux donc pas Ă©crire un livre qui ne soit d’amour, d’adultĂšre, de collage mi-incestueux, de rupture ? Est-ce qu’il n’y a pas autre chose dans la vie ? » Si le temps ne l’eĂ»t pressĂ© de courir – car il Ă©tait beau et charmant – vers des rendez-vous amoureux, il m’aurait peut-ĂȘtre enseignĂ© ce qui a licence de tenir, dans un roman et hors du roman, la place de l’amour
 Il partait donc, et, au long du mĂȘme papier bleuĂątre qui sur la table obscure guide en ce moment ma main comme un phosphore, je consignais, incorrigible, quelque chapitre dĂ©diĂ© Ă  l’amour, au regret de l’amour, un chapitre tout aveuglĂ© d’amour. Je m’y nommais RenĂ©e NĂ©rĂ©, ou bien, prĂ©monitoire, j’agençais une LĂ©a. VoilĂ  que, lĂ©galement, littĂ©rairement et familiĂšrement, je n’ai plus qu’un nom, qui est le mien. Ne fallait-il, pour en arriver, pour en revenir lĂ , que trente ans de ma vie ? Je finirai par croire que ce n’était pas payer trop cher. Voyez-vous que le hasard ait fait de moi une de ces femmes cantonnĂ©es dans un homme unique, au point qu’elles en portent jusque sous terre, stĂ©riles ou non, une confite ingĂ©nuitĂ© de vieille fille ? 
 D’imaginer un pareil sort, mon double charnu, tannĂ© de soleil et d’eau, que je vois dans le miroir penchĂ©, en tremblerait, s’il pouvait trembler encore d’un pĂ©ril rĂ©trospectif. Contre le fin grillage abaissĂ© devant la porte-fenĂȘtre, un sphinx des lauriers-roses donne de la tĂȘte, rebondit et rebondit, et le grillage tendu sonne comme une peau de tambour. Il fait frais. La gĂ©nĂ©reuse rosĂ©e ruisselle, le mistral a diffĂ©rĂ© son offensive. Les Ă©toiles palpitent largement, dilatĂ©es par l’humiditĂ© saline. La plus belle nuit, encore une fois, prĂ©cĂšde le plus beau jour, et je me rĂ©jouis hors du sommeil. Oh ! que demain me voie aussi douce ! De bonne foi je ne prĂ©tends plus Ă  rien, sinon Ă  ce qui est inaccessible. Quelqu’un m’a-t-il tuĂ©e, pour que je sois si douce ? Non point il y a bien longtemps que je n’ai connu – connu le front contre le front, le sein sur le sein et mĂȘlĂ©es les jambes – de vrais mĂ©chants. L’authentique mĂ©chant, le vrai, le pur, l’artiste, il est rare qu’on le rencontre mĂȘme une fois dans sa vie. Le mĂ©chant ordinaire est mĂ©tissĂ© de brave homme. La troisiĂšme heure du matin, il est vrai, incline vers l’indulgence ceux qui la goĂ»tent aux champs et ne donnent rendez-vous, sous la fenĂȘtre bleuissante, qu’à eux-mĂȘmes. Le vide cristallin du ciel, le sommeil dĂ©jĂ  conscient des bĂȘtes, la frigide contraction qui reclĂŽt les calices, autant d’antidotes contre la passion et l’iniquitĂ©. Mais je n’ai mĂȘme pas besoin d’indulgence pour dĂ©clarer que personne ne m’a tuĂ©e dans mon passĂ©. Souffrir, oui, souffrir, j’ai su souffrir
 Mais est-ce trĂšs grave, souffrir ? Je viens Ă  en douter. Souffrir, c’est peut-ĂȘtre un enfantillage, une maniĂšre d’occupation sans dignitĂ© – j’entends souffrir, quand on est femme par un homme, quand on est homme par une femme. C’est extrĂȘmement pĂ©nible. Je conviens que c’est difficilement supportable. Mais j’ai bien peur que ce genre de douleur-lĂ  ne mĂ©rite aucune considĂ©ration. Ce n’est pas plus vĂ©nĂ©rable que la vieillesse et la maladie, pour lesquelles j’acquiers une grande rĂ©pulsion toutes deux voudront bientĂŽt me serrer de prĂšs. D’avance, je me bouche les narines
 Les malades d’amour, les trahis, les jaloux doivent sentir la mĂȘme odeur. J’ai le souvenir trĂšs net d’avoir Ă©tĂ© moins chĂ©rie de mes bĂȘtes, quand je souffrais d’une trahison amoureuse. Elles flairaient sur moi la grande dĂ©chĂ©ance la douleur. J’ai vu, Ă  une belle chienne de qualitĂ©, un regard inoubliable, gĂ©nĂ©reux encore, mais mesurĂ©, ennuyĂ© avec cĂ©rĂ©monie, parce qu’elle n’aimait plus autant la signification de tout mon ĂȘtre, – un regard d’homme, le regard d’un certain homme. La sympathie de l’animal pour l’homme malheureux
 on n’arrivera donc jamais Ă  faire justice de ce lieu commun, d’une bĂȘtise purement humaine ? L’animal aime presque autant que nous le bonheur. Une crise de larmes l’inquiĂšte, il imite parfois le sanglot, il rĂ©flĂ©chit passagĂšrement notre tristesse. Mais il fuit le malheur comme il fuit la fiĂšvre, et je le crois capable, Ă  la longue, de le bannir
 Les deux matous qui se battent dehors, comme ils emploient bien la nuit de juillet ! Ces chants aĂ©riens du chat mĂąle, ils ont accompagnĂ© tant d’heures nocturnes de mon existence, qu’ils sont devenus symbole de vigilance, d’insomnie rituelle. Oui, je sais qu’il est trois heures et que je vais me rendormir, et que je regretterai, Ă  mon rĂ©veil, d’avoir gaspillĂ© l’instant oĂč le lait bleu commence Ă  sourdre de la mer, gagne le ciel, s’y rĂ©pand et s’arrĂȘte Ă  une incision rouge au ras de l’horizon
 Une grande voix de fauve baryton, Ă  long souffle, persiste Ă  travers les sons acĂ©rĂ©s d’un chat tĂ©nor habile aux trĂ©molos, aux chromatiques aiguĂ«s interrompues d’insinuations furieuses, plus nasales Ă  mesure qu’elles se font plus outrageantes. Les deux matous ne se haĂŻssent pas. Mais les nuits claires conseillent la bataille et les dialogues dĂ©clamatoires. Pourquoi dormir ? Ils choisissent, et, de l’étĂ©, ne prennent nuit et jour, que le plus beau. Ils choisissent
 Tous les animaux bien traitĂ©s choisissent ce qu’il y a de mieux, autour d’eux et en nous. Partant, j’ai connu, puis franchi l’époque oĂč leur froideur relative m’instruisit de ma propre indignité  Je dis bien indignitĂ©. N’aurais-je pas dĂ» quitter ce bas royaume ? Et quel goĂ»t dĂ©plorable dans ces pleurs mal essuyĂ©s, ces regards Ă©loquents, ces stations debout sous un rideau Ă  demi levĂ©, ce mĂ©lodrame
 Et que vouliez-vous que pensĂąt, d’une telle femme, une bĂȘte, une chienne, par exemple, qui Ă©tait elle-mĂȘme toute feu cachĂ© et secrets, une chienne qui n’avait jamais gĂ©mi sous le fouet, ni pleurĂ© en public ? Elle me mĂ©prisait, cela va sans dire. Et mon mal, que je ne cachais pas aux yeux de mes pareils, j’en rougissais devant elle. Il est vrai que nous aimions, elle et moi, le mĂȘme homme. Mais c’est quand mĂȘme dans ses yeux, Ă  elle, que je lisais une pensĂ©e – je la relis dans une des derniĂšres lettres de ma mĂšre L’amour, ce n’est pas un sentiment honorable
 » Un de mes maris me conseillait Tu devrais bien, vers cinquante ans, Ă©crire une sorte de manuel qui apprendrait aux femmes Ă  vivre en paix avec l’homme qu’elles aiment, un code de la vie Ă  deux
 » Je suis peut-ĂȘtre en train de l’écrire
 Homme, mes anciennes amours, comme on gagne, comme on apprend, Ă  tes cĂŽtĂ©s ! Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte ; mais je m’engage ici Ă  prendre courtoisement mon congĂ©. Non, tu ne m’as pas tuĂ©e, peut-ĂȘtre ne m’as-tu jamais voulu de mal
 Adieu, cher homme, et bienvenue aussi Ă  toi. Une lueur bleue s’avance sur mon lit de bien portante, plus commodĂ©ment arrangĂ©, pour Ă©crire, qu’un lit de malade, jusqu’au papier bleu, jusqu’à la main, jusqu’au bras couleur de bronze ; l’odeur de la mer m’avertit que nous touchons Ă  l’heure oĂč l’air est plus froid que l’eau. Me lĂšverai-je ? Dormir est doux
 IV Il y a dans un enfant trĂšs beau quelque chose que je ne puis dĂ©finir et qui me rend triste. Comment me faire comprendre ? Ta petite niĂšce C
 est en ce moment d’une ravissante beautĂ©. De face, ce n’est rien encore ; mais quand elle tourne son profil d’une certaine maniĂšre et que son petit nez argentĂ© se dessine fiĂšrement au-dessous de ses beaux cils, je suis saisie d’une admiration qui en quelque sorte me dĂ©sole. On assure que les grands amoureux, devant l’objet de leur passion, sont ainsi. Je serais donc, Ă  ma maniĂšre, une grande amoureuse ? VoilĂ  une nouvelle qui eĂ»t bien Ă©tonnĂ© mes deux maris !
 » Elle a donc pu, elle, se pencher impunĂ©ment sur la fleur humaine. ImpunĂ©ment sauf la tristesse » – appelait-elle tristesse ce dĂ©lire mĂ©lancolique, cet ennoblissement qui nous soulĂšve Ă  la vue de l’arabesque jamais pareille Ă  elle-mĂȘme, jamais rĂ©pĂ©tĂ©e, – feux couplĂ©s des yeux, calices jumeaux, renversĂ©s, des narines, abĂźme marin de la bouche et sa palpitation de piĂšge au repos – la cire perdue des visages ?
 PenchĂ©e sur une crĂ©ature enfantine et magnifique, elle tremblait, soupirait d’une angoisse qu’elle ne savait nommer, et qui se nomme tentation. Mais elle n’aurait jamais imaginĂ© que d’un puĂ©ril visage se lĂšve un trouble, une vapeur comparable Ă  ce qui flotte sur le raisin dans la cuve, ni qu’on puisse y succomber
 Mes premiers colloques avec moi-mĂȘme m’ont instruit, sinon gardĂ©e de faillir Ne touche pas du doigt l’aile de ce papillon. – Non, certainement
 Ou rien qu’un peu
 Rien qu’à la place fauve-noir oĂč glisse, sans que je puisse fixer le point prĂ©cis oĂč il naĂźt, celui oĂč il s’épuise, ce feu violet, cette lĂ©chure de lune
 – Non. Ne le touche pas. Tout va s’évanouir, si tu l’effleures seulement. – Mais rien qu’un peu !
 C’est peut-ĂȘtre cette fois-ci que je percevrai sous ce doigt-ci, le plus sensible, le quatriĂšme, la froide flamme bleue, et sa fuite dans le poil de l’aile
, la plume de l’aile
, la rosĂ©e de l’aile
 » Une trace de cendre, Ă©teinte, sur le bout du doigt, l’aile dĂ©shonorĂ©e, la bestiole affaiblie
 À n’en pas douter, ma mĂšre savait, elle qui n’apprit rien, comme elle disait, qu’en se brĂ»lant », elle savait qu’on possĂšde dans l’abstention, et seulement dans l’abstention. Abstention, consommation, – le pĂ©chĂ© n’est guĂšre plus lourd ici que lĂ , pour les grandes amoureuses » de sa sorte, – de notre sorte. Sereine et gaie auprĂšs de l’époux, elle devenait agitĂ©e, Ă©garĂ©e de passion ignorante, Ă  la rencontre des ĂȘtres qui traversent leur moment sublime. ConfinĂ©e dans son village entre deux maris successifs et quatre enfants, elle rencontrait partout, imprĂ©vus, suscitĂ©s pour elle, par elle, des apogĂ©es, des Ă©closions, des mĂ©tamorphoses, des explosions de miracles, dont elle recueillait tout le prix. Elle qui mĂ©nagea la bĂȘte, soigna l’enfant, secourut la plante, il lui fut Ă©pargnĂ© de dĂ©couvrir qu’une singuliĂšre bĂȘte veut mourir, qu’un certain enfant implore la souillure, qu’une des fleurs closes exigera d’ĂȘtre forcĂ©e, puis foulĂ©e aux pieds. Son inconstance, Ă  elle, ce fut de voler de l’abeille Ă  la souris, d’un nouveau-nĂ© Ă  un arbre, d’un pauvre Ă  un plus pauvre, d’un rire Ă  un tourment. PuretĂ© de ceux qui se prodiguent ! Il n’y eut jamais dans sa vie le souvenir d’une aile dĂ©shonorĂ©e, et si elle trembla de dĂ©sir autour d’un calice fermĂ©, autour d’une chrysalide roulĂ©e encore dans sa coque vernissĂ©e, du moins elle attendit, respectueuse, l’heure
 PuretĂ© de ceux qui n’ont pas commis d’effraction ! Me voici contrainte, pour la renouer Ă  moi, de rechercher le temps oĂč ma mĂšre rĂȘvait dramatiquement au long de l’adolescence de son fils aĂźnĂ©, le trĂšs beau, le sĂ©ducteur. En ce temps-lĂ , je la devinai sauvage, pleine de fausse gaĂźtĂ© et de malĂ©dictions, ordinaire, enlaidie, aux aguets
 Ah ! que je la revoie ainsi diminuĂ©e, la joue colorĂ©e d’un rouge qui lui venait de la jalousie et de la fureur ! Que je la revoie ainsi et qu’elle m’entende assez pour se reconnaĂźtre dans ce qu’elle eĂ»t le plus fort rĂ©prouvĂ© ! Que je lui rĂ©vĂšle, Ă  mon tour savante, combien je suis son impure survivance, sa grossiĂšre image, sa servante fidĂšle chargĂ©e des basses besognes ! Elle m’a donnĂ© le jour, et la mission de poursuivre ce qu’en poĂšte elle saisit et abandonna, comme on s’empare d’un fragment de mĂ©lodie flottante, en voyage dans l’espace
 Qu’importe la mĂ©lodie, Ă  qui s’enquiert de l’archet, et de la main qui tient l’archet ? Elle alla vers ses fins innocentes avec une croissante anxiĂ©tĂ©. Elle se levait tĂŽt, puis plus tĂŽt, puis encore plus tĂŽt. Elle voulait le monde Ă  elle, et dĂ©sert, sous la forme d’un petit enclos, d’une treille et d’un toit inclinĂ©. Elle voulait la jungle vierge, encore que limitĂ©e Ă  l’hirondelle, aux chats et aux abeilles, Ă  la grande Ă©peire debout sur sa roue de dentelle argentĂ©e par la nuit. Le volet du voisin, claquant sur le mur, ruinait son rĂȘve d’exploratrice incontestĂ©e, recommencĂ© chaque jour Ă  l’heure oĂč la rosĂ©e froide semble tomber, en sonores gouttes inĂ©gales, du bec des merles. Elle quitta son lit Ă  six heures, puis Ă  cinq heures, et, Ă  la fin de sa vie, une petite lampe rouge s’éveilla, l’hiver, bien avant que l’angĂ©lus battĂźt l’air noir. En ces instants encore nocturnes ma mĂšre chantait, pour se taire dĂšs qu’on pouvait l’entendre. L’alouette aussi, tant qu’elle monte vers le plus clair, vers le moins habitĂ© du ciel. Ma mĂšre montait, et montait sans cesse sur l’échelle des heures, tĂąchant Ă  possĂ©der le commencement du commencement
 Je sais ce que c’est que cette ivresse-lĂ . Mais elle quĂȘta, elle, un rayon horizontal et rouge, et le pĂąle soufre qui vient avant le rayon rouge ; elle voulut l’aile humide que la premiĂšre abeille Ă©tire comme un bras. Elle obtint, du vent d’étĂ© qu’enfante l’approche du soleil, sa primeur en parfums d’acacia et de fumĂ©e de bois ; elle rĂ©pondit avant tous au grattement de pied et au hennissement Ă  mi-voix d’un cheval, dans l’écurie voisine ; de l’ongle elle fendit, sur le seau du puits, le premier disque de glace Ă©phĂ©mĂšre oĂč elle fut seule Ă  se mirer, un matin d’automne
 Que j’aurais voulu offrir, Ă  cet ongle dur et bombĂ©, apte Ă  couper les pĂ©tioles, cueillir la feuille odorifĂ©rante, gratter le puceron vert, et interroger dans la terre les semences dormantes, que j’aurais voulu offrir mon propre miroir de naguĂšre la tendre face Ă  peine virile qui me rendait, embellie, mon image ! J’aurais dit Ă  ma mĂšre Vois. Vois ce que je fais. Vois ce que cela vaut. Cela vaut-il que j’endosse mon dĂ©guisement diffamĂ©, qui me permet de sustenter, en secret, bouche Ă  bouche, la proie que je semble boire ? Cela vaut-il que, dĂ©tournĂ©e des aurores que toi et moi nous aimons, je me consacre Ă  des paupiĂšres que j’éblouis et Ă  leurs promesses de levers d’astres ? Scrute, mieux que moi-mĂȘme, ma tremblante Ɠuvre que j’ai trop contemplĂ©e. Fourbis ton ongle dur de jardiniĂšre !
 » Mais il Ă©tait trop tard. Celle Ă  qui j’avouais tout avait dĂ©jĂ  conquis, en ce temps-lĂ , son Ă©ternel crĂ©puscule du matin. Elle nous eĂ»t jugĂ©s, hĂ©las, clairement, avec sa cruautĂ© cĂ©leste qui ne connaissait pas le courroux Rejette ton ente un peu monstrueuse, ma fille, le greffon qui ne veut prospĂ©rer que par toi. C’est un gui. Je t’assure que c’est un gui. Je ne te dis pas il est mal de recueillir un gui, parce que le mal et le bien peuvent ĂȘtre Ă©galement resplendissants et fĂ©conds. Mais
 » Quand je tĂąche d’inventer ce qu’elle m’eĂ»t dit, il y a toujours un point de son discours oĂč je suis dĂ©faillante. Il me manque les mots, surtout l’argument essentiel, le blĂąme, l’indulgence imprĂ©vus, pareillement sĂ©duisants, et qui tombaient d’elle, lĂ©gers, lents Ă  toucher mon limon et Ă  s’y enliser doucement, lents Ă  ressurgir. Ils ressurgissent maintenant de moi, et quelquefois on les trouve beaux. Mais je sais bien que, reconnaissables, ils sont dĂ©formĂ©s selon mon code personnel, mon petit dĂ©sintĂ©ressement, ma gĂ©nĂ©rositĂ© Ă  geste court, et ma sensualitĂ© qui eut toujours, Dieu merci, les yeux plus grands que le ventre. Nous eĂ»mes chacune, deux maris. Mais, tandis que les deux miens sont – vous m’en voyez aise – bien vivants, ma mĂšre fut deux fois veuve. FidĂšle par tendresse, par devoir, par fiertĂ©, elle se rembrunissait Ă  mon premier divorce, davantage Ă  mon second mariage, et s’en expliquait bizarrement Ce n’est pas tant le divorce que je blĂąme, disait-elle, c’est le mariage. Il me semble que tout vaudrait mieux que le mariage, – seulement, cela ne se fait pas. » Je riais, et je lui remontrais que, par deux fois, elle m’avait prĂȘchĂ©e d’exemple Il le fallait bien, rĂ©pondait-elle. On est quand mĂȘme de son village. Mais toi, que vas-tu faire de tant d’époux ? L’habitude s’en prend, et on arrive Ă  ne plus pouvoir s’en passer. – Mais, maman, que ferais-tu Ă  ma place ? – Une bĂȘtise, sĂ»rement. La preuve, c’est que j’ai Ă©pousĂ© ton pĂšre
 » Si elle n’osait pas dire quelle place il occupait dans son cƓur, ses lettres me le laissĂšrent apprendre aprĂšs qu’il l’eĂ»t quittĂ©e Ă  jamais, et aussi certain Ă©clat de larmes, au lendemain de l’enterrement de mon pĂšre. Ce jour-lĂ , nous rangions, elle et moi, les tiroirs du secrĂ©taire en bois de thuya jaune oĂč elle reprit des lettres, les Ă©tats de service de Jules-Joseph Colette, capitaine au 1er zouaves, et six cents francs en or, tout ce qui restait d’une fortune fonciĂšre, la fortune de Sidonie Landoy, fondue
 Ma mĂšre, qui allait bravement et sans faiblir parmi des reliques, buta sur cette poignĂ©e d’or, jeta un cri, se couvrit de pleurs Ah ! cher Colette ! il m’avait dit, il y a huit jours, quand il pouvait encore me parler, qu’il ne me laissait que quatre cents francs ! » Elle sanglotait de gratitude, et je me mis, ce jour-lĂ , Ă  douter d’avoir jamais aimĂ© d’amour
 Non, assurĂ©ment, une femme aussi grande ne pouvait pas commettre les mĂȘmes bĂȘtises » que moi, et la premiĂšre elle me dĂ©courageait de l’imiter – Tu y tiens donc beaucoup Ă  ce monsieur X
 ? – Mais, maman, je l’aime ! – Oui, oui, tu l’aimes
 C’est entendu, tu l’aimes
 Elle rĂ©flĂ©chissait encore, taisait avec effort ce que lui dictait sa cruautĂ© cĂ©leste, puis s’écriait de nouveau – Ah ! je ne suis pas contente ! Je faisais la modeste, je baissais les yeux pour enfermer l’image d’un bel homme, intelligent, enviĂ©, tout Ă©clairĂ© d’avenir, et je rĂ©pliquais doucement – Tu es difficile
 – Non, je ne suis pas contente
 J’aimais mieux, tiens, l’autre, ce garçon que tu mets Ă  prĂ©sent plus bas que terre
 – Oh ! maman !
 Un imbĂ©cile ! – Oui, oui, un imbĂ©cile
 Justement
 Je me rappelle encore comment elle penchait la tĂȘte, clignait ses yeux gris, pour contempler la flatteuse, l’éclatante image de l’ imbĂ©cile »  Et elle ajoutait – Que tu Ă©crirais de belles choses, Minet-ChĂ©rie, avec l’imbĂ©cile
 L’autre, tu vas t’occuper de lui donner tout ce que tu portes en toi de plus prĂ©cieux. Et vois-tu, pour comble, qu’il te rende malheureuse ? C’est le plus probable
 Je riais de bon cƓur – Cassandre ! – Oui, oui, Cassandre
 Et si je disais tout ce que je prĂ©vois
 Les yeux gris, clignĂ©s, lisaient au loin – Heureusement, tu n’es pas trop en danger
 Je ne la comprenais pas, alors. Elle se fĂ»t expliquĂ©e plus tard, sans doute, je comprends Ă  prĂ©sent, son tu n’es pas en danger », mot ambigu qui ne visait pas seulement mes risques de calamitĂ©s. À son sens, j’avais passĂ© dĂ©jĂ  ce qu’elle nomma » le pire dans la vie d’une femme le premier homme ». On ne meurt que de celui-lĂ , aprĂšs lequel la vie conjugale ou sa contrefaçon – devient une carriĂšre. Une carriĂšre, parfois une bureaucratie, dont rien ne nous distrait ni ne nous relĂšve, sauf le jeu d’équilibre qui, Ă  l’heure marquĂ©e, pousse le barbon vers le tendron, et ChĂ©ri vers LĂ©a. À la faveur d’un commandement climatĂ©rique, et pourvu qu’il n’engendre pas une basse accoutumance, nous pouvons triompher enfin de ce que je nommerai le commun des amants. Mais exigeons que ce triomphe naisse d’un cataclysme, meure de mĂȘme, qu’il n’alimente pas une abjecte faim rĂ©guliĂšre. N’importe quel amour, si on se fie Ă  lui, tend Ă  s’organiser Ă  la maniĂšre d’un tube digestif. Il ne nĂ©glige aucune occasion de perdre sa forme exceptionnelle, son aristocratie de bourreau. Il n’est vendange que d’automne »  Peut-ĂȘtre qu’en amour aussi. Quelle saison pour le dĂ©vouement sensuel, quelle trĂȘve dans la suite monotone des luttes d’égal Ă  Ă©gal, quelle halte alors sur un sommet oĂč se baisent deux versants ! Il n’est vendange que d’automne, – une bouche oĂč persiste, en figure de larme sĂ©chĂ©e, la goutte violĂątre d’un suc qui n’était pas encore le vrai vin, garde le privilĂšge de le crier. Vendange, joie prĂ©cipitĂ©e, urgence de mener au pressoir, en un seul jour, raisin mĂ»r et verjus ensemble, rythme qui laisse loin la large cadence rĂȘveuse des moissons, plaisir plus rouge que les autres plaisirs, chants, criaillerie enivrĂ©e, – puis silence, retraite, sommeil du vin neuf cloĂźtrĂ©, devenu intangible, retirĂ© des mains tachĂ©es qui, misĂ©ricordieusement, le violentĂšrent
 J’aime qu’il en aille de mĂȘme pour les cƓurs et les corps j’ai fait le dĂ©pĂŽt nĂ©cessaire, remis ma toute-puissance derniĂšre qui gronde Ă  prĂ©sent dans une jeune prison virile. Je replie un grand cƓur flottant, vidĂ© de ses trois ou quatre prodiges. Qu’il a bien battu et combattu ! Là
 là
 cƓur
 là
 doucement
 reposons-nous. Tu as mĂ©prisĂ© le bonheur, rendons-nous cette justice. Celle Ă  qui je retourne, Cassandre qui n’osait pas tout prophĂ©tiser, nous l’avait annoncĂ© nous n’étions pas en danger de pĂ©rir en l’honneur de l’amour, ni, Dieu soit louĂ©, de nous tenir pour contents au sein d’une bonne petite fĂ©licitĂ©. Dans l’éloignement, laissons dĂ©croĂźtre l’époque de ma vie qui m’a vue penchant d’un seul cĂŽtĂ©, comme ces allĂ©gories de source que leur chevelure d’eau couche et entraĂźne. C’est vrai que je me versais sans compter, du moins je le croyais. Se camper en maniĂšre d’Abondance classique, vouĂ©e Ă  vider comme Ă  la tĂąche, pĂȘle-mĂȘle, sa corne pleine, c’est encourir le regard critique du public qui tourne autour du socle et estime la statue Ă  son poids de trop belle femme Heu
 Se dĂ©pense-t-on sans diminuer un peu ? De quoi s’est-elle engraissĂ©e si rondement, celle-lĂ  ?
 » Les gens aiment qu’on dĂ©pĂ©risse de donner, et ils n’ont pas tort. Le pĂ©lican n’a pas mission de devenir obĂšse, l’amoureuse vieillissante n’atteste son dĂ©sintĂ©ressement qu’en se dĂ©colorant de noble consomption au bĂ©nĂ©fice d’une jeune joue fouettĂ©e de rose, d’une lĂšvre sanguine. Ce cas est rare. La perversitĂ© de combler un amant adolescent ne dĂ©vaste pas assez une femme, au contraire. Donner devient une sorte de nĂ©vrose, une fĂ©rocitĂ©, une Ă©goĂŻste frĂ©nĂ©sie. VoilĂ  une cravate neuve, une tasse de lait chaud, un lambeau tout vif de moi-mĂȘme, une boĂźte de cigarettes, une conversation, un voyage, un baiser, un conseil, le rempart de mes bras, une idĂ©e. Prends ! Et ne t’avise pas de refuser, si tu ne veux pas que je crĂšve de plĂ©thore. Je ne peux pas te donner moins, arrange-toi ! » Entre la mĂšre encore jeune et une mĂ»re maĂźtresse, c’est la rivalitĂ© du don qui empoisonne deux cƓurs fĂ©minins et crĂ©e une haine glapissante, une guerre de renardes oĂč la clameur maternelle n’est ni la moins sauvage, ni la moins indiscrĂšte. Fils trop aimĂ©s ! LustrĂ©s de regards fĂ©minins, mordillĂ©s Ă  plaisir par la femelle qui vous porta, prĂ©fĂ©rĂ©s dĂšs la profonde nuit des flancs, beaux jeunes mĂąles choyĂ©s, vous ne passez pas d’une mĂšre Ă  une autre sans trahir, malgrĂ© vous. Toi-mĂȘme, ma trĂšs chĂšre, toi que je voulais pure de mes crimes ordinaires, voilĂ  que je trouve dans ta correspondance, dĂ©posĂ©s d’une Ă©criture appliquĂ©e, en vain, Ă  me cacher le tumulte saccadĂ© du cƓur, ces mots Oui, j’ai trouvĂ© comme toi Mme X
 bien changĂ©e et triste. Je sais que sa vie privĂ©e est sans mystĂšre parions donc que son grand fils a sa premiĂšre maĂźtresse. » S’il ne fallait que s’empresser Ă  se jeter hors de soi-mĂȘme, Ă  grandes pulsations, pour conserver l’espoir de se tarir, nous n’y manquerions guĂšre, nous autres, les plus de quarante ». J’en connais qui toperaient tout de suite Conclu ! Cet enfer-lĂ , dont je ne puis me passer ; un dĂ©mon unique et la paix aprĂšs, le vide, la bienfaisante paix totale, l’indigence
 » Combien espĂšrent, de bonne foi, que la vieillesse arrive comme un vautour qui se dĂ©croche du ciel et tombe, ayant longtemps planĂ© invisible ? Et qu’est-ce donc que la vieillesse ? Je le saurai. Mais, quand elle sera lĂ , elle cessera de m’ĂȘtre intelligible. Ma trĂšs chĂšre aĂźnĂ©e, tu auras disparu sans m’enseigner ce qu’est la vieillesse, car Ne te fais pas tant de soucis pour ma prĂ©tendue artĂ©rio-sclĂ©rose, m’écris-tu. Je vais mieux, et la preuve, c’est que j’ai savonnĂ© ce matin, Ă  sept heures, dans ma riviĂšre. J’étais enchantĂ©e. Barboter dans l’eau claire, quel plaisir ! J’ai aussi sciĂ© du bois et fait six petits fagots. Et je refais moi-mĂȘme mon mĂ©nage, c’est te dire s’il est bien fait. Et puis, en somme, je n’ai que soixante-seize ans ! » Tu m’écris ce jour-lĂ , un an avant de mourir, et les boucles de tes B, de tes T, tes J majuscules qui portent une sorte de fier chapeau en arriĂšre, rayonnent de gaĂźtĂ©. Que tu Ă©tais riche, ce matin-lĂ , dans ta petite maison ! Au bout du jardin sautelait une Ă©troite riviĂšre, si vive qu’elle emportait, d’un bond, tout ce qui l’eĂ»t pu dĂ©shonorer
 Riche d’un matin de plus, d’une nouvelle victoire sur la maladie, riche d’une tĂąche de plus, d’une joaillerie de reflets dans l’eau courante, d’une trĂȘve de plus entre toi et tous tes maux
 Tu savonnais du linge dans la riviĂšre, tu soupirais, inconsolable de la mort de ton bien-aimĂ©, tu faisais Uiii ! » aux pinsons, tu pensais que tu me conterais ta matinĂ©e
 O thĂ©sauriseuse !
 Ce que j’entasse n’est pas du mĂȘme aloi. Mais ce qui en demeurera vient du filon parallĂšle, infĂ©rieur, amalgamĂ© de grasse terre, et je n’ai pas trop tardĂ© Ă  comprendre qu’un Ăąge vient oĂč au lieu de s’exprimer toute en baumes, en pleurs mortels, en souffle embrasĂ© et dĂ©croissant, sur les beaux pieds qu’elle embrassait, impatients de courir le monde, – un Ăąge vient oĂč il n’est plus donnĂ© Ă  une femme que de s’enrichir. Elle entasse, elle recense jusqu’aux coups, jusqu’aux cicatrices – une cicatrice, c’est une marque qu’elle n’avait pas en naissant, une acquisition. Quand elle soupire Ah ! que de peine il m’a donnĂ©es ! » elle pĂšse, malgrĂ© elle, la valeur du mot, – la valeur des dons. Elle les range peu Ă  peu, harmonieusement. Le temps, et leur nombre, font qu’elle est obligĂ©e, dans la mesure oĂč son trĂ©sor s’accroĂźt, de se reculer un peu de lui, comme un peintre de son Ɠuvre. Elle recule, et revient, et recule, repousse Ă  son rang quelque scandaleux dĂ©tail, attire au jour un souvenir noyĂ© d’ombre. Elle devient, – par un art inespĂ©rĂ© – Ă©quitable
 Imagine-t-on, Ă  me lire, que je fais mon portrait ? Patience c’est seulement mon modĂšle. V On voit, sur le visage d’un homme qui suit, du regard, certains apprĂȘts mĂ©nagers, surtout ceux d’un repas, une expression mĂȘlĂ©e de considĂ©ration religieuse, d’ennui et de frayeur. L’homme craint le balayage comme un chat, et le fourneau allumĂ©, et l’eau savonneuse que pousse un balai-brosse sur les dalles. Pour fĂȘter un saint local qui commande traditionnellement aux frairies, Segonzac, Carco, RĂ©gis Gignoux et ThĂ©rĂšse Dorny devaient quitter les hauteurs d’une colline, et manger ici un dĂ©jeuner mĂ©ridional, salades, rascasse farcie et beignets d’aubergines, ordinaire que je corsais de quelque oiseau rĂŽti. Vial, qui habite Ă  trois cents mĂštres d’ici un dĂ© peint en rose, n’était pas heureux ce matin, car le rĂ©chaud Ă  repasser, Ă©quipĂ© en gril Ă  braise, encombrait un coin de la terrasse, et mon voisin se faisait petit comme un chien de chasse le jour d’une noce. – Ne crois-tu pas, Vial, qu’ils aimeront ma sauce, avec les petits poulets ? Quatre petits poulets fendus par moitiĂ©, frappĂ©s du plat de la hachette, salĂ©s, poivrĂ©s, bĂ©nits d’huile pure, administrĂ©e avec un goupillon de pebreda dont les folioles et le goĂ»t restent sur la chair grillĂ©e ? Regarde-les, s’ils ont bonne mine ? Vial les regardait, et moi aussi. Bonne mine
 Un peu de sang rose demeurait aux jointures rompues des poussins mutilĂ©s, plumĂ©s, et on voyait la forme des ailes, la jeune Ă©caille qui bottait les petites pattes, heureuses ce matin encore de courir, de gratter
 Pourquoi ne pas faire cuire un enfant, aussi ? Ma tirade mourut et Vial ne dit mot. Je soupirais en battant ma sauce acidulĂ©e, onctueuse, et tout Ă  l’heure pourtant l’odeur de la viande dĂ©licate, pleurant sur la braise, m’ouvrirait tout grand l’estomac
 Ce n’est pas aujourd’hui, mais c’est bientĂŽt, je pense, que je renoncerai Ă  la chair des bĂȘtes
 – Serre-moi mon tablier, Vial. Merci. L’an prochain
 – Que ferez-vous l’an prochain ? – Je serai vĂ©gĂ©tarienne. Trempe le bout de ton doigt dans ma sauce. Hein ? Cette sauce-lĂ  sur les petits poulets tendres
 N’empĂȘche que
 – pas cette annĂ©e, j’ai trop faim – n’empĂȘche que je serai vĂ©gĂ©tarienne. – Pourquoi ? – Ce serait long Ă  expliquer. Quand certain cannibalisme meurt, tous les autres dĂ©mĂ©nagent d’eux-mĂȘmes, comme les puces d’un hĂ©risson mort. Reverse-moi de l’huile, doucement
 Il pencha son torse nu, lustrĂ© de soleil et de sel, dont la peau mire le jour. Selon qu’il bougeait, il Ă©tait vert autour des reins, bleu sur les Ă©paules, Ă  l’image des teinturiers de Fez. Quand je commandai stop », il coupa le fil d’huile dorĂ©e ; se redressa, et je reposai ma main un moment sur son poitrail, comme sur un cheval, flatteusement. Il regarda ma main, qui annonce mon Ăąge – Ă  la vĂ©ritĂ©, elle porte quelques annĂ©es de plus – mais je ne retirai pas ma main. C’est une bonne petite main, noircie, dont la peau devient assez large Ă  prĂ©sent autour des phalanges et au revers de la paume. Elle a les ongles taillĂ©s ras, le pouce retroussĂ© volontiers en queue de scorpion, des cicatrices et des Ă©corchures, et je n’ai pas honte d’elle, au contraire. Deux ongles jolis – cadeau de ma mĂšre – trois pas trĂšs beaux – souvenir de mon pĂšre. – Tu t’es baignĂ© ? Tu as fait un bon quatre cents mĂštres sur le bord de l’eau ? Alors, pourquoi as-tu, quand on n’est qu’en juillet, une tĂȘte de fin de vacances, Vial ? Le moindre dĂ©sordre sentimental dĂ©range les traits de Vial, rĂ©guliers, assez beaux. Il n’a pas l’air gai, mais on ne l’a jamais vu triste. Je dis qu’il est beau, parce qu’ici au bout d’un mois de sĂ©jour, tous les hommes sont beaux, Ă  cause de la chaleur, de la mer et de la nuditĂ©. – Qu’est-ce que tu m’as rapportĂ© du marchĂ©, Vial ? Tu m’excuses, hein ? La Divine avait juste le temps de courir pour les poulets
 – Deux melons, une tarte Ă  la frangipane et des pĂȘches. Il n’y a plus de figues-fleurs, et les autres ne seront mĂ»res que
 – Je le sais mieux que toi, je les passe en revue tous les jours dans ma vigne
 Tu es un amour. Qu’est-ce que je te dois ? Il fit un geste d’ignorance, son Ă©paule enrichie de muscles montait et descendait comme un sein qui respire. – Tu as oubliĂ© ? Attends, que je voie la grosseur des melons
 Cette tarte-lĂ , c’est la taille de seize francs, et tu as deux kilos de pĂȘches
 Quatorze et seize trente, trente et quinze quarante-cinq
 Je te dois entre quarante-cinq et cinquante francs. – Vous ĂȘtes en maillot de bain sous votre tablier ? Vous n’avez pas eu le temps de vous baigner ? – Mais si. Il lĂ©cha avec naturel le haut de mon bras. – C’est vrai. – Oh ! tu sais, ça pourrait ĂȘtre du sel d’hier soir
 Reposons-nous, on a grandement le temps, ils seront tous en retard
 – Oui
 Je ne peux pas faire quelque chose d’utile ? – Si, te marier. – Oh !
 J’ai trente-cinq ans. – Justement. Ça te rajeunira. Tu manques de jeunesse. Ça te viendra avec l’ñge, a dit Labiche. Ta petite amie n’est pas revenue du marchĂ© avec toi ? Tu as dĂ» la rencontrer sur le port ? – Mademoiselle ClĂ©ment termine une Ă©tude au Lavandou. – Tu n’aimes pas que je l’appelle ta petite amie, je vois ? – Je l’avoue, C’est une façon de dire qui peut donner Ă  croire qu’elle est ma maĂźtresse, alors qu’elle ne l’est pas. J’ai ri, en poudrant les braises trop vives du rĂ©chaud Ă  repasser. Je ne connais presque pas l’espĂšce Ă  laquelle appartient ce garçon, qui vit Ă  petit bruit. Il est de la gĂ©nĂ©ration des Carco, des Segonzac, des LĂ©opold Marchand et des Pierre BenoĂźt, des Mac-Orlan, des Cocteau et des Dignimont, ceux que j’ai vus, comme je dis, tout petits », avant et pendant la guerre. Est-ce en ce temps-lĂ , quand des marĂ©es capricieuses de permissions les amenaient Ă  Paris, et sur la foi de leurs visages, les uns engraissĂ©s bizarrement, les autres creux comme aux Ă©coliers grandis trop vite – est-ce en ce temps-lĂ  que j’ai pris l’habitude de les tutoyer presque tous ? Non, c’est simplement parce qu’ils sont jeunes, et s’ils me disent bonjour Ă  grands bras, Ă  gros baisers claquant sur la joue, c’est aussi parce qu’ils sont jeunes
 Mais si les plus tendres – ceux-lĂ  que j’ai nommĂ©s, ceux-lĂ  que je ne nomme pas – m’appellent Madame » et par jeu mon bon maĂźtre », c’est parce qu’ils sont eux, et que je suis moi. Le garçon presque nu qui me versait l’huile ce matin a fait la guerre aussi. AprĂšs, il a regimbĂ© au moment de redevenir tapissier. Il a eu peur, dit-il, d’un pĂšre demeurĂ© vert, Ăąpre Ă  son commerce et orgueilleux. J’ai parfois voulu Ă©crire l’histoire d’une progĂ©niture dĂ©vorĂ©e, jusqu’aux os, par ses gĂ©niteurs. Je pourrais fondre ensemble Mme Lhermier, par exemple, qui cousit sa fille Ă  ses jupes, empĂȘcha tout mariage et se fit, de la sotte fille docile, une sorte de jumelle sĂ©chĂ©e, qui ne la quittait ni jour ni nuit, et ne se plaignait jamais. Mais un jour, j’ai vu le regard de Mlle Lhermier
 Horreur ! horreur !
 J’emprunterais quelques traits Ă  Albert X
 victime passionnĂ©e, ombre inquiĂ©tante de sa mĂšre, – Ă  Fernand Z
, frĂȘle banquier qui attend en vain la mort de son robuste banquier de pĂšre
 Ils sont beaucoup, je n’aurais que le choix. Seulement Mauriac a dĂ©jĂ  fait Genitrix
 Ne nous apitoyons pas trop sur Vial le fils, prĂ©nommé  comment, dĂ©jĂ  ? – Vial, comment t’appelles-tu ? – Hector. ÉtonnĂ©e, je suspendis l’élagage des premiers dahlias de la saison, cueillis pour la table. – Hector ? Il me semble que tu t’appelais
 ValĂšre ? – C’est vrai, mais je voulais constater que vous l’aviez Ă  peu prĂšs oubliĂ©. 
sur Vial le fils, qui ruse avec sa longue minoritĂ© commerciale et use de cartes de visite au nom de Vial, dĂ©corateur ». Il n’est dĂ©jĂ  plus tapissier. Il dispose Ă  Paris d’un petit magasin timide, mi-librairie romantique, mi-bibelot, comme tout le monde
 Aimant la campagne des peintres, Vial s’est mis Ă  aimer leur peinture. Parmi les gratteurs de papier qui n’ont libertĂ© que d’écrire, il se donne le luxe de lire, de dessiner des meubles et mĂȘme de nous juger. Il dĂ©clare Ă  Carco qu’il n’aurait jamais dĂ» publier que des vers, et Ă  Segonzac qu’il est un mystique. Le grand DĂ©dĂ© » ne rit pas, et rĂ©pond poliment VouĂšre ! Fi de garce, vous n’ĂȘtes point si mal emmanchai de la taĂźte que du daĂźrriĂšre ! » Carco me prend Ă  tĂ©moin Un homme du mĂ©tier qui me dirait ça, Colette, je le traiterais de ballot. Mais qu’est-ce que je m’en irais rĂ©pondre Ă  un tapissier ? Monsieur l’ameublementier, tu attiges ! » Je ne sais pas grand’chose de plus sur mon verseur d’huile. Mais que sais-je de mes autres amis ? Chercher l’amitiĂ©, la donner, c’est d’abord crier Asile ! asile ! » Le reste de nous est sĂ»rement moins bien que ce cri, il est toujours assez tĂŽt pour le montrer. Je crois que la prĂ©sence, en nombre, de l’ĂȘtre humain fatigue les plantes. Une exposition horticole pĂąme et meurt presque chaque soir, quand on lui a rendu trop d’hommages ; j’ai trouvĂ© mon jardin las aprĂšs le dĂ©part de mes amis. Peut-ĂȘtre les fleurs sont-elles sensibles au son des voix. Et les miennes ne sont pas accoutumĂ©es plus que moi aux rĂ©ceptions. Mes hĂŽtes partis, les chats rampent hors de leurs abris, bĂąillent, s’étirent comme au sortir du panier de voyage, flairent la trace des intrus. Le matou somnolent coule du mĂ»rier comme une liane. Sa compagne ravissante Ă©tale, sur la terrasse qu’on lui restitue, son ventre oĂč point, dans une nue de poil bleuĂątre, une seule tĂ©tine rose, car elle n’a nourri, cette saison, qu’un seul petit. Le dĂ©part des visiteurs ne change rien aux us de la chienne brabançonne qui me surveille, ne cesse pas, n’a jamais cessĂ© de me surveiller, ne cessera qu’à la mort de me donner l’attention de tous ses instants. Sa mort seule peut mettre fin au drame de sa vie vivre avec moi ou sans moi. Elle vieillit robustement, elle aussi
 Autour de ces trois types de l’autoritĂ© animale, des bĂȘtes de second plan tiennent la place qu’un protocole moins humain qu’animal leur assigne plates chattes des mas environnants, chiens de ma gardienne que le bain de blanche poussiĂšre dĂ©guise
 Ici, dit Vial, les chiens sont tous du XVIIIe, l’étĂ©. » Les hirondelles buvaient dĂ©jĂ  au lavoir et happaient les Ă©phĂ©mĂšres, quand ma compagnie » s’en alla. L’air avait son goĂ»t usagĂ© d’aprĂšs-midi, et la chaleur Ă©tait grande sous le soleil qui se couche tard. Mais il ne peut pas me tromper, je dĂ©cline avec le jour. Et vers la fin de chaque journĂ©e, la chatte, enlaçant en huit » mes chevilles, me convie Ă  fĂȘter l’approche de la nuit. C’est la troisiĂšme chatte de ma vie si je ne compte que les chattes d’un grand caractĂšre, mĂ©morables entre les chats et les chattes. M’émerveillerai-je jamais assez des bĂȘtes ? Celle-ci est exceptionnelle comme l’ami qu’on ne remplacera pas, comme l’amoureux sans reproche. D’oĂč vient l’amour qu’elle me porte ? Elle a, d’elle-mĂȘme, rĂ©glĂ© son pas sur le mien, et le lien invisible, d’elle Ă  moi, suggĂ©rait le collier et la laisse. Elle eut l’un et l’autre, qu’elle porte avec l’air de soupirer Enfin ! » Le moindre souci vieillit et semble pĂąlir son trĂšs petit visage serrĂ© et sans chair, d’un bleu de pluie autour des yeux qui sont d’or pur. Elle a, des amants parfaits, la pudeur, l’effroi des contacts appuyĂ©s. Je ne parlerai guĂšre plus d’elle. Tout le reste est silence, fidĂ©litĂ©, chocs d’ñme, ombre d’une forme d’azur sur le papier bleu qui recueille tout ce que j’écris, passage muet de pattes mouillĂ©es d’argent
 AprĂšs elle, loin derriĂšre elle, j’ai le matou, son mari magnifique, tout endormi de beautĂ©, de puissance, et timide comme un hercule. Puis viennent tous ceux qui volent, rampent, grincent, le hĂ©risson des vignes, les lĂ©zards innombrables que mordent les couleuvres, le crapaud nocturne qui, ramassĂ© sur le plat de ma main et haussĂ© vers la lanterne, laisse tomber deux cris de cristal dans l’herbe, – le crabe sous l’algue, le trigle bleu Ă  ailes de martinet qui s’envole de la vague
 S’il retombe sur le sable, je le ramasse assommĂ©, pralinĂ© de graviers, je l’immerge et je nage Ă  cĂŽtĂ© de lui, en lui soutenant la tĂȘte
 Mais je n’aime plus Ă©crire le portrait, l’histoire des bĂȘtes. L’abĂźme, que des siĂšcles ne comblent point, est toujours bĂ©ant entre elles et l’homme. Je finirai par cacher les miennes, sauf Ă  quelques amis, qu’elles choisiront. Je montrerai les chats Ă  Philippe Berthelot, puissance fĂ©line, Ă  Vial, qui est amoureux de la chatte et qui prĂ©tend, avec Alfred Savoir, que je puis susciter un chat dans un endroit oĂč n’y a pas de chat
 On n’aime pas Ă  la fois les bĂȘtes et les hommes. Je deviens de jour en jour suspecte Ă  mes semblables. Mais s’ils Ă©taient mes semblables, je ne leur serais pas suspecte
 Quand j’entre dans la piĂšce oĂč tu es seule avec des bĂȘtes », disait mon second mari, j’ai l’impression d’ĂȘtre indiscret. Tu te retireras quelque jour dans une jungle
 » Sans vouloir rĂȘver Ă  ce qui se pouvait cacher, sous une telle prophĂ©tie, d’insidieuse – ou d’impatiente – suggestion, sans cesser de caresser l’aimable tableau qu’elle m’offre de mon avenir, je m’y arrĂȘte, pour me rappeler la profonde, la logique dĂ©fiance d’un homme trĂšs humanisĂ©. Je m’y arrĂȘte comme Ă  une sentence Ă©crite par un doigt d’homme sur un front qui, si l’on Ă©carte le feuillage de cheveux qui le couvre, sent probablement, au flair humain, la taniĂšre, le sang de liĂšvre, le ventre d’écureuil, le lait de chienne
 L’homme qui reste du cĂŽtĂ© de l’homme a de quoi reculer, devant la crĂ©ature qui opte pour la bĂȘte et qui sourit, forte d’une affreuse innocence. Ta monstrueuse simplicité  Ta douceur pleine de tĂ©nĂšbres
 » Autant de mots justes. Au point de vue humain, c’est Ă  la connivence avec la bĂȘte que commence la monstruositĂ©. Marcel Schwob ne traitait-il pas de monstres sadiques » les vieux charmeurs dessĂ©chĂ©s et couverts d’oiseaux qu’on voyait aux Tuileries ? Encore s’il n’y avait que la connivence
 Mais il y a la prĂ©fĂ©rence
 Je me tairai ici. Je m’arrĂȘte aussi sur le seuil des arĂšnes et des mĂ©nageries. Car, si je ne vois aucun inconvĂ©nient Ă  mettre, imprimĂ©s, entre les mains du public, des fragments dĂ©formĂ©s de ma vie sentimentale, on voudra bien que je noue, secrets, bien serrĂ©s dans le mĂȘme sac, tout ce qui concerne une prĂ©fĂ©rence pour les bĂȘtes, et – c’est aussi une question de prĂ©dilection – l’enfant que j’ai mise au monde. Qu’elle est charmante, celle-ci, quand elle gratte, rĂ©flĂ©chie et amicale, la tĂȘte grumeleuse d’une vaste crapaude
 Chut ! Autrefois, je me suis mĂȘlĂ©e de camper, au premier plan d’un roman, une hĂ©roĂŻne de quatorze Ă  quinze ans. Que l’on m’excuse, je ne savais pas, alors, ce que c’était. Tu te retireras dans une jungle
 » Soit. Il ne faudra pas trop tarder. Il ne faudra pas attendre que j’enregistre, dans la courbe de mes relations, de mes Ă©changes avec l’animal, les premiers flĂ©chissements. La volontĂ© de sĂ©duire, c’est-Ă -dire de dominer, les diverses maniĂšres de bander un souhait ou un ordre, de les darder vers leur but, je les sens encore Ă©lastiques, – jusqu’à quand ? Une pauvre belle lionne, rĂ©cemment, m’isola, dans le lot de badauds massĂ©s devant sa grille. M’ayant choisie, elle sortit de son long dĂ©sespoir comme d’un sommeil, et ne sachant comment manifester qu’elle m’avait reconnue, qu’elle voulait m’affronter, m’interroger, m’aimer peut-ĂȘtre assez pour n’accepter que moi comme victime, elle menaça, Ă©tincela et rougit comme un feu captif, se jeta contre ses barreaux et soudain s’assoupit, lasse, en me regardant
 L’ouĂŻe mentale, que je tends vers la BĂȘte, fonctionne encore. Les drames d’oiseaux dans l’air, les combats souterrains des rongeurs, le son haussĂ© soudain d’un essaim guerroyant, le regard sans espoir des chevaux et des Ăąnes, sont autant de messages Ă  mon adresse. Je n’ai plus envie de me marier avec personne, mais je rĂȘve encore que j’épouse un trĂšs grand chat. Montherlant sera, je pense, bien aise de l’apprendre
 Dans le cƓur, dans les lettres de ma mĂšre, Ă©taient lisibles l’amour, le respect des crĂ©atures vivantes. Je sais donc oĂč situer la source de ma vocation, une source que je trouble, aussitĂŽt nĂ©e, dans la passion de toucher, de remuer le fond que couvre son flot pur. Je m’accuse d’avoir voulu, dĂšs le jeune Ăąge, briller, – non contente de les chĂ©rir, – aux yeux de mes frĂšres et complices. C’est une ambition qui ne me quitte pas
 – Vous n’aimez donc pas la gloire ? me demandait Mme de Noailles. Mais si. Je voudrais laisser un grand renom parmi les ĂȘtres qui, ayant gardĂ© sur leur pelage, dans leur Ăąme, la trace de mon passage, ont pu follement espĂ©rer, un seul moment, que je leur appartenais. Elle Ă©tait aimable, ce matin, mon Ă©quipe de jeunes convives. Deux avaient amenĂ© des jeunes femmes bien jolies, et sages Ă  croire qu’on les avait, chacune, chapitrĂ©es Tu sais, on va t’emmener chez Colette, mais on te rappelle qu’elle n’aime pas les cris d’oiseau, ni les aperçus littĂ©raires. Mets ta plus jolie robe, la rose, la bleue. Tu verseras le cafĂ©. » Ils savent que je tiens pour agrĂ©ables les jeunes femmes jolies et peu familiĂšres. Ils sont au fait de ce qui charme mes heures de loisir les enfants et les jeunes femmes cĂ©rĂ©monieux, et les bĂȘtes impertinentes. Quelques peintres possĂšdent des Ă©pouses, ou des maĂźtresses, dignes d’eux et de la vie qu’ils mĂšnent. On les voit douces, et pareilles en leurs mƓurs aux femmes des cultivateurs. Les hommes ne se lĂšvent-ils pas avec le jour, pour s’en aller aux champs, en forĂȘt, le long des cĂŽtes ? Ne reviennent-ils pas Ă  la nuit approchante, fatiguĂ©s, muets de solitude ? En leur absence, les femmes taillent des robes d’étĂ© dans un service de table, des napperons et des serviettes dans des mouchoirs en coton, et vont au marchĂ© avec simplicitĂ©, c’est-Ă -dire pour acheter des provisions, et non pour cĂ©lĂ©brer la » belle matiĂšre » des rascasses laquĂ©es de rouge, les ventres des girelles sanglĂ©es d’ocre et d’azur. – Mon homme ? Il doit ĂȘtre aux champs, par lĂ , sur Pampelonne, » rĂ©pond l’amie de Luc-Albert Moreau, en dĂ©signant l’horizon d’un grand geste vague de paysanne. Asselin chante comme un bouvier, et parfois la brise, si vous tendez l’oreille, vous apporte la voix douce de Dignimont, qui lamente une petite complainte de soldat ou de matelot
 HĂ©lĂšne ClĂ©ment, venue seule, n’était pas la plus laide, il s’en faut. Elle n’appartient ni au clan des modĂšles, ni Ă  celui des femmes en puissance d’homme. C’est une blonde paille, aux cheveux plats. Le soleil la teint en rouge harmonieux, un beau rouge Ă©gal, qui envahit sa peau de blonde et voue au bleu, tout l’étĂ©, ses yeux pers. Grande, avec une chair modeste, elle ne pĂȘche guĂšre que par l’excĂšs de loyautĂ© physique et morale, qui est un des snobismes des filles de vingt-cinq ans. Il est juste de dire que je la connais peu. Elle peint d’une maniĂšre obstinĂ©e, Ă  grandes touches viriles, nage, conduit sa cinq-chevaux, va souvent visiter ses parents, qui, craignant le chaud, passent l’étĂ© dans la montagne. Elle habite une pension de famille, ainsi nul n’ignore sa qualitĂ© de fille trĂšs sĂ©rieuse ». Il y a trente ans, on rencontrait HĂ©lĂšne ClĂ©ment sur des plages, une broderie Ă  la main. Aujourd’hui, elle peint la mer et s’oint d’huile de coco. Elle a gardĂ©, des anciennes HĂ©lĂšne ClĂ©ment, un joli front soumis, de la dignitĂ© corporelle, et surtout une maniĂšre dĂ©fĂ©rente de rĂ©pondre Oui, madame ! Merci, madame ! » qui entr’ouvre, dans son langage appris chez des peintres et des mauvais garçons – la grille d’un jardin de pensionnat. J’aime, chez cette grande fille, justement cet air d’avoir laissĂ© choir son ancienne broderie, sa broderie qui lui tenait lieu de mystĂšre. Peut-ĂȘtre que je me trompe, parce que je ne fais pas assez attention Ă  HĂ©lĂšne. Peut-ĂȘtre aussi la transparence, Ăąme et corps, Ă  laquelle elle semble fort tenir, me laisse-t-elle trop deviner le flottement triste qui est l’apanage – elles le nient – des femmes dites indĂ©pendantes qui ne font pas le mal, si l’on donne au commerce charnel son ancien nom de mal ». Il ne viendra plus personne. Je ne quitterai pas cette table pour le petit cafĂ© du port, d’oĂč l’on assiste aux couchers furibonds du soleil. L’astre ramasse, vers la fin de la journĂ©e, le peu de nues qu’évapore la mer chaude, les entraĂźne au bas du ciel, les embrase et les tord en chiffons de feu, les Ă©tire en barres rougies, s’incinĂšre en touchant les Maures
 Mais il se couche trop tard, en ce mois. Je l’admirerai assez en dĂźnant seule, le dos au mur de ma terrasse. J’ai vu mon content de figures sympathiques aujourd’hui. Allons donc Ă  la rencontre, la chienne, la chatte et moi, de la grande couleur violette qui signale l’Est et qui monte de la mer. Ce sera bientĂŽt l’heure du retour au logis pour quelques vieillards, mes voisins, qui travaillent aux champs
 Je ne tolĂšre les vieilles gens que courbĂ©s vers la terre, crevassĂ©s et crayeux, la main ligneuse, chevelus comme un nid. Certains m’offrent, au creux d’une paume qu’ont dĂ©laissĂ©e la moiteur et la couleur humaines, leurs Ɠuvres les plus prĂ©cieuses un Ɠuf, un poussin, une pomme ronde, une rose, un raisin. Une Provençale de soixante-douze ans va chaque jour du port Ă  son champ de vigne et de lĂ©gumes, deux kilomĂštres le matin, autant le soir. Elle mourra sans doute de labeur, mais elle ne semble pas lasse, quand elle s’assied un moment devant ma grille. Elle pousse des cris lĂ©gers TĂ© qu’il est joli ! » J’accours elle caresse, d’un doigt ciselĂ©, noirci, crochu, le bouton Ă  tĂȘte plate, couleuvrine, comme prĂȘte Ă  siffler, d’un de ces lys des rivages qui s’élancent de la terre, grandissent si vite qu’on n’ose pas les regarder, Ă©panouissent leur corolle et leur parfum malĂ©fique de fruit mĂ»r blessĂ©, puis retournent au nĂ©ant
 Non, il n’était pas joli. Il ressemblait Ă  un vigoureux serpenteau aveugle. Mais la vieille femme savait qu’il serait joli quelques jours plus tard. Elle avait eu le temps de l’apprendre. Par moments je l’aimerais, chargĂ©e de poivrons verts, un collier d’oignons frais au cou, ses mains d’osier sec mi-fermĂ©es sur un Ɠuf qu’elle ne laisse jamais choir, si je ne me ressouvenais soudain que, n’ayant plus la force de crĂ©er, elle garde celle de dĂ©truire, et qu’elle Ă©crase la musaraigne sur l’allĂ©e, la libellule contre la vitre, le chaton nouveau-nĂ© encore humide. Elle n’y fait pas de diffĂ©rence avec l’écossage des pois
 Alors je lui dis » Adieu ! » en passant et je les renfonce dans le paysage, elle et son ombre un trĂšs petit homme ancien, qui loge, comme un lĂ©zard, sous un laurier-rose et une hutte de pierres. La vieille femme parle, l’homme ne parle plus. Il n’a plus rien Ă  dire Ă  personne. Il Ă©corche la terre, ne pouvant plus bĂȘcher, et quand il nettoie le seuil de sa hutte il a l’air de jouer, parce qu’il se sert d’un balai d’enfant. On en a trouvĂ© un mort, l’autre jour – un vieillard. Tout sec comme le crapaud dĂ©funt, que midi calcine avant qu’un rapace ait le temps de le vider. La mort, ainsi frustrĂ©e d’une grande part de corruption, est plus dĂ©cente Ă  nos yeux de vivants. Corps friable et lĂ©ger, ossements creux, un grand soleil dĂ©vorateur sur le tout, sera-ce mon lot final ? Je m’applique parfois Ă  y songer, pour me faire croire que la seconde moitiĂ© de ma vie m’apporte un peu de gravitĂ©, un peu de souci de ce qui vient aprĂšs
 C’est une illusion brĂšve. La mort ne m’intĂ©resse pas, – la mienne non plus. Nous avons bien dĂźnĂ©. Nous nous sommes promenĂ©es sur le chemin de cĂŽte, le long de sa rĂ©gion la plus peuplĂ©e, l’étroit marais fleuri oĂč l’eupatoire, la statice, la scabieuse apportent trois nuances de mauve, le grand jonc fleuri sa grappe de graines brunes comestibles, le myrte sa blanche odeur, blanche, blanche, amĂšre qui heurte les amygdales, blanche Ă  provoquer la nausĂ©e et l’extase, – le tamaris son brouillard rose, le roseau sa massue Ă  fourrure de castor. Ce lieu dĂ©borde de vie, surtout Ă  la pointe du jour et au coucher des oiseaux. La fauvette des roseaux glisse, pour le plaisir, sans cesse, le long des hampes, et Ă©clate chaque fois de joie. Les hirondelles rasent la mer, les mĂ©sanges ivres de courage Ă©cartent de ce paradis des troupes de geais, de guĂȘpes altĂ©rĂ©es, de chats braconniers, et, dans le milieu du jour, de lourds Morios traĂźnant le velours Ă©pais de leurs ailes, des FlambĂ©s jaunes et rayĂ©s comme des tigres, des Machaons Ă  nervures gothiques survolent la petite lagune douceĂątre, salĂ©e de mer, sucrĂ©e de racines et d’herbe, et viennent pomper le miel des chanvres roses, des lotiers et des menthes, chacun d’eux voluptueusement attachĂ© Ă  sa fleur. Le soir, la vie animale se cache un peu, s’éteint Ă  peine. Que de rires secrets, de voltes rapides sous mes pas, que de fuites en Ă©clair devant l’élan des deux chats qui me suivaient ! C’est qu’en livrĂ©e de nuit ceux-ci sont redoutables. La douce chatte perce d’un trait les buissons, son puissant mĂąle rĂ©veillĂ© lĂšve en galopant les pierres du chemin comme un cheval, et tous deux, sans faim, croquent les sphinx aux yeux rougeoyants. Le frais du soir s’accompagne ici, pour moi, d’un frisson qui ressemble Ă  un rire, d’une robe d’air nouveau sur la peau libre, d’une clĂ©mence qui se resserre plus Ă©troitement sur moi Ă  mesure que la nuit se ferme. Si je me fiais Ă  cette mansuĂ©tude, cet instant serait mon instant de grandir, de braver, d’oser, de mourir
 Mais rĂ©guliĂšrement je lui Ă©chappe. Grandir
 Pour qui ? Oser
 Qu’oserais-je donc de plus ? On m’a assez affirmĂ© que vivre selon l’amour, puis selon l’absence d’amour, Ă©tait la pire outrecuidance
 Il fait si bon, Ă  ras de terre
 Et reprise, agrippĂ©e par des plantes juste assez hautes pour donner de l’ombre Ă  mon front, par des pattes qui d’en bas cherchent ma main, par des sillons qui demandent l’eau, une tendre lettre qui veut une rĂ©ponse, une lampe rouge dans le vert de la nuit, un cahier de papier lisse qu’il faut broder de mon Ă©criture – je suis revenue comme tous les soirs. Que l’aube est proche ! La nuit, en ce mois, se donne Ă  la terre comme une amante clandestine, vite, peu Ă  la fois. Il est dix heures. Dans quatre heures, ce ne sera plus la vraie nuit. D’ailleurs, une vaste gueule ronde de lune, assez effrayante, envahit le ciel, et elle n’est pas mon amie. À trois cents mĂštres d’ici, la lampe de Vial, dans sa maison en forme de dĂ©, regarde la mienne. À quoi donc songe ce garçon, au lieu de traĂźner ses espadrilles le long du petit port ou de danser – il danse si bien – au petit bal de la JetĂ©e ? Il est trop sage. Il faudra qu’un de ces jours je m’y prenne sĂ©rieusement et qu’à cette autre sage, HĂ©lĂšne ClĂ©ment, – oh ! pour le temps qu’ils voudront – je le marie. Aujourd’hui, j’ai bien vu qu’elle changeait de nuance, c’est-Ă -dire d’expression, en s’adressant Ă  lui. Elle riait avec tous les autres, et surtout quand Carco, l’Ɠil couleur caramel entre des paupiĂšres mi-jointes de chasseur, lui rĂ©vĂ©lait l’infĂąme et prodigieux secret d’une vieille prostituĂ©e qui rĂ©ussit Ă  rester, vingt-cinq ans durant, petite fille » au Quartier Latin. HĂ©lĂšne n’a pas l’oreille prude, il s’en faut. Mais son rire, aux rĂ©cits de Carco, est quand mĂȘme le rire de l’ancienne HĂ©lĂšne ClĂ©ment, qui Ă©gara sa broderie du temps que son cousin, le polytechnicien, – Oh ! Henri, voulez-vous vous taire » – lui disait, en poussant la balançoire, qu’il avait entrevu son mollet
 HĂ©lĂšne ClĂ©ment dĂ©die Ă  Vial son aspect le plus proche de la vĂ©ritĂ© le sĂ©rieux visage d’une fille qui ne demanderait qu’à ĂȘtre simple. Il n’est pas possible que Vial ne l’ait pas remarquĂ©. D’habitude, je ne me prĂ©occupe guĂšre d’organiser le bonheur d’un couple. Mais il me semble que je suis responsable de cette dĂ©plaisante petite agitation, de cette mise en branle de forces oisives qui pourront dĂ©sormais entraĂźner deux ĂȘtres, jusque-lĂ  bien distants l’un de l’autre, bien abritĂ©s dans leur secret, ou leur manque de secret individuel. Menant ma voiturette hier matin au marchĂ©, vers neuf heures, j’ai dĂ©passĂ©, puis ramassĂ© HĂ©lĂšne ClĂ©ment, qui s’en allait, sa tĂȘte nue lisse comme une pomme d’or, une toile sous le bras, chez le menuisier qui fait mĂ©tier d’encadreur. Deux cents mĂštres plus loin, Vial, derriĂšre sa grille, sur le seuil du DĂ© », dĂ©capait un fauteuil ancien, sec, contournĂ© et fin comme une aubĂ©pine l’hiver. – Vial, on ne t’a pas vu depuis deux jours ! Vial, qu’est-ce que c’est que ce fauteuil ? Il riait, une barre blanche dans sa figure sombre. – Vous ne l’aurez pas, celui-lĂ  ! J’ai Ă©tĂ© le chercher plus loin que Moustier-Sainte-Marie, avec la CitroĂ«n. – C’est donc ça, dit HĂ©lĂšne. Vial leva le nez, cacha ses dents. – C’est donc ça que quoi ? Elle ne dit rien et le regarda d’un air si dangereusement bĂȘte qu’il pouvait lire, dans des yeux pers que le soleil ne fermait pas, ce qu’il eĂ»t voulu. Je sautai de la voiture – Montre, Vial, montre ! Et paye-nous le vin blanc du matin, avec de l’eau fraĂźche ! HĂ©lĂšne descendit derriĂšre moi, huma l’odeur du petit logis Ă©tranger. meublĂ© d’un divan, d’une table de bateau en demi-lune, Ă©clairĂ© de toile rose et de moustiers blancs. – Un Juan Gris, deux Dignimont, un chromo de Linder, compta HĂ©lĂšne. C’est tout Vial, qui ne sait jamais sur quel pied danser
 Vous trouvez que ça fait bien aux murs, dans une maison d’ici ? Vial, qui essuyait ses mains tachĂ©es, regardait HĂ©lĂšne. Elle s’appuyait d’une main au mur, levait le cou et les bras comme pour grimper, et ses pieds, dressĂ©s sur leurs pointes, nus dans les sandales, n’étaient pas laids. Et quelle belle couleur de jarre rouge, sur tout le corps si peu voilĂ© ! – Vial, combien l’as-tu payĂ©, ton fauteuil ? – Cent quatre-vingt dix. Et il est en noyer, sous la peinture que des cochons lui ont mise partout. Regardez le bras qui est dĂ©capé  – Vial, vends-le moi ! Il fit non », de la tĂȘte. – Vial, es-tu commerçant, oui ou non ? Vial, as-tu du cƓur ? Il fit non », de la tĂȘte. – Vial, je te change ton fauteuil contre
 contre HĂ©lĂšne, tiens ! – Elle est donc Ă  vous ? dit Vial. Sa rĂ©plique valait, en esprit et en dĂ©licatesse, ma plaisanterie. – Ça va, ça va ! bouffonna HĂ©lĂšne. Vraiment, mon cher, c’est une affouaire ! Elle riait, plus rouge que son hĂąle rouge, et dans chacun de ses yeux pers un point scintillant dansait. Mais Vial fit encore non » de la tĂȘte, et chaque point scintillant se changea en une larme. – HĂ©lĂšne !
 Elle courait dĂ©jĂ  hors de la maison, et nous nous regardions, Vial et moi. – Qu’est-ce qu’elle a ? – Je ne sais pas, dit Vial froidement. – C’est ta faute. – Je n’ai rien dit. – Tu as fait comme ça non, non ». – Et si j’avais fait comme ça oui, oui », c’était mieux ? – Tu m’ennuies, Vial
 Je m’en vais
 Je te dirai demain comment ça a fini. – Oh ! vous savez
 Il souleva une Ă©paule, la laissa retomber, et me conduisit jusqu’au portillon du jardin. Dans ma petite voiture, une HĂ©lĂšne aux yeux secs chantonnait, attentive Ă  la toile fraĂźche qu’elle Ă©quilibrait sur ses genoux. – Ça vous dit quelque chose, ça, madame Colette ? J’accordai quelques mots, en regardant l’étude, honnĂȘte, qu’elle avait inutilement Ă©paissie pour faire peintre », et j’ajoutai, oubliant la prudence – Vial t’a fait de la peine ? J’espĂšre bien que non ? Elle me rĂ©pondit, avec une froideur qui me parut identique Ă  celle de Vial – Vous ne voudriez pas, madame Colette, ne confondez pas l’humiliation et le chagrin. Oui, oui, l’humiliation
 Ce sont des accidents qui m’arrivent assez souvent, dans ce milieu-lĂ . – Quel milieu ? HĂ©lĂšne remua les Ă©paules, serra la bouche, et je la devinai mĂ©contente d’elle-mĂȘme. Elle se tourna vers moi ; mouvement de loyautĂ© brusque que ma petite voiture traduisit par une embardĂ©e, sur le chemin poĂ©tique qu’on ne rĂ©pare jamais. – Madame Colette, ne prenez pas en mal ce que je dis. Je dis ce milieu », parce qu’au fond ce n’est pas le milieu oĂč j’ai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e. Je dis ce milieu », parce que, tout en l’aimant beaucoup, je me trouve quelquefois Ă©trangĂšre parmi les peintres et leurs amies, mais je suis tout de mĂȘme assez intelligente pour
 – 
comprendre la vie
 Elle protesta de tout le corps. – Je vous en prie, madame Colette, ne me traitez pas – ça vous arrive – en petite bourgeoise qui affecte le genre Montparno. Je comprends en effet assez de choses, et particuliĂšrement que Vial, qui n’est pas non plus de ce milieu », est mal venu Ă  plaisanter d’une certaine maniĂšre, Ă  se permettre certaines libertĂ©s. Il n’y met pas de grĂące, pas de gaĂźtĂ©, et ce qui serait charmant et bon enfant dans la bouche de DĂ©dĂ© ou de Kiss, par exemple, devient choquant dans la sienne ! 
 – Mais il n’a rien dit, insinuai-je, en freinant devant la Pension de premier ordre » qui loge HĂ©lĂšne. Debout prĂšs de la voiturette, et la main tendue, ma jeune passagĂšre ne put masquer son irritation, ni l’étincelle, de nouveau mouillĂ©e, qui reflĂ©ta dans ses yeux la couleur bleue triomphante de toutes parts – Si vous le voulez bien, madame Colette, n’en parlons plus Je n’ai aucune envie d’éterniser cette histoire, qui n’en est pas une, mĂȘme pour le plaisir d’écouter la dĂ©fense de Vial, surtout prĂ©sentĂ©e par vous !
 prĂ©sentĂ©e par vous !
 Elle s’enfuyait, un peu trop grande pour son trouble de petite fille. Je lui criai Au revoir ! au revoir ! », gentiment, pour que notre brusque sĂ©paration n’éveillĂąt pas la curiositĂ© de Lejeune, le sculpteur, qui traversait la placette, vĂȘtu, en toute innocence, d’une culotte courte en toile vert Nil, d’un veston rose sans manches ouvert sur un chandail brodĂ© de fleurettes au point de croix, et qui nous saluait, en soulevant un chapeau de jonc Ă  larges bords, ornĂ© de cerises en laine. * * * C’est Ă  cause de cette sotte HĂ©lĂšne que je supportai distraitement, moins agrĂ©ablement, la prĂ©sence de Vial, l’aprĂšs-midi suivant. Il m’avait cependant apportĂ© du nougat en barres et des branches de caroubier Ă  fruits verts, qui demeurent longtemps fraĂźches si on les fiche dans des jarres emplies de sable humide. Il traĂźnait son indolence quotidienne sur la terrasse, aprĂšs le bain de cinq heures, bain fouettĂ© de vent, et si froid sous un soleil redoutable, – car tout est surprise en MĂ©diterranĂ©e – que nous ne cherchions pas l’abri de la salle rose, mais la tiĂšde et vivante terre battue, sous l’ombre claire de rameaux espacĂ©s. Cinq heures de l’aprĂšs-midi est un moment instable, dorĂ©, qui nuit passagĂšrement au bleu universel, air et eau, oĂč nous nous baignons. Le vent ne se levait pas encore, mais un remous se rĂ©vĂ©lait parmi les verdures les plus lĂ©gĂšres, comme le plumage des mimosas, et le signal faible lancĂ© par une seule branche de pin recevait la rĂ©ponse d’une autre branche de pin, qui hochait seule
 – Vial, tu ne trouves pas que c’est moins bleu qu’hier ? – Qu’est-ce qui est moins bleu ? demanda dans un murmure l’homme de bronze au pagne blanc. Il Ă©tait Ă  demi couchĂ©, le front sur ses bras pliĂ©s ; je l’aime toujours mieux, quand il cache son visage. Non qu’il soit laid, mais au-dessus du corps prĂ©cis, Ă©veillĂ©, expressif, les traits du visage somnolent un peu. Je n’ai pas manquĂ© d’affirmer Ă  Vial qu’on pourrait le guillotiner sans que personne s’en aperçoive. – Tout est moins bleu. Ou bien, c’est moi
 Le bleu, c’est mental. Le bleu ne donne pas faim, ne rend pas voluptueux. Une chambre bleue est inhabitable. – Depuis quand ? – Depuis que je l’ai dit ! À moins que tu n’espĂšres plus rien – dans ce cas, tu peux habiter une chambre bleue
 – Pourquoi moi ? – Toi, ça signifie n’importe qui. – Merci. Pourquoi avez-vous du sang sur votre jambe ? – C’est le mien. J’ai butĂ© sur une fleur du rivage en forme de cul de bouteille. – Pourquoi avez-vous la cheville gauche un peu enflĂ©e, tous les jours ? Et toi, pourquoi as-tu Ă©tĂ© mufle avec la petite ClĂ©ment, Ă  la fin ? L’homme de bronze se dressa, digne – Je n’ai pas Ă©tĂ© mufle avec la
 avec mademoiselle ClĂ©ment ! Mais si c’est pour un mariage, je vous serai mille fois reconnaissant, madame, de ne plus me parler d’elle ! – Comme tu es romanesque, Vial ! Est-ce qu’on ne peut pas rire un peu ? Pousse-toi, tu tiens toute la place sur ce parapet
 que je te raconte ! Tu ne sais pas tout. Hier, en me quittant, elle m’a interdit de prendre ta dĂ©fense ! Et elle est partie, dans un grand mouvement tragique, en rĂ©pĂ©tant Surtout pas vous ! Surtout pas vous ! » Crois-tu ? Vial sauta sur ses pieds, se campa devant moi, pareil Ă  un mitron des noirs royaumes. – Elle vous a dit ça ? Elle a osĂ© ? Il me montrait un visage si Ă©carquillĂ©, ouvert Ă  toutes les conjectures, et si comique par sa nouveautĂ© que – j’ai le rire plus prompt qu’autrefois – je ne pus garder mon sĂ©rieux. La respectabilitĂ© physique que confĂšrent Ă  Vial le silence frĂ©quent, le regard bas, une certaine sĂ©curitĂ© dans l’attitude, craquait de partout, et je ne le trouvais pas joli
 Il se reprit avec une promptitude agrĂ©able et soupira nĂ©gligemment – Pauvre petite
 – Tu la plains ? – Et vous ? – Vial, je n’aime pas beaucoup ta maniĂšre de rĂ©pondre toujours Ă  une question par une question. Ce n’est pas courtois. Moi, tu comprends, je ne connais pas, pour ainsi dire, cette jeune fille
 – Moi non plus. – Ah !
 je croyais
 Mais elle n’est pas difficile Ă  connaĂźtre. Elle a l’air de bannir le mystĂšre comme si c’était un microbe
 Eh Houhou !
 Ce n’est pas GĂ©raldy, qui revient des Salins ? – Si, je pense. – Pourquoi ne s’est-il pas arrĂȘtĂ© ? – Il ne vous a pas entendue, le bruit de ses changements de vitesse couvre tous les autres. – Mais si, il a regardĂ© ! C’est toi qui lui as fait peur ! Je te disais que la petite HĂ©lĂšne ClĂ©ment
 – Vous permettez ? Je vais chercher mon chandail. Les gens du Nord appellent la Provence un pays chaud
 Vial s’éloigna, et je perçus mieux le chaud, le frais, l’obliquitĂ© accrue de la lumiĂšre, le bleu universel, quelques ailes sur la mer, le figuier proche qui rĂ©pand son odeur de lait et de foin en fleurs. Un trĂšs petit incendie pomponnĂ© fumait sur une montagne. Le ciel, en touchant le rude azur d’une MĂ©diterranĂ©e qui frisait comme un pelage, devint rose, et la chatte se mit, sans motif apparent, Ă  me sourire. C’est qu’elle aime la solitude, je veux dire ma prĂ©sence, et son sourire Ă©claira en moi la conviction que je traitais, pour la premiĂšre fois, Vial en tiers d’importance. Le vide, le bien-ĂȘtre aĂ©rĂ© que me laissait l’absence de Vial, sa prĂ©sence suffisait donc Ă  interdire l’un, Ă  combler l’autre ? Dans le mĂȘme moment, je compris que, si l’auto de GĂ©raldy n’avait pas suspendu, devant ma porte, sa plainte de mĂ©canismes torturĂ©s, c’est parce que Vial, visible de la route, se tenait Ă  mes cĂŽtĂ©s
 que, si mes amis et mes camarades s’abstenaient docilement, unanimement, de frĂ©quenter vers cinq heures ma plage en forme de croissant oĂč le sable est, sous l’eau pesante et bleue, si ferme et si blanc, c’est qu’ils tenaient pour sĂ»r d’y rencontrer, en mĂȘme temps que moi, muet Ă  demi, vaguement ennuyĂ©, retranchĂ© loin d’eux et nageant entre deux eaux, ValĂšre Vial. Ce n’est que cela
 C’est un petit malentendu. J’ai bien rĂ©flĂ©chi, pas longtemps, mais il n’y a pas d’utilitĂ© Ă  rĂ©flĂ©chir longtemps, et rien, dans ce qui m’occupe, n’en vaut la peine. Je ne puis croire Ă  un calcul quelconque chez ce garçon. Il est vrai qu’à ĂȘtre souvent dupĂ©e je n’ai pas appris la dĂ©fiance
 Je craindrais plutĂŽt, pour lui, une forme d’attachement amoureux. J’écris cela sans rire, et en levant la tĂȘte je me regarde, sans rire, dans le miroir penchĂ©, puis je me remets Ă  Ă©crire. Aucune autre crainte, mĂȘme celle du ridicule, ne m’arrĂȘte d’écrire ces lignes, qui seront, j’en cours le risque, publiĂ©es. Pourquoi suspendre la course de ma main sur ce papier qui recueille, depuis tant d’annĂ©es, ce que je sais de moi, ce que j’essaie d’en cacher, ce que j’en invente et ce que j’en devine ? La catastrophe amoureuse, ses suites, ses phases, n’ont jamais, en aucun temps, fait partie de la rĂ©elle intimitĂ© d’une femme. Comment les hommes – les hommes Ă©crivains, ou soi-disant tels – s’étonnent-ils encore qu’une femme livre si aisĂ©ment au public des confidences d’amour, des mensonges, des demi-mensonges amoureux ? En les divulguant, elle sauve de la publicitĂ© des secrets confus et considĂ©rables, qu’elle-mĂȘme ne connaĂźt pas trĂšs bien. Le gros projecteur, l’Ɠil sans vergogne qu’elle manƓuvre avec complaisance, fouille toujours le mĂȘme secteur fĂ©minin, ravagĂ© de fĂ©licitĂ© et de discorde, autour duquel l’ombre s’épaissit. Ce n’est pas dans la zone illuminĂ©e que se trame le pire
 Homme, mon ami, tu plaisantes volontiers les Ɠuvres, fatalement autobiographiques, de la femme. Sur qui comptais-tu donc pour te la peindre, te rebattre d’elle les oreilles, la desservir auprĂšs de toi, te lasser d’elle Ă  la fin ? Sur toi-mĂȘme ? Tu es mon ami de trop fraĂźche date pour que je te donne grossiĂšrement mon opinion lĂ -dessus. Nous disions donc que Vial
 Que la nuit est belle, encore une fois Qu’il fait bon, du sein d’une telle nuit, considĂ©rer gravement ce qui n’a plus de gravitĂ© ! Gravement, car ce n’est pas sujet Ă  risĂ©e. Ce n’est pas la premiĂšre fois qu’une sourde ardeur Ă©trangĂšre tente de rĂ©trĂ©cir d’abord, puis de rompre le cercle oĂč je vis si confiante. Ces conquĂȘtes involontaires ne sont pas le fait d’un Ăąge de la vie. Il faut leur chercher – ici cesse mon irresponsabilitĂ© – une origine littĂ©raire. J’écris ceci humblement, avec scrupule. Quand des lecteurs se prennent Ă  Ă©crire Ă  un auteur, surtout Ă  un auteur femme, ils n’en perdent pas de sitĂŽt l’accoutumance. Vial, qui ne me connaĂźt que depuis deux ou trois Ă©tĂ©s, doit me chercher encore Ă  travers deux ou trois de mes romans, – si je les ose nommer romans. Il y a encore des jeunes filles, trop jeunes pour prendre garde aux dates des Ă©ditions qui m’écrivent qu’elles ont lu les Claudine en cachette, qu’elles attendent ma rĂ©ponse Ă  la poste restante
, a moins qu’elles ne me donnent rendez-vous dans un thĂ© ». Elles me voient peut-ĂȘtre en sarrau d’écoliĂšre, – qui sait ? en chaussettes ? – Vous ne mesurerez que plus tard, » me disait MendĂšs peu avant sa mort, la force du type littĂ©raire que vous avez créé ». Que n’en ai-je, hors de toute suggestion masculine, créé un qui fĂ»t, par sa simplicitĂ©, et mĂȘme par sa ressemblance, plus digne de durer ! Mais revenons Ă  Vial et Ă  HĂ©lĂšne ClĂ©ment
 Une vieille lune usĂ©e se promĂšne dans le bas du ciel, poursuivie par un petit nuage surprenant de nettetĂ©, de consistance mĂ©tallique, agrippĂ© au disque entamĂ© comme un poisson Ă  une tranche de fruit flottante 
 Ce n’est pas lĂ  encore une promesse de pluie. Nous voudrions de la pluie pour les jardins et les vergers. Le bleu nocturne, insondable et comme poudrĂ©, fait plus rose, quand je reporte sur eux le regard, le rose de mes murs peu couverts. Une fraĂźcheur orientale s’attache aux parois nues, et les meubles clairsemĂ©s respirent Ă  l’aise. Il n’y a qu’en ce pays soleilleux qu’une table lourde, un siĂšge de paille, une jarre coiffĂ©e de fleurs, et un plat au marli noyĂ© d’émail composent un mobilier. Segonzac ne dĂ©core sa salle », vaste comme une grange, que de trophĂ©es rustiques, faux et rĂąteaux croisĂ©s, fourches Ă  deux dents en bois poli, couronnes d’épis, et fouets Ă  manches rouges, dont les mĂšches tressĂ©es parafent gracieusement le mur. De mĂȘme, dans le DĂ© » de Vial
 Oui, revenons Ă  Vial. Je vagabonde cette nuit autour de Vial, Ă  la maniĂšre du cheval que l’obstacle importune, et qui fait le gentil, avec mille folĂątreries de cheval, devant la barriĂšre. Je n’ai pas peur d’ĂȘtre Ă©mue, mais j’ai peur de m’ennuyer. J’ai peur de l’appĂ©tit de drame et de sĂ©rieux qui habite les jeunes gens, – surtout HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Que Vial Ă©tait aimable, hier ! il l’est dĂ©jĂ  moins. Je rapproche, de son aspect d’hier, son aspect d’aujourd’hui. MalgrĂ© moi, je donne un sens Ă  sa fidĂ©litĂ© de bon voisin, Ă  ses longs silences, Ă  son attitude favorite, la tĂȘte couchĂ©e sur ses bras pliĂ©s. J’interprĂšte, je fais tinter le son de ses crises interrogatives Est-ce que c’est vrai que
 Qui a pu vous donner l’idĂ©e de tel personnage ? Est-ce que vous n’avez pas connu Un Tel, vers l’époque oĂč vous Ă©criviez tel livre ?
 Oh ! vous savez, si je suis indiscret, envoyez-moi promener
 » Et puis, ce soir, pour comble Elle a osé  elle a osĂ© ? 
 », rĂ©pĂ©tait-il. Et une mimique de jeune premier
 VoilĂ  le fruit, – Ă  une saison de la vie oĂč je n’accepte que la fleur de tout plaisir et le meilleur de ce qu’il y a de mieux, puisque je ne demande plus rien – le fruit dessaisonnĂ© que mĂ»rissent ma prompte familiaritĂ© – HĂ© jeune homme, paye-moi une douzaine de portugaises, lĂ , sans s’asseoir, comme Ă  Marseille
 Vial, demain, on se lĂšve Ă  six heures, et on va aux Halles acheter des roses, service commandĂ© ! » – et une renommĂ©e qui rend des sons fort divers
 Et si j’allais dĂ©sormais ĂȘtre moins douce, Ă  moi-mĂȘme et Ă  autrui, jusqu’à la fin de la belle saison provençale constellĂ©e de gĂ©raniums brasillants, de robes blanches, de pastĂšques entr’ouvertes montrant leur cƓur ignĂ© comme des planĂštes Ă©clatĂ©es ? Rien ne menaçait pourtant mon heureux Ă©tĂ© de sel bleu et de cristal, mon Ă©tĂ© Ă  fenĂȘtres ouvertes, Ă  portes battantes, mon Ă©tĂ© Ă  colliers de jeunes aulx d’un blanc de jasmin
 L’attachement amoureux de Vial, – le dĂ©pit, non moins amoureux, de la petite ClĂ©ment je prends place entre ces deux fluides, malgrĂ© moi. Je les interroge et je les commente en signes d’encre, en Ă©criture rapide. Quitte Ă  encourir le ridicule
 C’est vrai, il y a le ridicule. Ce n’est guĂšre la peine que je m’en souvienne, puisque dans un moment je l’aurai oubliĂ©. Ce n’est pas de toi, ma trĂšs chĂšre – oĂč veilles-tu, Ă  cette heure de ta veille quotidienne ? – que j’aurais appris l’hĂ©sitation au moment d’aider, de la main et de l’épaule, un limonier Ă©puisĂ©, – de ramasser, dans un pli de robe, un chien boueux, – de flĂ©chir, d’abriter l’enfant frissonnant, hostile, que nous n’avions pas fait nous-mĂȘmes, ou de charger sur des bras impartiaux le poids d’un balbutiant amour qui penchait vers de plus mortels abĂźmes
 Si je glisse, dans notre passif commun, tel dĂ©sordre que tu ne reconnaĂźtras pas, pardonne-moi. À mon Ăąge, il n’y a plus qu’une vertu ne faire de mal Ă  personne. » C’est de toi, ce mot-lĂ . Je n’ai pas, ma trĂšs chĂšre, ton pied lĂ©ger pour passer dans certains chemins. Je me souviens que, par des jours de pluie, tu n’avais presque pas de boue sur tes souliers. Et je vois encore ce pied lĂ©ger faire un dĂ©tour, pour Ă©pargner une petite couleuvre, dĂ©roulĂ©e d’aise sur un sentier chaud. Je n’ai pas ta sĂ©curitĂ© aveugle Ă  palper avec ravissement le bien » et le mal », ni ton art Ă  rebaptiser selon ton code de vieilles vertus empoisonnĂ©es, et de pauvres pĂ©chĂ©s qui attendent, depuis des siĂšcles, leur part de paradis. Tu fuyais, de la vertu, l’austĂ©ritĂ© pestilentielle. Que j’aime ta lettre Le goĂ»ter Ă©tait donnĂ© en l’honneur de femmes fort laides. FĂȘtait-on leur laideur ? Elles apportent leur ouvrage et elles travaillent, travaillent, avec une application qui me fait horreur. Pourquoi me semble-t-il toujours qu’elles font quelque chose de mal ? » Tu flairais, dĂ©goĂ»tĂ©e, une bienfaisance capable de plus d’un crime
 * * * Voici l’aurore. Elle n’est aujourd’hui que petites nues en pluie de fleurs, une aurore pour des cƓurs dĂ©livrĂ©s. En me haussant sur mes poignets j’aperçois, Ă©mergĂ©s dĂ©jĂ  de l’ombre que traque la lumiĂšre, une mer noire d’hirondelle, et le DĂ© » encore sans couleur propre, le DĂ© » oĂč repose un garçon solitaire, qui mĂ»rit un secret de trop. Solitaire
 C’est un mot Ă  belle figure, son S en tĂȘte dressĂ© comme un serpent protecteur. Je ne puis l’isoler tout Ă  fait de l’éclat farouche qu’il reçoit du diamant. L’éclat farouche de Vial
 Pauvre type
 Pourquoi donc ne m’avisĂ©-je pas de m’écrier Pauvre HĂ©lĂšne ClĂ©ment
 ? » J’aime bien me prendre sur le fait. Au Maroc, j’ai passĂ© chez des propriĂ©taires de grandes cultures, exilĂ©s volontaires de France, tout entiers vouĂ©s Ă  leurs vastes domaines marocains. Ils avaient conservĂ© une curieuse maniĂšre, en lisant les journaux, de s’élancer sur Paris », avec un appĂ©tit, des sourires de fĂȘte
 Homme, ma patrie, tu demeures donc l’aĂźnĂ© de mes soucis ? Je n’y vois pas d’inconvĂ©nient. Mais, soucis, petites amours d’étĂ©, mourez ici en mĂȘme temps que l’ombre qui cernait ma lampe un chant outrecuidant de merle, rompant son fil de grosses perles rondes, roule jusqu’à moi. Le parfum des pins, nocturne encore, va se dissoudre au soleil imminent. La belle heure pour aller, dans la mer mal Ă©veillĂ©e oĂč chaque foulĂ©e de mes jambes nues crĂšve, sur l’eau d’un bleu lourd, une pellicule d’émail rose, quĂ©rir la litiĂšre d’algues dont je veux protĂ©ger le pied des jeunes mandariniers ! 
 VI Minet-ChĂ©ri, Il est Ă  peine cinq heures du matin. Je t’écris Ă  la lueur de ma lampe et Ă  celle d’un incendie bien prĂšs de chez moi, en face c’est la grange de Mme Moreau qui brĂ»le. A-t-on mis le feu exprĂšs ? Elle est pleine de fourrage. Les pompiers sont lĂ , dans mon petit jardin ; ils piĂ©tinent mes plates-bandes prĂ©parĂ©es pour les fleurs et les fraisiers. Il pleut du feu sur mon poulailler ; quelle chance que je n’aie plus voulu Ă©lever des poules ! Cela me faisait horreur de manger ou de faire manger des poules confiantes, que j’avais nourries. Que ce feu est beau ! Auras-tu hĂ©ritĂ© mon amour des cataclysmes ? HĂ©las, voilĂ  que crient et courent de toutes parts les pauvres rats qui s’échappent de la grange en flammes. Je pense qu’ils se rĂ©fugieront dans ma remise Ă  bois. Ne t’inquiĂšte pas pour le reste, le vent par chance est d’Est. Tu te rends compte que, s’il Ă©tait d’Ouest, je serais dĂ©jĂ  rĂŽtie. Comme je ne peux servir Ă  rien en personne, et qu’il ne s’agit que de paille, je puis donc m’abandonner Ă  mon amour pour les tempĂȘtes, le bruit du veut, les flammes en plein air
 Je vais, aprĂšs t’avoir rassurĂ©e en t’écrivant, prendre mon cafĂ© matinal, en contemplant le beau feu. » – Je n’ose naturellement pas vous offrir une si petite chose
, rĂ©pĂ©tait HĂ©lĂšne ClĂ©ment pour la seconde fois. La petite chose qu’elle m’a apportĂ©e hier, c’est une Ă©tude de mer, vue entre des figuiers de Barbarie, bleus de zinc sur le bleu chimique de la mer, une Ă©tude bien ramassĂ©e, toujours un peu trop solide. – Mais tu es pourtant venue pour me l’offrir, HĂ©lĂšne ! – Oui
 C’est parce qu’elle est bleue et que vous aimez Ă  vous entourer de bleus diffĂ©rents
 Mais, n’est-ce pas, on ne doit pas oser vous offrir de si petites choses
 Avait-elle donc vu chez moi de grandes choses » ? D’un geste circulaire, je pouvais me disculper
 Je la remerciai, et elle disposa avec gentillesse sa toile au bord d’une Ă©tagĂšre, sous un petit rayon rigide, couleur de foudre, qui perçait l’ombre entre deux persiennes. La toile brilla de tous ses bleus, laissa voir tous les artifices du peintre, comme un visage grimĂ© livre ses secrets sons le feu d’un projecteur, et HĂ©lĂšne soupira. – Vous voyez, dit-elle, ce n’est pas bon. – Qu’est-ce que tu reproches Ă  cette Ă©tude ? – Qu’elle est de moi, voilĂ  tout. D’un autre, elle serait meilleure. C’est difficile de peindre. C’est difficile d’écrire. – Vraiment ? Elle me posa cette question banale sur un ton de voix anxieux, plein d’incrĂ©dulitĂ© et de surprise. – Je t’assure. Les yeux de cette jeune fille, dans la pĂ©nombre que j’organise et soigne, chaque aprĂšs-midi, avec autant de soin que je ferais d’un bouquet, devenaient d’un vert sombre, et j’admirais, sous des cheveux qui cessaient d’ĂȘtre blonds, un cou de parfaite et vivante argile rouge, un fĂ»t dru, mouvant, long comme on voit aux ĂȘtres d’intelligence mĂ©diocre, mais en mĂȘme temps Ă©pais, proclamant la force, l’envie de parvenir, la confiance en soi
 – Vous travailliez, madame ? – Non, jamais Ă  cette heure-ci, du moins en Ă©tĂ©. – Alors, je vous dĂ©range moins que si j’étais venue Ă  une autre heure ? – Si tu me dĂ©rangeais, je te renverrais. – Oui
 Voulez-vous que je vous prĂ©pare une citronnade ? – Non, merci, – Ă  moins que tu n’aies soif ? Excuse-moi, je te reçois bien mal. –Oh !
 Elle fit un geste quelconque de la main, saisit un livre qu’elle ouvrit. La page blanche s’alluma sous le rayon qui fendait l’ombre, et jeta son reflet au plafond comme un miroir. La puissante lumiĂšre de l’étĂ© s’empare, pour de tels jeux, du moindre objet, l’exhume, le glorifie ou le dissout. Le soleil de midi noircit les gĂ©raniums rouges et prĂ©cipite verticalement sur nous une cendre triste. Il arrive qu’à midi les courtes ombres, que rĂ©sorbent les murs et le pied des arbres, soient le seul azur pur du paysage
 J’attendais, patiente, qu’HĂ©lĂšne ClĂ©ment partĂźt. Elle leva seulement un bras pour lisser ses cheveux du plat de la main. Sans la voir, son geste me l’eĂ»t rĂ©vĂ©lĂ©e blonde, sainement, un peu Ăącrement blonde
 Blonde, et Ă©mue, Ă©nervĂ©e, – je n’en pouvais douter. Elle baissa vite, avec embarras, son bras nu, belle anse rougeĂątre, encore un peu plate entre l’épaule et le coude. – Tu as de bien jolis bras, HĂ©lĂšne. Elle sourit pour la premiĂšre fois depuis son entrĂ©e, et me fit la grĂące de montrer de la confusion. Car, si femmes et jeunes filles reçoivent des hommes, sans broncher, des compliments sur les attraits prĂ©cis de leur corps, une louange fĂ©minine les flatte mieux, les pare d’une gĂȘne ensemble et d’un plaisir parfois assez profonds. HĂ©lĂšne sourit, puis leva l’épaule. – Ça m’avance Ă  quoi, avec ma chance ?
 – Ça pourrait donc t’avancer, sans ta chance ? J’employais lĂ , sournoisement, le procĂ©dĂ© de rĂ©ponse interrogative que je blĂąmais chez Vial
 Elle me regarda avec franchise, favorisĂ©e par la pĂ©nombre qui la changeait en jeune femme chĂątaine aux yeux vert foncĂ©. – Madame Colette, – commença-t-elle sans beaucoup d’effort, – vous avez bien voulu me traiter, l’autre Ă©tĂ© et celui-ci, en
 vraiment en
 – Petite copine ? suggĂ©rai-je. – Il y a deux jours, madame, j’aurais dit copine, en effet. J’aurais probablement ajoutĂ© que j’en avais marre et marre de tous les potes, ou quelque chose d’aussi personnel. Aujourd’hui, il ne me vient pas d’argot. Il ne me vient presque jamais d’argot avec vous, madame Colette. – Je peux m’en passer, HĂ©lĂšne. Cette enfant Ă©chauffait ma piĂšce fraĂźche et son Ă©motion Ă©paississait l’air. Je ne lui en voulus d’abord que de cela, et de raccourcir ma journĂ©e. Et puis, je connaissais le secret d’HĂ©lĂšne, et je craignais de m’ennuyer. DĂ©jĂ , je m’échappais, en esprit, vers la brĂ»lante terre battue de la terrasse, et j’écoutais, ressuscitĂ©s par mon attention, les criquets qui sciaient en menus Ă©clats la canicule
 En sursaut, j’ouvris mes sens Ă  tout ce qui resplendissait de l’autre cĂŽtĂ© des persiennes, et je ne tardai pas davantage Ă  exprimer mon impatience par un – Alors, HĂ©lĂšne ? 
 qu’une femme faite eĂ»t pris pour un congĂ© Ă  peine poli. Mais HĂ©lĂšne est une jeune fille tout entiĂšre et me le fit bien voir. Elle se jeta sur cet alors ?
 » avec une gĂ©nĂ©rositĂ© de bĂȘte Ă  laquelle on n’a jamais tendu encore de piĂšge, et parla – Alors, madame, je veux vous montrer que je suis digne de la confiance
 enfin, de l’accueil que vous m’avez fait. Je ne veux pas que vous me croyiez ni menteuse, ni
 Enfin, madame Colette, c’est vrai que je vis d’une maniĂšre trĂšs indĂ©pendante, et que je travaille
 Mais, tout de mĂȘme, vous savez assez la vie pour comprendre qu’il y a des heures pas drĂŽles
, que je suis une femme comme les autres
, qu’on n’échappe pas Ă  certaines sympathies
 Ă  certains espoirs, et justement cet espoir-lĂ  m’a trompĂ©e, m’a assez cruellement trompĂ©e, car j’avais des raisons de croire
 Dans ce pays mĂȘme, l’an dernier, madame, il m’avait parlĂ© en termes qui n’étaient pas ambigus
 Moins par malice que pour lui permettre de respirer, je demandai – Qui ? Elle le nomma, d’une maniĂšre musicale – Vial, madame. Le reproche, lisible dans ses yeux, ne blĂąmait pas ma curiositĂ©, mais bien la finasserie qu’elle jugeait indigne de nous. Aussi protestai-je – Je sais bien que c’est Vial, mon enfant. Et
 qu’allons-nous faire Ă  cela ? Elle se tut, entr’ouvrit la bouche, mordilla ses lĂšvres sĂ©chĂ©es. Pendant que nous parlions, la rigide hampe de soleil pailletĂ©e de poussiĂšre Ă©tait venue jusqu’à lui brĂ»ler l’épaule, et comme sous une mouche HĂ©lĂšne remuait le bras, repoussait de la main le sceau de lumiĂšre. Ce qui lui restait Ă  dire ne dĂ©passait pas ses lĂšvres. Il lui restait Ă  me dire Madame, je crois que vous ĂȘtes la
 l’amie de Vial, et c’est pour cela que Vial ne peut pas m’aimer. » Je le lui aurais bien soufflĂ©, mais les secondes passaient, et ni l’une ni l’autre nous ne dĂ©cidions de parler. HĂ©lĂšne recula un peu son fauteuil, et la laine de lumiĂšre caressa son visage. Je fus sĂ»re que dans un instant toute la jeune planĂšte – joues et front dĂ©couverts, arrondis, sĂ©lĂ©niens allait se crevasser, livrĂ©e aux sĂ©ismes des sanglots. Un duvet blanc, Ă  peine visible d’ordinaire, s’emperlait, autour de la bouche, d’une rosĂ©e d’émotion. HĂ©lĂšne s’essuyait les tempes, du bout de son Ă©charpe bariolĂ©e. Une rage de sincĂ©ritĂ©, une odeur de blonde exaspĂ©rĂ©e s’échappaient d’elle, encore qu’elle se tĂ»t de toutes ses forces. Elle me suppliait de comprendre, de ne point l’obliger Ă  parler ; mais je cessai soudain de m’occuper d’elle en tant qu’HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Je lui rendis sa place dans l’univers, parmi les spectacles d’autrefois dont j’avais Ă©tĂ© le spectateur anonyme ou l’orgueilleux responsable. Cette honnĂȘte forcenĂ©e ignorera toujours qu’elle fut digne d’affronter dans ma mĂ©moire les larmes de dĂ©lices d’un adolescent, – le premier choc du feu sombre, Ă  l’aurore, sur une cime de fer bleu et de neige violette, – le desserrement floral d’une main plissĂ©e de nouveau-nĂ©, – l’écho d’une note unique et longue, envolĂ©e d’un gosier d’oiseau, basse d’abord, puis si haute que je la confondais, dans le moment oĂč elle se rompit, avec le glissement d’une Ă©toile filante, – et ces flammes, ma trĂšs chĂšre, ces pivoines Ă©chevelĂ©es de flammes que l’incendie secouait sur ton jardin
 Tu t’attablais, contente, cuiller en main, puisqu’il ne s’agissait que de paille »  Je revins volontiers Ă  HĂ©lĂšne, d’ailleurs. Elle balbutiait, empĂȘtrĂ©e de son incommode amour et de sa respectueuse suspicion. Te voilĂ  faillis-je lui dire. Une passante n’existe pas si aisĂ©ment. Elle parlait de la honte qu’elle avait, de son devoir de s’en aller d’un autre cĂŽtĂ© », elle se reprochait de m’avoir rendu visite aujourd’hui, promettait de ne jamais revenir, puisque
 » Elle tournait misĂ©rablement autour d’une conclusion dĂ©fendue par quatre ou cinq mots barbelĂ©s, affreux, inexpugnables, puisque vous ĂȘtes la
 l’amie de Vial. » Car elle n’aurait pas osĂ© dire la maĂźtresse ». Elle dĂ©passa vite le moment qui l’avait illuminĂ©e toute, et je regardais diminuer, s’éteindre, noircir mes souvenirs
 – Si au moins vous me disiez un mot, madame, rien qu’un mot, ne fĂ»t-ce que pour me jeter dehors
 Je n’ai rien contre vous, madame, je vous jure
 – Mais moi non plus, HĂ©lĂšne, je n’ai rien contre toi
 Et allez donc, les larmes. Ah ! ces grands chevaux de filles qui courent les chemins seules, sans faillir, mĂšnent leur voiture, fument du gros tabac et engueulent pĂšre et mĂšre
 – Voyons, HĂ©lĂšne, voyons
 Je ressens encore, en Ă©crivant, une grande rĂ©pulsion pour cette heure d’aujourd’hui, – minuit n’a pas sonnĂ© encore. – Je n’ose nommer qu’à prĂ©sent la cause de ma gĂȘne, de ma rougeur, de ma maladresse Ă  articuler quelques mots si simples elle se nomme timiditĂ©. En s’éloignant de l’amour et de l’exercice de l’amour, on la rencontre donc de nouveau ? C’était donc si difficile Ă  dire, ce que j’ai enfin dit Ă  cette quĂȘteuse en larmes Mais non, mon enfant, c’est une grosse sottise que vous imaginez là
 Personne ici ne prend plus rien Ă  personne
 Je vous pardonne bien volontiers, et si je peux vous aider
 » La brave fille n’en demandait pas tant. Elle me disait » Merci, merci », cĂ©lĂ©brait ma bontĂ© », d’une bouche bĂ©gayante et ses baisers me mouillaient les mains
 Ne me dites pas vous » madame, ne me dites pas vous »  Quand je lui ouvris la porte, le soleil abaissĂ© l’embrassa toute sur mon seuil, elle, sa robe blanche froissĂ©e, ses yeux gonflĂ©s, un peu riante, moite, repoudrĂ©e, peut-ĂȘtre touchante
 Mais je subissais ma mauvaise timiditĂ©, face Ă  face avec cette jeune HĂ©lĂšne en dĂ©sarroi. Le dĂ©sarroi n’est pas de la timiditĂ©. C’est au contraire une sorte de sans-gĂȘne, de plaisir Ă  se vautrer
 Ma journĂ©e n’a pas Ă©tĂ© une douce journĂ©e. J’ai encore des jours et des jours devant moi, je suppose ; mais je n’aime plus les gĂącher. TimiditĂ© dessaisonnĂ©e, un peu flĂ©trie, et amĂšre comme tout ce qui demeure suspendu, Ă©quivoque, inutile
 Ni parure, ni pitance
 Un faible sirocco, silencieux, va d’un bout de la chambre Ă  l’autre. Il ne ventile pas plus la piĂšce que ne ferait un hibou prisonnier. Quand j’aurai quittĂ© ces pages, couleur de jour clair dans la nuit, j’irai dormir sur le matelas de raphia, dehors. Le ciel entier tourne, sur la tĂȘte de ceux qui reposent Ă  la belle Ă©toile, et, si je m’éveille une ou deux fois avant le grand jour, la course des larges Ă©toiles, que je ne retrouve plus Ă  la mĂȘme place, me donne un peu de vertige
 Certaines fins de nuits sont si froides que la rosĂ©e, Ă  trois heures, se fraye un chemin de larmes sur les feuilles, et que le long pelage de la couverture d’Angora s’argente comme un pré  Ti-mi-di-tĂ©, j’ai eu de la timiditĂ©. Il ne fallait pourtant que parler de l’amour, et me laver du soupçon
 C’est que la crainte – mĂȘme la mienne – du ridicule Ă  des limites. Me voyez-vous, criant, le rouge de l’innocence au front, que Vial
 Au fait, qu’est-ce qu’il devient lĂ -dedans ? Toute la lumiĂšre de la petite histoire, l’hĂ©roĂŻne la rĂ©clame. Elle bondit au premier plan, y installe ses franches couleurs, son mauvais goĂ»t d’honorabilitĂ© inattaquable
 Et l’homme, lui ? Il se tait, il se terre. Quel avantage !
 VII Il ne s’est pas tu longtemps, l’homme. Je ne saurais admirer combien, voyageant subtilement sur trois cents mĂštres de cĂŽte, suivant comme un oiseau altĂ©rĂ© les courbes du rivage, la pensĂ©e d’HĂ©lĂšne avait Ă©tĂ© prompte Ă  forcer la maison, le repos de Vial. Je n’oublie pas de noter que ce matin, au lieu d’ouvrir la grille et de s’avancer parmi la bienvenue des chiens, Vial, accotĂ© Ă  la grille, criait de loin – C’est nous deux Luc-Albert Moreau ! Et, du bras, il me dĂ©signait, – singuliĂšrement vĂȘtu de noir et les mains croisĂ©es, l’Ɠil humide comme celui des biches, armĂ© de patience et de douceur autant qu’un saint campagnard, – Luc-Albert Moreau. – Tu as donc besoin de rĂ©fĂ©rences ? criai-je Ă  Vial. Entrez, vous-deux-Luc-Albert ! Mais Luc-Albert voulut partir aussitĂŽt, car il allait Ă  la rencontre de toiles vierges et de sa femme, l’une apportant les autres. – Vous m’excusez
 Plus une toile Ă  la maison
 Plus une toile dans la ville
 Des hectares, des hectares de toiles dĂ©vastĂ©s, mis en couleur par les AmĂ©ricains et les TchĂ©co-Slovaques
 Je peins sur des fonds de carton Ă  chapeau
 Ils disent que c’est la faute de la gare
 Oh ! cette gare ! Vous savez comment est cette gare
 En mĂȘme temps il semblait, d’une main en conque, absoudre et bĂ©nir tout ce que sa parole condamnait. La jeunesse de la journĂ©e persistait sous le soleil de dix heures, grĂące Ă  une brise active qui venait du golfe. Une gaĂźtĂ© dans la lumiĂšre, le clapotement des mĂ»riers, l’envers frais de la trĂšs grande chaleur, rappelaient le mois de juin. Les bĂȘtes rajeunies erraient comme au printemps, une grande main nocturne semblait avoir effacĂ© deux mois sur la terre
 AbusĂ©e, allĂ©gĂ©e, je menais Ă  bien, sans peine, le paillage des mandariniers. Dans la fosse circulaire creusĂ©e autour de leur tronc sur deux mĂštres de diamĂštre, j’entassais l’algue dessalĂ©e, puis je la recouvrais de terre que je damais des deux pieds ainsi qu’une vendange, et le vent printanier, Ă  mesure, sĂ©chait ma sueur
 Soulever, pĂ©nĂ©trer, dĂ©chirer la terre est un labeur, – un plaisir – qui ne va pas sans une exaltation que nulle stĂ©rile gymnastique ne peut connaĂźtre. Le dessous de la terre, entrevu, rend attentifs et avides tous ceux qui vivent sur elle. Les pinsons me suivaient, fondant sur les vers avec un cri ; les chats humaient ce peu d’humiditĂ© qui brunit les mottes friables ; la chienne grisĂ©e forait, Ă  toutes pattes, son terrier personnel
 À ouvrir la terre, ne fĂ»t-ce que l’espace d’un carrĂ© de choux, on se sent toujours le premier, le maĂźtre, l’époux sans rivaux. La terre qu’on ouvre n’a plus de passĂ©, elle ne se fie qu’au futur. Le dos brĂ»lĂ©, le nez cirĂ©, le cƓur sonnant sourdement comme un pas derriĂšre un mur, j’étais si appliquĂ©e que j’oubliais un moment Vial. Le jardinage lie les yeux et l’esprit Ă  la terre, et je me sens de l’amour pour l’aspect heureux, l’expression d’un arbrisseau secouru, nourri, Ă©tayĂ©, embourgeoisĂ© dans son paillis couvert de terre neuve
 – Tout de mĂȘme, Vial, si c’était le vrai printemps, comme la terre serait plus odorante ! – Si c’était le vrai printemps
 rĂ©pĂ©ta Vial. Mais alors, nous serions loin d’ici, et privĂ©s de l’odeur de cette terre. – Patience, Vial, bientĂŽt je viendrai ici au printemps
 et Ă  l’automne
 et aussi pendant les mois qui servent Ă  bourrer les intervalles entre deux saisons
 FĂ©vrier, tiens, ou bien la deuxiĂšme quinzaine de novembre
 La deuxiĂšme quinzaine de novembre, et les vignes nues
 Ce tout petit mandarinier en boule, crois-tu qu’il a un bon style, dĂ©jĂ  ? Rond comme une pomme ! Je tĂącherai de lui garder cette forme-là
 Dans dix ans
 Il faut croire que quelque chose d’invisible, d’indicible, m’attend au bout de ce terme, puisque je bronchai sur les dix ans et ne poursuivis pas. – Dans dix ans ?
 rĂ©pĂ©ta Vial en Ă©cho. Je relevai la tĂȘte pour rĂ©pondre, et je trouvai que ce garçon bien tournĂ©, logĂ© Ă  l’étroit dans sa belle peau brune, faisait, en dĂ©pit d’un vĂȘtement blanc, une tache bien sombre dans mon enclos, sur le mur rose, sur les bĂątons de Saint-Jacques, sur les gĂ©raniums et les dahlias
 – Dans dix ans, Vial, on cueillera de belles mandarines sur ce petit arbre. – Vous les cueillerez, dit Vial. – Moi ou quelqu’un d’autre, ça n’a pas d’importance. – Si, dit Vial. Il baissa le nez, qu’il porte un peu grand, et me laissa soulever l’arrosoir plein sans m’aider. – Ne te fatigue pas, Vial ! – Pardon
 Il Ă©tendit un bras de bronze, une main aux doigts dĂ©licats que le soleil a teints. Il y avait un contraste sensible entre la vigueur du bras et la main aux longs doigts, et je haussai les Ă©paules, en dĂ©daignant le secours de cette main. – Peuh
 – Oui, je sais bien
 Vial supplĂ©e aux mots qui manquent dans une phrase, et traduit une exclamation dans son sens juste. – Je n’ai pas
 pensĂ© ça pour te froisser. C’est assez joli, une main d’homme fine. – C’est assez joli, mais ça ne vous plaĂźt pas. – Pas pour un terrassier, naturellement
 Oh ! je vais claquer de congestion, vivement un bain ! La peau de mon dos se fend, le haut des bras me pĂšle, et quant Ă  mon nez
 Songe ! depuis ce matin, sept heures et demie ! Je suis affreuse, n’est-ce pas ? Vial me regarda au visage, aux mains ; le soleil le contraignait Ă  cligner des yeux, en rebroussant la lĂšvre supĂ©rieure sur les dents. Sa grimace se changea en une petite convulsion dĂ©solĂ©e, et il rĂ©pondit – Oui. C’était, je l’avoue, la seule rĂ©ponse que je n’attendisse pas. Et l’accent de Vial ne me permettait pas la plaisanterie. Je voulus pourtant rire, en m’essuyant le cou et le front – Eh bien, mon vieux, tu n’y vas pas par quatre chemins, toi, an moins
 Et je trouvai un petit rire maladroit de femme pour insister – Alors, tu me trouves affreuse, et tu me le dis ? Vial me dĂ©visageait toujours, et toujours avec une expression de souffrance intolĂ©rante, et il me fit attendre sa rĂ©ponse – Oui
 Il y a trois heures que vous vous acharnez Ă  ce travail imbĂ©cile
 mettons inutile
 comme presque tous les jours
 Depuis trois heures, vous cuisez au soleil, vos mains ressemblent aux mains de l’homme qui vient en journĂ©e, votre casaquin sans jupe a perdu sa couleur, et vous n’avez pas daignĂ© vous poudrer le visage depuis ce matin. Pourquoi, pourquoi faites-vous cela ?
 Oui, je sais que vous y prenez du plaisir, vous dĂ©pensez une espĂšce d’acharnement batailleur
 Mais il y a d’autres plaisirs du mĂȘme ordre
 Je ne sais pas, moi
 Cueillir des fleurs, marcher au bord de l’eau
 Coiffer votre grand chapeau blanc, nouer une Ă©charpe bleue autour de votre cou
 Vous avez de si beaux yeux, quand vous voulez
 Et songer un peu Ă  nous, qui vous aimons, qui valons bien ces petits arbres de rien, il me semble
 Il sentit venir la fin de son audace, et il ajouta encore un » C’est vrai, ça ! » de pure bouderie, en remuant la terre du bout du pied. Le soleil coulait de haut sur sa joue de bronze bien rasĂ©e. Sur un tel visage, la jeunesse ne dut jamais ĂȘtre Ă©clatante. L’Ɠil marron a de la profondeur, une marge de bistre avantageuse. La bouche profite d’une forte denture, et du sillon qui divise la lĂšvre supĂ©rieure. Vial jouira d’une vieillesse dĂ©cente, d’un Ăąge mĂ»r oĂč on dira de lui, en considĂ©rant le nez long Ă  bosse modĂ©rĂ©e, un ferme menton, le sourcil saillant Qu’il a dĂ» ĂȘtre beau garçon ! » Il rĂ©pliquera avec un soupir Ah ! si vous m’aviez connu Ă  trente ans ! Sans fatuitĂ©, je
 » Et ce ne sera pas vrai
 VoilĂ  Ă  quoi je songeais, en m’essuyant la nuque et en rangeant mes cheveux, devant un homme qui venait de m’adresser, pour la premiĂšre fois depuis que nous nous connaissons, des paroles chargĂ©es d’un sens secret. Eh oui ! À quoi donc croit-on que nous songeons, nous autres, tournĂ©es vers la jeunesse d’autrui, retranchĂ©es dans une seule sorte prĂ©caire de sĂ©curitĂ©, en regardant les hommes – et les femmes ? Nous sommes, certes, impitoyables dans nos jugements, et pour ma part, si je m’élance vers le dĂ©tachement, je prends appui sur un solide Tu ne peux plus me servir a rien
 » pour monter jusqu’au je veux donc, moi, t’ĂȘtre utile Ă  quelque chose
 » Me dĂ©vouerai-je encore ? Oui, si je ne puis m’en dispenser. À celui-ci, Ă  celle-là
 Le moins possible. Mais je me sens encore trop fragile pour une parfaite solitude harmonieuse, qui tinte aux moindres chocs mais garde sa forme, son calice ouvert tournĂ© vers le monde vivant
 Je pensais quand mĂȘme Ă  Vial en regardant Vial, et en frottant sur mes jambes la terre lĂ©gĂšre, sableuse et salĂ©e. Rien ne me pressait de rĂ©pondre, et peut-ĂȘtre prolongeai-je Ă  plaisir le silence oĂč je me mouvais Ă  l’aise, puisqu’il ne s’agissait que de paille
 » et que la timiditĂ©, la ti-mi-di-tĂ© d’hier Ă©tait morte. O homme ! adversaire ou ami, fronton fidĂšle Ă  renvoyer, Ă  rĂ©flĂ©chir tout ce que nous te lançons, interlocuteur-né  D’un pied assurĂ©, j’enjambai ma derniĂšre emblavure – Viens donc, mon petit Vial. On va aller au bain, et puis, j’ai Ă  te parler. Si tu veux dĂ©jeuner avec moi, il y a des sardines farcies. Il s’est trouvĂ© que le bain, troublĂ© par la crainte des requins – c’est le mois oĂč ils s’égarent dans les eaux riveraines et les golfes ; mon voisin, dans sa barque, atterrit l’autre jour contre le flanc d’un squale, d’ailleurs manquant de tirant d’eau et fort mal Ă  l’aise – ne nous apporta ni silence, ni intimitĂ©. Les touristes du voisinage et mes camarades d’étĂ©, au nombre d’une dizaine, fĂȘtaient le temps lĂ©ger et le bain tiĂšde par contraste. Le requin annuel, nous sommes assez sages pour le redouter. Quand nous plongeons, les yeux ouverts parmi le trouble cristal couleur de mĂ©duse, la moindre ombre imprĂ©vue de nuage, voguant sur le fond de sable blanc, nous rejette vers la surface, essoufflĂ©s et pas trĂšs fiers. Nus, mouillĂ©s, dĂ©sarmĂ©s, nous nous sentions ce matin aussi unis qu’un groupe de naufragĂ©s aux antipodes, et des mĂšres rappelaient leurs enfants barboteurs, comme pour les garer du vol des zagaies et du bras des pieuvres. – On assure, disait GĂ©raldy, hors de l’eau Ă  mi-corps comme une sirĂšne, que les bambins du Pacifique jouent dans l’eau avec les requins, et leur donnent du talon dans le museau ; en nageant entre deux eaux. Ainsi
 – Non ! hurlait Vial. On vous a trompĂ© ! Il n’y a pas de bambins dans le Pacifique ! Nous vous interdisons toute dĂ©monstration ! Revenez immĂ©diatement sur le rivage ! Et nous riions, parce que c’est bon de rire, et qu’on rit aisĂ©ment sous un climat oĂč se rĂ©fugient la chaleur, le vrai long Ă©tĂ©, les brises, le loisir d’affirmer Demain, nous aurons, et aprĂšs-demain encore, un jour pareil Ă  celui qui coule en instants bleus et or, un jour de temps arrĂȘtĂ© », un jour misĂ©ricordieux, dont les ombres dĂ©pendent d’un rideau tirĂ©, d’une porte close, d’un feuillage, et non d’une tristesse du ciel
 » J’ai fait attention, aujourd’hui, Ă  la maniĂšre dont mes amis et mes voisins de golfe me quittent aprĂšs le bain d’onze heures, qui prend fin vers midi et demi. Aucun des hommes prĂ©sents n’a demandĂ© Ă  Vial Vous venez ? » Aucun ne lui a proposĂ© » Je vous mets Ă  votre porte, c’est mon chemin. » Ils savaient que Vial dĂ©jeunerait avec moi. Les jours oĂč j’ignore si Vial dĂ©jeune ou non avec moi, ils le savent tout de mĂȘme. Aucun d’eux, quand ils s’éloignĂšrent de part et d’autre vers les pointes de la plage en croissant de lune, n’a eu l’idĂ©e de s’arrĂȘter, de se retourner pour voir si Vial venait
 Mais aucun d’eux ne voudrait me causer de la peine, ou de l’irritation, en disant Ă  Vial Ah ! oui, c’est vrai, vous restez là
 » Vial, sombre, les regardait s’éloigner. Les autres jours, il n’était assombri que par leur prĂ©sence
 Un secret, bien gardĂ© par ses dĂ©tenteurs, couvĂ© hermĂ©tiquement, se conserve sans dommage, et sans fruit. Mais HĂ©lĂšne ClĂ©ment a parlĂ©, et l’honorable quiĂ©tude est finie. Le secret violĂ© Ă©parpille sa semence de secret Ă©ventĂ©. Vial a maintenant les façons d’un homme qu’on a rĂ©veillĂ© en pleine nuit en lui volant ses vĂȘtements, et poussĂ© hors de sa maison. Et je me sens non pas offensĂ©e, ni irritĂ©e, mais dĂ©senchantĂ©e, un peu, de ma solitude
 Vingt-quatre heures, quelques paroles il ne faudra que vingt-quatre heures de plus, quelques autres paroles, et le temps reprendra son cours limpide
 Il y a des riviĂšres heureuses, dont le cours silencieux n’est troublĂ© que d’un seul hoquet, un sanglot d’eau qui marque la place d’un caillou immergé  – Vial, dĂšs qu’on aura pris le cafĂ©, j’ai des choses Ă  te dire. Car le repas appartient au soleil tamisĂ©, Ă  l’apaisement qu’apporte et prolonge le bain frais, aux bĂȘtes quĂ©mandeuses. Les disques du soleil bougeaient faiblement sur la nappe, la plus jeune chatte, dressĂ©e contre une jarre, fouillait de la patte la panse d’argile rose Ă  guirlandes
 Mais il se trouva que, dĂšs le cafĂ© servi, vint le jardinier-pĂ©piniĂ©riste, qui but avec nous. Ensuite je guidai le jardinier, Ă  travers la vigne, jusqu’aux clĂŽtures d’arbustes Ă©branchĂ©s, amaigris, qu’il faut renforcer par des plants neufs, pour garer du mistral la vigne et les jeunes pĂȘchers
 Puis mon sommeil d’aprĂšs-midi, diffĂ©rĂ©, reprit ses droits
 Qu’il me jette la pierre, celui qui n’a pas connu, par un grand jour chaud de Provence, l’envie de dormir ! Elle pĂ©nĂštre par le front, par les yeux qu’elle dĂ©colore, et tout le corps lui obĂ©it, avec les tressaillements de l’animal qui rĂȘve. Vial ?
 Parti, dissous dans la flamboyante torpeur, rĂ©sorbĂ© au passage par l’ombre d’un pin ou d’un espalier
 Il Ă©tait trois heures et demie
 Quel souci, quel devoir tiennent, sous ce climat, contre le besoin de dormir, d’ouvrir, au centre ardent de la journĂ©e, un frais abĂźme ? Vial revint, comme une Ă©chĂ©ance diffĂ©rĂ©e. Il revint sans revenir, se bornant Ă  dĂ©poser chez eux mes voisins d’en face, mes tranquilles voisins retranchĂ©s dans leur belle vigne Ă©talĂ©e, qui tient en respect le lotisseur. Il revint, de blanc vĂȘtu, au soir tombĂ©, et comme il feignait de tourner sa cinq chevaux pour repartir, je l’appelai sĂ©vĂšrement – Eh bien, Vial ?
 Un verre d’eau de noix ? Il avança dans l’allĂ©e sans mot dire, et pendant qu’il fendait l’air bleu du soir, je trouvai affreusement tristes cet homme Ă  la tĂȘte penchĂ©e, l’heure tout Ă  coup refroidie, la petite maison ordinaire oĂč veillait, debout sur le seuil, une femme au visage indistinct, et la lampe rouge posĂ©e sur la balustrade
 Affreusement, affreusement tristes
 Écrivons, redoublons ces mots que la nuit dorĂ©e les accueille
 Affreusement tristes, abandonnĂ©s, encore tiĂšdes, a peine vivants, muets de je ne sais quelle honte
 La nuit dorĂ©e va finir ; entre les Ă©toiles pressĂ©es se glisse une pĂąleur qui n’est dĂ©jĂ  plus le bleu parfait des minuits d’aoĂ»t. Mais tout est encore velours, chaleur nocturne, plaisir retrouvĂ© de vivre Ă©veillĂ©e parmi le sommeil
 – c’est l’heure la plus profonde de la nuit, et non loin de moi mes bĂȘtes familiĂšres semblent, Ă  un battement des flancs prĂšs, privĂ©es de vie. Affreusement tristes, tristes Ă  ne pouvoir les supporter, Ă  nouer la gorge et tarir la salive, Ă  inspirer le plus bas instinct de terreur et de dĂ©fense, – n’y a-t-il pas eu un instant, impossible Ă  Ă©valuer, oĂč j’aurais lapidĂ© l’homme qui avançait, oĂč, devant ses pas, j’aurais poussĂ© ma brouette vide, jetĂ© le rĂąteau et la bĂȘche ? La chienne, qui ne gronde jamais, gronda par contagion subtile, et Vial lui cria Mais c’est Vial ! » comme il eĂ»t criĂ© Ami ! » dans un danger. Notre entrĂ©e dans la salle basse, rose, bleue, remit tout en place. Le drame, la fĂ©erie de la peur, l’illusion sentimentale, il n’est plus en mon pouvoir de les nourrir au delĂ  d’un moment. Vial souriait, la lĂšvre remontĂ©e sur les dents, Ă©bloui par les deux lampes allumĂ©es, car les jours diminuent, et la fenĂȘtre ne contenait plus qu’un grand vivier de ciel vert, trouĂ© de deux ou trois Ă©toiles aux pulsations dĂ©sordonnĂ©es. – Ah ! ça fait du bien, ces lampes
 soupira Vial. Il leur tendait les mains, comme Ă  un Ăątre. – Les cigarettes sont dans le pot bleu
 Tu as eu les journaux aujourd’hui ? – Oui
 Vous les voulez ? – Oh ! moi, tu sais, les journaux
 C’était pour avoir des nouvelles des incendies de forĂȘts. – Il y a eu des incendies de forĂȘts ? – Il y en a toujours au mois d’aoĂ»t. Il s’assit en visiteur, alluma une cigarette comme au théùtre, et j’atteignis sous la table la brique plate sur laquelle j’ouvre, Ă  l’aide d’une petite masse de plomb – souvenir de l’imprimerie du Matin » – les amandes de pins pignons. Tous les travaux que je n’aime pas sont ceux qui rĂ©clament de la patience. Pour Ă©crire un livre il faut de la patience, et aussi pour apprivoiser un homme en Ă©tat de sauvagerie, et pour raccommoder du linge usĂ©, et pour trier les raisins de Corinthe destinĂ©s au plum-cake. Je n’aurai Ă©tĂ© ni bonne cuisiniĂšre, ni bonne Ă©pouse, et je coupe les ficelles la plupart du temps au lieu de dĂ©nouer les nƓuds. Vial, assis de biais, avait l’air pris dans une trappe, et je commençai patiemment Ă  dĂ©nouer le bout de ficelle
 – Ce bruit de pignons Ă©clatĂ©s t’agace ? Si tu as soif, l’alcarazas est lĂ  dehors, et les citrons. – Je sais, merci. Il m’en voulait de ma prĂ©venance exceptionnelle. Sournois, il constatait que j’avais chaussĂ© des espadrilles catalanes neuves, et solennellement endossĂ© une robe de coton immaculĂ©e, une de ces robes de nĂ©gresse, blanches, jaunes, rouges, qui fleurissent la cĂŽte et suivent la loi solaire plutĂŽt que celles de la mode. En mangeant mes pignons j’ouvris un illustrĂ©, Vial fuma sans relĂąche et suivit d’une maniĂšre appliquĂ©e le vol des chauves-souris devant la fenĂȘtre, sur un champ de ciel assombri par degrĂ©s. Un bloc de mer, pĂ©trifiĂ© et noir sous le ciel, se distinguait encore de la terre. L’hydravion du soir, prĂ©cĂ©dĂ© du fa grave qu’il arrache au vent, parut et promena son fanal rouge parmi des feux plus pĂąles. La chatte, dehors miaula pour entrer, et se dressa contre le grillage abaissĂ©, en le grattant dĂ©licatement, comme une joueuse de harpe. Mais Vial rit de la voir, et elle disparut aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© sur lui un froid regard. – Elle ne m’aime pas, soupira Vial. Je ferais pourtant toutes les bassesses pour la conquĂ©rir. Si elle le savait, croyez-vous qu’elle m’aimerait un peu mieux ? – Elle le sait, sois-en sĂ»r. Il se contenta de cette rĂ©ponse pendant quelques minutes, puis sollicita un autre apaisement, une autre rĂ©ponse – Est-ce que les Luc-Albert, ou le Ravissant, ou je ne sais plus qui, ne devaient pas entrer vous dire bonsoir en revenant de dĂźner au Commerce, ce soir ? J’avais cru comprendre
 Ou bien c’était peut-ĂȘtre vous qui deviez y aller
 Est-ce que les Carco
 Je ne me souviens pas bien
 Je le regardai de travers. – Les peintres dorment, Ă  cette heure-ci. Depuis quand est-ce que je reçois le soir ? Les Carco sont Ă  Toulon. – Ah, bon
 SecrĂštement fatiguĂ©, il prit le parti de s’étendre Ă  demi. La joue appuyĂ©e aux coussins du divan, il s’accrochait involontairement Ă  la corne d’un des coussins, les yeux fermĂ©s et la main crispĂ©e, comme suspendu Ă  un rĂ©cif
 Que faire de cette Ă©pave ? Quel embarras
 Et puis, pensez-vous, la gĂȘne de nos Ăąges respectifs, de la diffĂ©rence d’ñges ? Que vous ĂȘtes loin de ce qui arrive en pareil cas
 Nous n’y songeons mĂȘme pas, nous autres. Nous y songeons certainement moins que ne fait l’homme mĂ»r, que tout cependant autorise Ă  afficher son amour pour de tendres jeunes filles. Si vous saviez de quel cƓur lĂ©ger nous acceptons, nous oublions notre devoir d’aĂźnesse » ! Nous y songeons juste pour nous armer de coquetterie, rechercher l’hygiĂšne et la parure, la ruse aimable, – imposĂ©es d’ailleurs aux jeunes femmes pareillement. Non, non, quand j’écris quel embarras » je ne veux pas qu’un lecteur, plus tard, s’y trompe. Il ne faut pas qu’on nous imagine, nous autres », tremblante et Ă©pouvantĂ©es sous la lumiĂšre d’un court avenir, mendiantes devant l’homme aimĂ©, abĂźmĂ©es dans la conscience de notre Ă©tat. Nous portons avec nous plus d’inconscience, Dieu merci, de bravoure et de puretĂ©. Qu’est-ce, pour nous autres, qu’une diffĂ©rence de quinze ans ? Ce n’est pas avec cette bagatelle qu’on nous fait peur, lorsque nous touchons au jour de raisonner lĂ -dessus avec une sagesse – ou une folie – digne de l’autre sexe. Je ne saurais choisir, pour l’affirmer, un meilleur temps que celui-ci oĂč me voici toute sage, relativement veuve, douce Ă  mes souvenirs et pleine du vƓu de demeurer telle
 Quand j’écris nous », je la mets Ă  part, elle, de qui me vient le don de secouer les annĂ©es comme un pommier ses fleurs. Écoutez-la me conter un dĂźner de noces Le soir, grand dĂźner de quatre-vingt-six couverts, est-ce assez dire qu’il Ă©tait exĂ©crable ? Si j’étais morte ce jour-lĂ , ç’aurait Ă©tĂ© de ces quatre heures et demie de mauvaise nourriture, Ă  laquelle je n’ai guĂšre touchĂ©. J’y ai reçu force compliments. Sur ma toilette ? Oh ! que non, sur ma jeunesse. Soixante-quinze ans
 Ce n’est pas vrai, dis ? Est-ce qu’il faut vraiment renoncer bientĂŽt Ă  ĂȘtre jeune ? » Mais non, mais non, n’y renonce pas encore, – je ne t’ai connue que jeune, ta mort te garde de vieillir, et mĂȘme de pĂ©rir, toi qui m’accompagnes
 Ta derniĂšre jeunesse, celle de tes soixante-quinze ans, dure toujours un grand chapeau de paille, qui couchait dehors en toute saison, la coiffe. Sous cette cloche d’épeautre finement tressĂ© s’ébattent tes yeux gris, vagabonds, variables, insatiables, Ă  qui l’inquiĂ©tude, la vigilance imposent bizarrement la forme d’un losange. Pas plus de sourcils que la Joconde, et un nez, mon Dieu, un nez
 Nous avons un vilain nez » disais-tu en me regardant, sur le ton Ă  peu prĂšs de Nous avons une ravissante propriĂ©tĂ©. » Et une voix, et une dĂ©marche
 Quand des Ă©trangers entendaient sur l’escalier tes petits pas de jeune fille, et ta folle maniĂšre d’ouvrir une porte, ils se retournaient et demeuraient interdits de te voir dĂ©guisĂ©e en vieille petite dame
 Est-ce qu’il faut vraiment renoncer Ă  ĂȘtre jeune ? » Je n’en vois pas l’utilitĂ©, ni mĂȘme la biensĂ©ance. Vois, ma chĂšre, combien ce garçon dĂ©semparĂ©, flottant autour d’un espoir mort-nĂ© qu’il tourne et retourne, vois combien nous le trouvons ancien, traditionnel, et lourd Ă  mouvoir ! Qu’en aurais-tu fait, qu’en fallait-il faire ? Oui, quel embarras
 Ce corps accrochĂ© Ă  une corne de coussin, sa modestie dans l’état chagrin, sa dissimulation minutieuse, – tout cela qui gisait sur mon divan, quel embarras !
 Encore un vampire, je n’en pouvais douter. Je nomme ainsi ceux qui s’attaquent Ă  ma pitiĂ©. Ils ne demandent rien. » Laissez-moi seulement lĂ , dans l’ombre !
 » Le temps qui s’écoula dans le silence fut long. Je lisais, puis je cessais de lire. Un autre jour, j’aurais pu supposer que Vial dormait. Car il arrive Ă  mes amis de dormir sur mon divan, au bout d’une journĂ©e de pĂȘche, de voiture, de bains, de travail mĂȘme, qui leur ĂŽte la parole et les enchante de sommeil sur place. Celui-ci ne dormait pas. Celui-ci Ă©tait malheureux. Souffrance, premier dĂ©guisement, premiĂšre offensive du vampire
 Vial, loin du bonheur, feignait le repos, et je sentis remuer au fond de moi celle qui maintenant m’habite, plus lĂ©gĂšre Ă  mon cƓur que je ne fus jadis Ă  son flanc
 Je sais bien que c’est elle, ces mouvements de pitiĂ© que je n’aime pas. Mais elle ne les aimait pas non plus La niĂšce du pĂšre Champion va mieux. Ton frĂšre aura de la peine Ă  la tirer de lĂ . Je lui ai envoyĂ© du bois, et ne pouvant rien de plus en ce moment, j’ai quĂȘtĂ© encore une fois pour elle. Mais c’est une chose que je ne sais pas faire aimablement, car le rouge me monte au front dĂšs que je vois ceux qui ne donnent rien et vivent dans leur fromage, et je suis portĂ©e plus Ă  les engueuler qu’à leur faire des grĂąces
 Pour ta chatte, je reviens chaque aprĂšs-midi Ă  la Petite Maison pour lui donner un peu de lait chaud et lui faire une flambĂ©e de bois. Quand je n’ai rien, je lui cuis un Ɠuf. Ce n’est pas que cela m’amuse, grand Dieu, mais je ne suis jamais en repos quand je crois qu’un enfant ou un animal ont faim. Alors je fais en sorte de me mettre en repos tu connais mon Ă©goĂŻsme. » VoilĂ  le mot ! Trouvait-elle pas ses mots mieux que personne ? ÉgoĂŻsme. Cet Ă©goĂŻsme la menait, elle, de porte en porte, criant qu’elle ne pouvait pas supporter le froid qui pĂ©trifiait, l’hiver, dans une chambre sans feu, des enfants indigents. Elle ne pouvait pas supporter qu’un chien Ă©bouillantĂ© par son maĂźtre le charcutier ne trouvĂąt d’autre secours que de hurler et se tordre, au pied d’une maison fermĂ©e et insensible
 Ma trĂšs chĂšre, vois-tu, du haut de cette nuit propice Ă  la veille, plus chaude et rehaussĂ©e d’or qu’une tente de velours, vois-tu mon souci ? Qu’aurais-tu fait Ă  ma place ? Tu sais oĂč dĂ©jĂ  elles m’ont menĂ©e, les attaques d’un Ă©goĂŻsme que je tiens de toi ? Elles t’ont conduite Ă  la ruine matĂ©rielle, oĂč tu t’es Ă©chouĂ©e ayant tout donnĂ©. Mais ne plus possĂ©der d’argent, ce n’est qu’une des Ă©tapes du dĂ©nĂ»ment. Ferme dans ta pauvretĂ© dĂ©finitive, tu devenais nette et reluisante Ă  mesure que tu Ă©tais mieux rongĂ©e. Mais il n’est pas sĂ»r que tu n’eusses pas, Ă  la vue de ce corps mi-couchĂ©, fait un petit dĂ©tour, en soulevant le bord de ta jupe, comme quand tu passais une flaque
 En ton honneur, je voulus enfin montrer ma force Ă  celui qui, raidi d’apprĂ©hension, feignait de dormir. – Tu dors, Vial ? Il veillait, et ne tressaillit pas. – Un peu abruti, dit-il en se redressant. Il lissa ses cheveux en arriĂšre, rajusta sa chemise ouverte et son veston de flanelle, renoua une de ses espadrilles. Je lui trouvai le nez long, et cette figure comme comprimĂ©e entre deux battants de porte qu’on voit aux gens qui croient dissimuler leurs contrariĂ©tĂ©s. Je ne le pressai pas, sachant bien qu’il est malsĂ©ant d’entraĂźner Ă  la psychologie un homme qui n’est pas sĂ»r de ses boutons de chemise ou de ses lacets de chaussure. – Vial, je t’ai dit ce matin que j’avais Ă  te parler. Il inclina la tĂȘte avec une majestĂ© un peu nĂšgre. – VoilĂ . Mon petit Vial, quel beau temps ! Écoute l’hydravion en ton de fa, le doux vent haut placĂ© entre l’est et le nord, respire le pin et la menthe du petit marais salĂ©, dont l’odeur gratte au grillage comme la chatte ! Vial dĂ©voila ses yeux qu’il tenait baissĂ©s, ouvrit en grand son visage surpris, oĂč toute sa bonne foi d’homme apparut, et je me sentis solide en face d’un ĂȘtre plein de candeur, neuf aux artifices de la parole. – Vial, as-tu vu les raisins de la vigne ? As-tu vu que les grappes sont dĂ©jĂ  massives et teintes en bleu, si serrĂ©es qu’une guĂȘpe n’y entrerait pas ? Songes-tu qu’on va devoir vendanger avant le quinze septembre ? Veux-tu parier que la saison va s’écouler sans que les orages aient dĂ©passĂ© les Maures, oĂč la montagne les rassemble comme des ballons au bout d’un fil ? Il pleut Ă  Paris, Vial. Il pleut aussi Ă  Biarritz et Ă  Deauville. La Bretagne moisit et le DauphinĂ© se couvre de champignons. La Provence seule
 Pendant que je parlais, il rapetissait ses yeux et refermait tout son visage
 C’est une occupation sans fin qu’un ĂȘtre vivant. Celui-ci ne me livrait plus qu’un entrebĂąillement circonspect de lui-mĂȘme. C’est un homme, il craint l’ironie. Au mĂ©pris de toute mĂ©lancolie, il n’était plus que perplexe, et gourmĂ©. – Tu me Comprends, Vial ? C’est un trĂšs beau temps de l’annĂ©e que je passe ici. C’est, je te l’assure, un trĂšs beau temps aussi de ma vie. Tu aimes ces mois que tu passes ici ? Par des mouvements imperceptibles, les traits de Vial reconstituĂšrent une face d’homme courageux, Ă  qui l’on rend la facultĂ© d’user de son courage. – Non, rĂ©pondit-il, je ne les aime pas. Je ne les Ă©changerais pas contre quoi que ce soit au monde, mais je ne les aime pas. Pendant ce temps-lĂ  non seulement je ne travaille guĂšre, mais encore je ne suis pas heureux. – Je croyais que tu crĂ©ais un ensemble » pour
 – Pour les Quatre Quartiers, c’est exact. Mes maquettes sont prĂȘtes. C’est un gros travail. Living-room, chambres, salle Ă  manger, toute la maison
 J’emploie mes quatre sous, et mĂȘme un peu plus, Ă  rĂ©aliser en bois et en mĂ©tal mes modĂšles. Mais si je rĂ©ussis, c’est pour moi la direction des ateliers d’ameublement moderne aux Quatre Quartiers
 – Tu ne m’en as jamais appris aussi long lĂ -dessus. – C’est exact Ă©galement. Vous ne vous intĂ©ressez que peu aux ameublements modernes. – Je m’intĂ©resse du moins Ă  ce qui concerne mes amis. Vial se cala sur le divan avec le mouvement du cavalier qui s’affermit en selle. – Madame, je n’ai pas une minute l’illusion d’ĂȘtre votre ami. Des amis comme moi, Ă  qui vous jetez le tutoiement, la poignĂ©e de main et votre bonne humeur d’étĂ©, vous n’en savez pas le nombre. – Tu es modeste. – Je suis clairvoyant. Ce n’est pas trĂšs difficile. Il parlait d’une voix respectueuse, Ă©gale et montrait un visage dĂ©voilĂ©, de grands beaux yeux, ma foi, qui se posaient librement sur les miens ou sur n’importe quel point de ma personne. – C’est vrai, Vial, que je suis plus familiĂšre que liante. Mais en matiĂšre d’amitiĂ©, est-ce que le temps presse si fort ? Nous serions devenus des amis
 plus tard. Je te connais mal
 Il agita une main vivement en l’air, pour effacer mes paroles – Je vous en prie, madame ! Je vous en prie ! – Tu m’appelais Colette, hier ? – Devant les gens, oui, pour ĂȘtre confondu dans la foule anonyme. Si vous m’accordiez un peu d’attention, vous sauriez que, de ma vie, je ne vous ai appelĂ©e par votre nom quand nous Ă©tions seuls. Et nous nous sommes trouvĂ©s seuls trĂšs souvent, depuis le premier juillet. – Je le sais. – Au ton de ces trois mots-lĂ , madame, je vois que nous arrivons Ă  ce qui nous touche. – À ce qui te touche. – Ce qui vous est incommode, madame, me touche en effet plus que tout. LĂ  nous nous reposĂąmes un moment, car la rapiditĂ© de nos rĂ©pliques, que nous n’avions pas prĂ©vue, nous eĂ»t menĂ©s Ă  l’accent d’une querelle. – Doucement, Vial, doucement ! Froid des Ă©paules, et puis tout d’un coup
 Il sourit par imitation. – C’est la certitude de la condamnation qui dĂ©cide quelquefois les accusĂ©s Ă  se mettre Ă  table ». Alors ils racontent aussi bien leur crime que leur premier amour, ou le baptĂȘme de leur petite sƓur
 N’importe quoi. Il fit craquer ses doigts serrĂ©s entre ses genoux et me questionna d’une maniĂšre pressante – Madame, qu’est-ce que vous voulez de moi ? Ou plutĂŽt qu’est-ce que vous ne voulez pas ? Je suis sĂ»r dĂ©jĂ  que ce que vous me demanderez me sera le plus pĂ©nible, et que je ferai ce que vous voudrez. Comme la noblesse de l’homme, mĂȘme limitĂ©e Ă  son expression verbale, nous frappe d’apprĂ©hension, nous retarde dans notre chemin ! Le goĂ»t fĂ©minin d’habiller en hĂ©ros un homme, quand il parle d’immoler son confort sentimental, il est encore bien vivace en moi
 – Bon. Alors ça va aller tout seul. HĂ©lĂšne ClĂ©ment
 – Non, madame, pas HĂ©lĂšne ClĂ©ment. – Comment, pas HĂ©lĂšne ClĂ©ment ? – Comme je le dis, madame. Aucune HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Assez d’HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Autre chose. – Mais comprends-moi, voyons ! Attends ! Tu ne sais seulement pas
 Elle est venue, hier, et je n’ai pas eu de peine Ă  acquĂ©rir la certitude
 – Bravo, madame ! VoilĂ  qui fait honneur Ă  votre perspicacitĂ©. Vous avez acquis la certitude ? J’en suis ravi. N’en parlons plus. Un petit feu pointu brillait dans les yeux de Vial, et il me dĂ©visageait avec impertinence. Quand il vit que j’allais me fĂącher, il posa ses mains sur les miennes. – Non, madame, n’en parlons plus. Vous voulez me faire savoir qu’HĂ©lĂšne ClĂ©ment m’aime, que mon indiffĂ©rence la dĂ©sole, que je dois prendre en pitiĂ© et mĂȘme en amour cette belle jeune fille saine », – c’est de GĂ©raldy – et l’épouser ? Bon. Je le sais. C’est fini. N’en parlons plus. Je retirai mes mains. – Oh ! si tu le prends comme ça, Vial
 – Oui, madame, je le prends comme ça, et, bien plus fort, je vous reproche d’avoir amenĂ© le nom de cette jeune fille dans notre conversation. Vous aviez une raison de le faire ? Laquelle ? Dites-la ! Mais dites-la ! Vous vous intĂ©ressez Ă  cette jeune fille ? Vous la connaissez bien ? Vous ĂȘtes chargĂ©e d’assurer l’avenir et mĂȘme le bonheur d’une frĂȘle crĂ©ature qui atteint Ă  peine ses vingt-six ans ? Vous avez de l’affection pour elle ? Vous ĂȘtes son amie ? 
 RĂ©pondez, madame, rĂ©pondez plus vite ! Pourquoi ne rĂ©pondez-vous pas plus vite ? Parce que je ne vous en laisse pas le temps ? Pour rĂ©pondre oui » de bon cƓur Ă  toutes mes questions, il ne faut pas longtemps, madame, et vous ĂȘtes prompte, d’habitude
 Vous n’aimez pas HĂ©lĂšne ClĂ©ment, et passez-moi l’expression, vous vous fichez pas mal de son bonheur, qui d’ailleurs ne vous regarde en aucune maniĂšre. Ne vous fĂąchez pas, c’est liquidĂ©, c’est fini. Ouf ! Je boirai bien un peu de citronnade et je vais vous en prĂ©parer un verre. Ne bougez pas. Il nous versa de quoi boire, et ajouta – À part ça, je ferai ce que vous voudrez, je vous le rĂ©pĂšte. Je vous Ă©coute
 – Pardon C’est toi qui as parlĂ© de te mettre Ă  table ». – Je serais sans excuse, madame, de retarder la suite du joli couplet sur la belle saison. Ah ! si du moins j’avais ressenti, au cƓur, le battement, aux mains le froid annonciateur, dans tout le corps une cĂ©lĂ©bration de l’angoisse ! Ce fut alors, et non plus tard, si je me connais bien, que je regrettai entre nous l’absence du suprĂȘme intrus, le dĂ©sir. PrĂ©sent, c’est en lui, il me semble, que j’aurais puisĂ©, sans effort, le sens de notre rendez-vous de ce soir, l’épice, le danger qui lui faisait dĂ©faut. Il me parut aussi trop visible que Vial voulĂ»t marquer le contraste entre le jeune compagnon d’hier, le mon petit Vial » enrĂ©gimentĂ© dans une Ă©quipe de camarades d’étĂ©, et l’amant parfaitement autonome
 – Vial, nous n’avons pas besoin de beaucoup de paroles pour nous entendre, je l’ai dĂ©jĂ  remarquĂ©. C’était lĂ  une politesse ambiguĂ«, qui porta plus loin que je ne le voulais. – C’est vrai ? dit Vial, c’est vrai ? Vous le pensez ? À combien d’hommes dans votre vie avez-vous dit une chose pareille ? Peut-ĂȘtre ne l’avez-vous dit qu’à moi ? D’ailleurs, je n’en trouve trace dans aucun de vos livres
aucun, non
 Ce que vous venez de dire lĂ  se sĂ©pare du mĂ©pris de l’amour qu’ou devine toujours un peu, en vous lisant, dans votre amour de l’amour
 Ce n’est pas une parole que vous auriez dite Ă  un des hommes que
 – Nous n’avons que faire de mes livres ici, Vial. Je ne pus lui dissimuler le dĂ©couragement jaloux, l’injuste hostilitĂ© qui s’emparent de moi quand je comprends qu’on me cherche toute vive entre les pages de mes romans. – Laisse-moi le droit de m’y cacher, fĂ»t-ce Ă  la maniĂšre de la Lettre volĂ©e
 » Et revenons Ă  ce qui nous occupe. – Rien ne nous occupe ensemble, madame, et j’en suis bien triste. Vous vous ĂȘtes mis en tĂȘte de planter entre vous et moi une troisiĂšme personne. Renvoyez-la, et nous serons seuls. – Mais c’est que je lui ai promis
 Vial leva ses mains noires au bout de ses manches blanches. – Ah ! voilĂ  ! Vous lui avez promis ! Et promis quoi ? Franchement, madame, qu’est-ce que vous venez faire lĂ -dedans ? – Pas si haut, Vial, Divine dort dans la cabane de la vigne
 La petite ClĂ©ment m’a dit que l’an dernier, ici mĂȘme, vous aviez Ă©changĂ© des paroles qui pouvaient lui faire croire
 – C’est bien possible, dit Vial. Cette annĂ©e, c’est changĂ©, voilĂ  tout. – Ce n’est pas chic. Vial se tourna vers moi avec roideur – Pourquoi donc ? Ce qui ne serait pas chic, c’est qu’ayant changĂ©, moi, je ne l’en aie pas avertie. Je n’ai ni enlevĂ© une enfant mineure ni couchĂ© avec une fille honnĂȘte. C’est tout ce que vous avez Ă  me reprocher ? C’est en l’honneur de cette bluette que vous avez prĂ©parĂ© votre couplet de la belle saison ? C’est en vue du bonheur d’HĂ©lĂšne ClĂ©ment, que vous avez dĂ©cidĂ© – car vous l’avez dĂ©cidĂ© – de me bannir ? Pourquoi choisissez-vous, pour l’éloigner, celui qui tient le plus Ă  vous et vous entend le mieux ? C’est lĂ  la promesse que vous avez faite Ă  HĂ©lĂšne ClĂ©ment ? Elle l’a obtenue de vous, au nom de quoi ? De la morale » ? Ou de notre diffĂ©rence d’ñges ? Elle en est bien capable ! s’écria-t-il d’un ton de gaĂźtĂ© discordant. Je lui donnai, avec un hochement de dĂ©nĂ©gation, mon regard le plus affectueux. Pauvre Vial, quel aveu
 Il y songeait donc, lui, Ă  notre diffĂ©rence d’ñges ? Quel aveu de tourments, de muets dĂ©bats
 – Faut-il te l’avouer, Vial ? Je ne songe jamais Ă  la diffĂ©rence d’ñges. – Jamais ? comment, jamais ? – Je veux dire
, je n’y pense pas. Pas plus qu’à l’opinion des imbĂ©ciles. Et ce n’est pas cette promesse-lĂ  que j’ai faite Ă  HĂ©lĂšne. Vial, – je posai ma main Ă  plat, comme il m’arrive souvent avec lui, sur son poitrail bombĂ© – c’est donc vrai que tu t’es attachĂ© Ă  moi ? Il abaissa les paupiĂšres et serra la bouche. – Tu t’es attachĂ© Ă  moi, malgrĂ©, comme tu dis, la diffĂ©rence des Ăąges
 S’il n’y avait pas d’autre barriĂšre entre nous, je t’assure que celle-lĂ  ne pĂšserait pas lourd Ă  mes yeux. Il fit, du menton vers ma main ouverte sur sa poitrine, un trĂšs lĂ©ger mouvement sauvage, et rĂ©pliqua promptement – Je ne vous demande rien. Je ne vous demanderai mĂȘme pas ce que vous pouvez nommer une autre barriĂšre. Je suis mĂȘme Ă©tonnĂ© de vous entendre parler de
 de ces choses qui vous concernent, aussi
 aussi naturellement. – Il faut bien en parler, Vial. Ce que j’ai affirmĂ© Ă  HĂ©lĂšne ClĂ©ment, c’est seulement, – d’une maniĂšre assez mal dĂ©terminĂ©e, d’ailleurs – c’est que je n’étais pas un obstacle entre toi et elle, et que je n’en serais jamais un. Vial changea de visage, rejeta d’un revers de bras ma main appuyĂ©e Ă  sa poitrine. – Ça, c’est le comble, cria-t-il en Ă©touffant sa voix. Quelle inconscience
 Vous mĂȘler
 Vous mettre sur le mĂȘme plan qu’elle ! Vous poser en rivale gĂ©nĂ©reuse ! Rivale de qui ? Pourquoi pas d’une midinette ? C’est incroyable ! Vous, madame, vous ! Vous poser, vous conduire comme une femme ordinaire, vous que je voudrais voir, je ne sais pas, moi
 Il m’assignait dans l’air, de sa main levĂ©e, un niveau trĂšs haut, celui d’une maniĂšre de socle, et je l’interrompis avec une ironie qui me fit de la peine. – Vial, laisse-moi encore un peu parmi les vivants. Je ne m’y trouve pas mal. – Oh ! madame
 Vial me contemplait, tout suffoquĂ© de reproche et de chagrin. Il appuya vivement sa joue sur le haut de mon bras nu, et fermant les yeux – Parmi les vivants ?
 rĂ©pĂ©ta-t-il. Mais la cendre, mĂȘme la cendre de ces bras-lĂ , elle serait encore plus chaude qu’une chair vivante, et elle garderait leur forme de collier
 Je n’eus pas Ă  rompre un contact, qu’il interrompit aussitĂŽt pour que je fusse contente de lui. Je l’étais, et je lui fis oui, oui » de la tĂȘte, en le regardant. La fatigue, une buĂ©e bleu-noir qui lui poussait aux joues Ă  cause de la nuit avancĂ©e
 Trente-cinq, trente-six ans, ni laid, ni malsain, ni mĂ©chant
 Je m’enlisais dans cette nuit sans souffle, qui traversait le moment du sommeil unanime, et il Ă©manait de ce garçon Ă©mu, peu vĂȘtu, une odeur de minuit amoureux qui me poussait doucement vers la tristesse. – Vial, comment donc vis-tu, en dehors de moi ? Tu me comprends ? – De peu de chose, madame
 De peu de chose
 et de vous. – Ça ne te fait pas un lot bien riche. – C’est Ă  moi de l’estimer. Je m’irritai – Mais, brute obstinĂ©e, oĂč t’en vas-tu, oĂč t’en allais-tu sans rien dire, avec cette habitude de moi que tu as prise ? – Je n’en sais rien, ma foi, dit-il nĂ©gligemment. La vĂ©ritĂ© est que j’y pensais le moins possible. Quelquefois, quand vous n’aviez pas le temps de me recevoir, Ă  Paris, je me disais
 Il sourit pour lui-mĂȘme, dĂ©jĂ  tout au dĂ©sir de se peindre, de paraĂźtre au jour – Je me disais Oh ! tant mieux, l’envie de la voir me passera plus vite en ne la voyant pas. Je n’ai qu’à patienter, et quand j’y retournerai, elle aura tout d’un coup soixante, soixante-dix ans, alors la vie redeviendra possible et mĂȘme agrĂ©able
 » – Oui, 
 Et puis ? – Et puis ? Et puis quand je retournais vous voir, c’était juste un jour oĂč tous vos dĂ©mons Ă©taient rĂ©veillĂ©s, et vous aviez mis de la poudre, allongĂ© vos yeux, passĂ© une robe neuve, et il n’était question que de voyages, de théùtre, et de jouer ChĂ©ri » en tournĂ©e, et de planter de la vigne et des pĂȘchers, et d’acheter une petite auto
 Et c’était tout Ă  recommencer
 C’est la mĂȘme chose ici, d’ailleurs, acheva-t-il en ralentissant. Pendant le silence qui suivit, rien ne troubla, dehors, l’immobilitĂ© de toutes choses. Dans le rayon de la lampe la chatte, couchĂ©e sur la terrasse au creux de la chaise longue, se roula en turban pour prĂ©dire l’approche de la rosĂ©e, et le craquement de l’osier retentit comme sous une voĂ»te. Vial m’interrogeait des yeux comme si c’eĂ»t Ă©tĂ© mon tour d’intervenir. Mais qu’aurais-je ajoutĂ© Ă  son profond contentement mĂ©lancolique ? Il me savait sans doute Ă©mue. Je l’étais. Je ne fis qu’un signe, qu’il interprĂ©ta dans le sens de Continue
 » et une expression presque fĂ©minine, pleine de sĂ©duction, passa sur ses traits, comme si toute la brune face d’homme allait Ă©clater sur un Ă©blouissant visage ; mais cela ne dura point. C’était seulement l’éclat d’un semblant de triomphe, d’une parcelle de bonheur
 Allons, un peu de hĂąte, un peu de rigueur, dĂ©trompons cet honnĂȘte homme
 Plus rapide que moi, il s’engageait davantage – Madame, reprit-il en se retenant de s’échauffer, je n’ai plus grand’chose Ă  vous dire. Je n’ai jamais eu grand’chose Ă  vous dire. Personne n’est plus dĂ©pourvu de desseins, d’arriĂšre-pensĂ©es, – je pourrais presque ajouter ; de dĂ©sirs – que moi. – Si, il y a moi. – Pardonnez-moi, je ne peux pas vous croire. Vous m’avez appelĂ© ce soir
 – Hier soir. Il passa la main sur sa joue, devint confus de la sentir rĂąpeuse – Oh
 qu’il est tard
 Vous m’avez appelĂ© hier soir, et hier matin vous m’aviez
, convoquĂ©. N’était-ce que pour me parler de la petite ClĂ©ment ? Et de votre obligation de vous dĂ©faire de moi ? – Oui
 J’hĂ©sitais, et il se rebella – Qu’est-ce qu’il y a encore, madame ? Je vous en prie, ne vous mettez pas en tĂȘte que j’ai besoin d’ĂȘtre mĂ©nagĂ©, ou soignĂ©. J’aime autant vous avouer que je ne suis mĂȘme pas malheureux. Vraiment pas. Je me faisais jusqu’ici l’effet de quelqu’un qui porte sur lui quelque chose de trĂšs fragile. Tous les jours, je respirais Encore rien de cassĂ© aujourd’hui ! » Il n’y aurait jamais eu rien de cassĂ©, madame, si une main Ă©trangĂšre assez lourde, peut-ĂȘtre pas trĂšs bien intentionnĂ©e
 – Allons, laisse-la, cette petite
 AussitĂŽt que je les entendis, j’eus honte de mes paroles. J’en ai honte encore en les Ă©crivant. Des paroles, un ton de rivale doucereuse, de perfide belle-mĂšre
 C’était l’hommage invĂ©tĂ©rĂ©, le bas acquiescement qui sort de nous quand l’homme le sollicite, l’homme, luxe, gibier de choix, le mĂąle rarissime
 Imprudent, Vial brilla de joie comme un tesson au clair de lune. – Mais je la laisse, madame, je n’ai jamais voulu que la laisser ! Je ne demande rien Ă  personne, moi ! Je suis si gentil, si commode
 Tenez, madame, vous me proposeriez, vous-mĂȘme, de changer, de
 d’amĂ©liorer mon sort, que je serais capable de m’écrier Foin ! et mĂȘme Vade retro ! » Et il Ă©clata de rire – tout seul. Il venait de dĂ©passer ses moyens. Ce n’est presque jamais impunĂ©ment qu’un homme fait s’essaye Ă  la gaminerie. Pour rĂ©ussir, en outre, dans la canaillerie aimable, il lui faut une grandeur atavique dans le mal, le don de l’improvisation, au moins la lĂ©gĂšretĂ© dĂ©volue Ă  quelques Satans moyens, – toutes vertus auxquelles l’extrĂȘme jeunesse n’est pas embarrassĂ©e de supplĂ©er
 Peut-ĂȘtre l’honnĂȘte Vial, en faisant la fille » comme une petite bourgeoise qui se jette Ă  la rue par dĂ©sespoir, tentait-il, pour me plaire, de se plier Ă  un gabarit d’homme que lui fournissaient trois cents pages signĂ©es de mon nom, oĂč je chante des immunitĂ©s masculines un peu infamantes ? J’aurais pu en sourire. Mais, en mĂȘme temps que la nuit, je me dĂ©pouillais de langueur, bientĂŽt d’ombres. Par la porte venait un froid qu’engendrait l’inimitiĂ© entre un jeune souffle et l’air d’hier, Ă©chauffĂ© par nos deux corps. La dalle du seuil luisit comme sous la pluie, et le fantĂŽme haillonneux du grand eucalyptus reprit par degrĂ©s sa place sur le ciel. Vial, dans l’erreur, attendait tout de sa passivitĂ©. Ce n’est pas une tactique Ă©trangĂšre Ă  l’homme, – au contraire. Vial appartient Ă  une catĂ©gorie d’amants que je n’aurai fait, au cours de ma vie amoureuse, qu’entrevoir dans un lointain dont je demeure responsable. Il doit ĂȘtre un peu gris le long des journĂ©es, mais tout phosphorescent l’ombre venue, et apte Ă  l’amour, accort pendant l’amour comme sont les paysans jeunes, les ouvriers en fleur, – je le voyais, ma foi, comme si j’y Ă©tais
 Vial me couvrit vivement d’une Ă©charpe de laine, pourtant je n’avais pas frissonnĂ©. – Cela vous suffit ? Vous aurez assez chaud ? Voici bientĂŽt le jour, madame. Il m’est tĂ©moin que je n’ai jamais espĂ©rĂ© le voir se lever, seul avec vous dans votre maison. Laissez-moi tout de mĂȘme en ĂȘtre orgueilleux, sinon heureux. Je pĂšche souvent par orgueil, comme il arrive aux gens de petite origine qui se dĂ©goĂ»tent du milieu oĂč ils sont nĂ©s. DĂ©goĂ»té  voilĂ , je suis nĂ© dĂ©goĂ»tĂ©. Mes camarades de la guerre blaguaient mon dĂ©goĂ»t des femmes quelconques, de l’aventure banale. Un prince n’est pas plus dĂ©goĂ»tĂ© que moi
 C’est comique, n’est-ce pas ? – Non, dis-je distraitement. – Si vous saviez, continua-t-il plus bas, il n’y a qu’ici que j’ai vĂ©cu des jours aussi longs
 De tous les secours que vous m’aurez portĂ©s, il n’y en a aucun qui vaille cette couleur que votre Ă©galitĂ© donne aux jours, le goĂ»t qu’ils prennent Ă  glisser sur vous. En dĂ©pit d’une espĂšce de garçonnisme, de bon-garçonnisme qui est, chez vous, entiĂšrement affecté  Je ne l’interrompis pas. Une lumiĂšre bleue, sourde, collait Ă  son front et aux mĂ©plats de ses joues, les lampes orangĂ©es rougirent sous la progression insinuante du bleu. Un oiseau, dans l’enclos, se libĂ©ra de la nuit par un cri si long, si Ă©tranger Ă  la mĂ©lodie, qu’il me donna l’illusion de m’arracher au sommeil. Sombre dans son vĂȘtement blanc, ramassĂ© au creux du divan, Vial appartenait encore mollement Ă  la nuit, et je mis Ă  profit, pour le mieux voir, la sournoise rĂ©surrection d’un ancien double » qui s’éveillait en moi avec le jour, un double Ăąpre Ă  l’échange physique, expert Ă  traduire en promesses la forme d’un corps. Ce corps-ci, la nuditĂ© quotidienne du bain m’avait rendu familiers ses contours, l’épaule Ă  l’égyptienne, le cou cylindrique et fort, et surtout ce lustre, ces caractĂšres Ă©pars et mystĂ©rieux qui confĂšrent Ă  certains hommes un grade dans la hiĂ©rarchie voluptueuse, dans l’aristocratie animale
 Ainsi, – sentant que le temps m’était mesurĂ© – je me hĂątais d’aspirer par toutes mes brĂšches la chaleur qui me venait d’un spectacle interdit, puisqu’il ne s’agissait que de paille
 » – 
 quand on se tire de la guerre d’une maniĂšre aussi avantageuse, je peux dire aussi banale, avec ces deux cicatrices au bras, on ne demande, aprĂšs, qu’à vivre beaucoup, Ă  travailler beaucoup. Mais mon pĂšre
 Que lui manque-t-il donc ? Quel dĂ©sordre ? Quel drame de gestation, de croissance ? Il n’a rien de commun avec des ĂȘtres que j’ai connus, dont j’ai tenu entre mes mains, sous mon regard, la suffocation contagieuse
 – 
Tout dĂ©sirer, tout deviner, prĂ©tendre Ă  tout au fond de soi-mĂȘme, c’est un grand malheur pour un garçon qui est obligĂ© de vivre mĂ©diocrement, et qui ne savait pas qu’un jour il lui serait donnĂ© de se faire entendre de vous
 Oui. Mais il n’y a aucune chance que son aspect, son effort pour me joindre, sa souffrance mĂȘme me suggĂšrent le supplice du germe sous la terre, le tourment de la plante que sa hĂąte, son devoir de fleurir vont jusqu’à dĂ©chirer
 Je les ai connus, puis perdus, les ĂȘtres qui juraient – ainsi ils attestaient ma force – de pĂ©rir si je ne les dĂ©livrais d’eux-mĂȘmes, de n’éclore jamais si je leur refusais leur seul climat ma prĂ©sence
 Mais celui-ci a dĂ©jĂ  fleuri et dĂ©fleuri plus d’une fois
 – 
et je n’ai pas de honte Ă  me montrer Ă  vous plus Ă©tonnĂ©, plus pauvre en souvenirs que si la vie venait de commencer pour moi
 Oui. Mais tu ne viens pas de la commencer. C’est seulement une comparaison. Tu ne peux pas m’y tromper, mĂȘme en usant de ton innocence. Nous autres, nous n’avons affaire gĂ©nĂ©ralement, Ă  la fin de nos derniers et valeureux combats, qu’au pire ou au meilleur ; il n’y a pas grand mĂ©rite Ă  dĂ©mĂȘler que tu n’es ni l’un, ni l’autre
 Je m’appuie sur un avenir dont on pourrait compter les heures. Un tel avenir, si je rentrais dans la lice, serait tout entier vouĂ© Ă  de brĂ»lantes vĂ©ritĂ©s, Ă  des amertumes que rien n’égale, – ou bien Ă  des duels oĂč de part et d’autre on veut se surpasser en orgueil. Vial, tu es promis Ă  un destin plus facile que de me surpasser en orgueil
 – Cher ValĂšre Vial ! Je m’aidai d’un cri pour m’élancer hors du lieu prĂ©servĂ©, du haut duquel je pouvais choisir de porter coups, ou secours
 – Madame ! Je suis lĂ , madame. C’est mĂȘme mon plus grand crime. Il se leva, roidi de sa longue veille, et d’un Ă©tirement il brisa tous ses angles. Sa belle livrĂ©e d’étĂ©, polie et brune, parut souillĂ©e, aux joues, de barbe dure qui perçait la peau. Le blanc brillant de ses yeux Ă©tait moins net qu’hier. Sans soins et sans repos nocturne, que disait mon visage ?
 J’y pense aujourd’hui, je n’y pensais pas hier. Je ne pensais qu’à sceller, d’une meurtrissure ou d’une accolade, la nuit achevĂ©e enfin. Un couple, occupĂ© de lui-mĂȘme, ne connaĂźt pas de brefs colloques. Qu’ils sont longs, ces entretiens oĂč s’agitent les bĂątards mal venus de l’amour.,. Des pĂȘches, oubliĂ©es dans une coupe, se rappelĂšrent Ă  moi par leur parfum sĂ»ri ; l’une d’elles, oĂč je mordis, rouvrit Ă  ma faim et Ă  ma soif le monde matĂ©riel, sphĂ©rique, bondĂ© de saveur dans peu d’instants le lait bouillant, le cafĂ© noir, le beurre reposĂ© au fond du puits rempliraient leur office de panacĂ©e
 – Cher ValĂšre Vial, tu m’as dĂ©tournĂ©e de ce que j’avais commencĂ© Ă  te dire, il y a
 – je lui montrai par jeu une des derniĂšres Ă©toiles, d’un jaune pĂąle et qui avait suspendu sa danse de scintillations – il y a un moment. – Vous n’avez qu’à continuer, madame. Ou a recommencer. Je suis toujours lĂ . AmitiĂ© sincĂšre, feinte d’amitiĂ© ?
 Au plaisir que je reçus de sa voix amicale, je comptai ce que cette nuit de veille avait usĂ© de mes forces. – Vial, je voudrais te parler comme Ă  un ĂȘtre humain affectueux, – s’il est des ĂȘtres humains affectueux. Ma restriction venait Ă  point Vial buta sur le mot honni de tous les amants, et son regard me reprit sa confiance. – Je t’ai dit que je vivais ici une belle saison de l’annĂ©e, mais surtout une belle saison de ma vie
 C’est une vĂ©ritĂ© qui ne date pas de trĂšs loin
 Mes amis le savent
 Il demeurait muet, et comme tari. – 
De sorte que je ne me sens pas toujours trĂšs assurĂ©e dans mon Ă©tat rĂ©cent. Quelquefois je suis forcĂ©e de me demander, – quand je dĂ©ploie une grande activitĂ© soudaine qui se traduit par des nettoyages, des jardinages insensĂ©s ou un dĂ©mĂ©nagement, – si c’est de l’allĂ©gresse nouvelle ou un reste de vieille fiĂšvre. Tu comprends ? Il rĂ©pondit oui » de la tĂȘte, mais il me montrait une figure d’étranger, et je ne m’avisai pas, alors, qu’il pouvait souffrir. – Faire peau neuve, reconstruire, renaĂźtre, ça n’a jamais Ă©tĂ© au-dessus de mes forces. Mais aujourd’hui il ne s’agit plus de faire peau neuve, il s’agit de commencer quelque chose que je n’ai jamais fait. Comprends donc, Vial, c’est la premiĂšre fois, depuis que j’ai passĂ© ma seiziĂšme annĂ©e, qu’il va falloir vivre – ou mĂȘme mourir – sans que ma vie ou ma mort dĂ©pendent d’un amour. C’est si extraordinaire
 Tu ne peux pas le savoir
 Tu as le temps. Vial, empreint de sĂ©cheresse, obstinĂ© des pieds Ă  la tĂȘte, se refusait sans paroles Ă  toute comprĂ©hension, Ă  tout allĂ©gement. Je me sentais trĂšs fatiguĂ©e, prĂȘte Ă  reculer devant l’invasion vermeille qui se levait de la mer, mais je voulais aussi terminer cette nuit – le mot s’offrit Ă  moi, ne me quitta plus – honorablement. – Tu comprends, il faut dĂ©sormais que ma tristesse si je suis triste, ma gaĂźtĂ© si je suis gaie, se passent d’un motif qui leur a suffi pendant trente annĂ©es l’amour. J’y arrive. C’est prodigieux. C’est tellement prodigieux
 Quelquefois des accouchĂ©es, aprĂšs leur premier sommeil de dĂ©livrance, s’éveillent en recommençant le rĂ©flexe du cri
 J’ai encore, figure-toi, le rĂ©flexe de l’amour, j’oublie que j’ai rejetĂ© mon fruit. Je ne m’en dĂ©fends pas, Vial. TantĂŽt je m’écrie en dedans Ah ! mon Dieu, pourvu qu’Il soit encore lĂ  ! » et tantĂŽt Ah ! mou Dieu, pourvu qu’Il ne soit plus lĂ  ! » – Qui ? demanda Vial avec naĂŻvetĂ©. Je me mis Ă  rire, et je flattai son beau poitrail accessible, dans la chemise ouverte, au vent du matin et Ă  ma main, – ma main qui est plus vieille que moi, mais je devais bien, Ă  cette heure-lĂ , paraĂźtre son Ăąge
 – Personne, Via], personne
 Plus personne. Mais je ne suis pas morte, il s’en faut, ni insensible. On peut me faire de la peine
 Tu pourrais me faire de la peine. Tu n’es pas homme Ă  t’en contenter ? Une longue main aux doigts minces, rapide comme une patte, saisit la mienne. – Je m’en arrangerais encore, dit Vial sourdement. Ce ne fut qu’une intimidation passagĂšre. Je sus grĂ© Ă  Vial d’un pareil aveu, j’en goĂ»tai la forme un peu outrageante, l’indiscutable et directe origine. Je retirai ma main sans violence, je haussai les Ă©paules, et je voulus, comme Ă  un enfant, lui faire honte – Oh ! Vial
 Quelle fin nous verrais-tu donc, si je t’écoutais ? – Quelle fin, rĂ©pĂ©ta-t-il. Ah ! oui
 Mais la vĂŽtre, – ou la mienne. J’avoue, ajouta-t-il avec complaisance, oui, j’avoue qu’à certains moments, votre mort ne m’aurait pas dĂ©plu. Je ne trouvai rien Ă  redire Ă  un vƓu aussi traditionnel. Un lĂ©ger trĂ©buchement des prunelles, un rire vague me montraient que Vial ne renonçait pas tout Ă  fait Ă  l’espoir de se conduire en Ă©nergumĂšne, et je me mis Ă  craindre, petitement, qu’on ne surprĂźt sur mon seuil ce garçon dĂ©fait. Il fallait se hĂąter, le jour allait nous assaillir, les premiĂšres hirondelles sifflantes cernaient le toit. Une longue jonque de nuages, teinte d’un violet Ă©pais et sanguin, amarrĂ©e au ras de l’horizon, retardait seule le premier feu de l’aurore. À grand roulement de tonnerre creux et chantant, une charrette, sur le chemin de cĂŽte, annonça qu’elle menait des barriques vides. Vial releva, autour de sa barbe d’hier et de son brun visage que la veille et l’inanition verdissaient, le col de son veston blanc. Il s’appuyait d’un pied sur l’autre, comme s’il foulait de la neige, et il regarda assez longuement la mer, ma maison et deux siĂšges vides sur la terrasse. – Alors
 au revoir, madame. – Au revoir, cher Vial. Tu
 On ne te verra pas Ă  l’heure du dĂ©jeuner ? Il crut Ă  un excĂšs de prĂ©caution hostile, et fut blessĂ©. – Non. Ni demain. Je dois aller Ă  Moustier-Sainte-Marie, et de lĂ  dans des petits endroits, sur deux cents kilomĂštres de cĂŽte environ. Acheter des courtepointes provençales pour mon magasin de Paris
 Des plats de Varages qu’on m’a signalĂ©s, 
 – Oui
 Mais ce ne sont pas des adieux Ă©ternels » On se reverra, Vial ? – DĂšs que je le pourrai, madame. Il parut content d’avoir si bien rĂ©pondu en si peu de mots, et je le laissai s’en aller. Sa petite voiture dĂ©marra discrĂštement dans la profonde poussiĂšre blanche du chemin dessĂ©chĂ©. La chatte alors parut comme une fĂ©e, et j’allai dans la cuisine allumer le feu sans attendre Divine, car je tremblais de froid et je n’éprouvais que l’extrĂȘme besoin de me tremper dans une eau trĂšs chaude, dans un bain acidulĂ©, aromatique, un bain comme ceux oĂč l’on se rĂ©fugie, Ă  Paris, par les noirs matins de l’hiver. VIII Nous aimons, colons Ă©parpillĂ©s sur la cĂŽte, les dĂźners impromptus, parce qu’ils nous rĂ©unissent pour une heure ou deux et parce qu’ils ne violent pas la paix de nos demeures, le secret de notre vie d’étĂ© qui ne comporte point de rĂ©unions d’aprĂšs-midi ni de goĂ»ters Ă  cinq heures. Le protocole de la saison veut qu’un caprice unanime, plutĂŽt qu’une amicale prĂ©mĂ©ditation, rĂšgle nos rapports. Une invitation Ă  huitaine nous trouvera hĂ©sitants, Ă©vasifs Ah ! je ne sais pas si je suis libre
 Justement le gars Gignoux doit nous mener Ă  La Seyne
 » Ou bien nous travaillons, ou nous projetions d’aller justement » en forĂȘt manger du gibier braconné  Le hasard, d’habitude, confie notre vƓu de sociabilitĂ© brĂšve Ă  une voix, on ne sait d’avance laquelle. C’est celle du Grand DĂ©dĂ©, c’est le petit fifre nasillĂ© de Dorny, le bĂąillement boulimique de DaragnĂšs qui soupire Il fait creux
 » Il faut aussi que la demie de sept heures ait sonnĂ© au clocher bulbeux, qu’une derniĂšre flammĂšche du couchant, dansant au ventre des siphons, rejaillisse dans l’Ɠil vert et sorcier de Segonzac, et que des façades roses du quai, plus chaudes que l’air rafraĂźchi, sorte une vague odeur de pain. La voix nonchalante s’élĂšve – Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir Ă  manger chez la Lyonnaise ? Personne n’a bougĂ©, et pourtant la rĂ©ponse arrive, chargĂ©e de prĂ©cisions surprenantes. – Rien. Des tomates, et du jambon de pays. – Chez nous, il y a une grosse mortadelle, et du beau gorgonzola, murmure une autre voix douce qui est celle de la violoniste Morhange. Mais ça ne fait pas assez pour tous
 – Et ma soupe de mes oignons gratinĂ©e, c’est de la crotte de bique, alors ? crie ThĂ©rĂšse Dorny, ou Suzanne VillebƓuf. Segonzac alors se lĂšve, ĂŽte de son chef un chapeau de feutre antique – Mes bons messieurs, mes bonnes dames, c’est-i qu’eune virĂ©e jusqu’à chez mouĂ© vous ferait peĂ»r ? Je ne sons qu’un simple pĂ©san, j’ons ce que j’ons, mais foi de manant, j’ons le quieur sur la main et la main partout
 Le Ravissant est encore Ă  son jeu favori d’imitateur que des pieds muets, chaussĂ©s d’espadrilles, courent, et que jambon de pays, tomates et pĂȘches, fromages, tartes de frangipane, saucisson façonnĂ© en gourdin, pains longs qu’on Ă©treint comme des enfants volĂ©s, soupiĂšre chaude liĂ©e dans une serviette prennent avec nous, sur deux ou trois voitures, le chemin ravinĂ© de la colline. La manƓuvre nous est familiĂšre, vingt minutes plus tard, la table dressĂ©e sous un toit de clayonnage nous fait fĂȘte, et le vert clair-de-lune d’anciens feux de tribord, haut pendus aux branches, coule onctueux sur la feuille convexe des magnolias. Ainsi Ă©tions-nous hier soir, en haut de la colline. L’échancrure de mer, en bas, retenait une laiteuse clartĂ© qui n’avait plus sa source dans le ciel. Nous distinguions les lumiĂšres du port, immobiles, et leur reflet tremblant. Au-dessus de nos tĂȘtes, entre deux flambeaux, une longue grappe de raisin mĂ»rissant oscillait, et l’un de nous dĂ©tacha un grain blond – On vendangera tĂŽt, mais maigrement. Mon mĂ©tayer dit que nous ferons tout de mĂȘme dix hectos, affirma Segonzac avec orgueil. Chez vous, Colette ? – Je compte un tiers de rĂ©colte, il n’a pas assez plu et c’est de la trĂšs vieille vigne dix-huit cents Ă  deux mille. – Deux mille quoi ? – Litres mais je n’en ai que la moitiĂ© pour moi. – Feu de Dieu, ma bonne fille, vous allez vous mettre marchande ! – Mille litres ! soupira avec accablement Suzanne VillebƓuf, comme si on la condamnait Ă  les boire. Elle portait une robe Ă  ramages de fleurs sur un fond noir, une Ă©toffe villageoise d’Italie qu’elle avait taillĂ©e Ă  la mode de l’ancienne Provence, et personne ne pouvait expliquer pourquoi elle semblait dĂ©guisĂ©e en gitane. L’air fleurait l’eucalyptus et les pĂȘches bletties. Des bombyx et de dĂ©licats papillons des groseilliers crĂ©pitaient, brĂ»lĂ©s, dans les calices des photophores. HĂ©lĂšne ClĂ©ment, patiente, sauvait les moins atteints du bout d’une fourchette Ă  pickles, puis par pitiĂ© les donnait au chat. – Ah ! une Ă©toile filante
 – Elle est tombĂ©e sur Saint-RaphaĂ«l
 Nous avions fini de manger, et presque de parler. Un grand cruchon de verre commun et verdĂątre, Ă  ombilic saillant, se traĂźnait paresseusement autour de la table et saluait, sans se soulever, pour emplir encore nos verres d’un bon vin de Cavalaire, jeune, Ă  arriĂšre-goĂ»t de bois de cĂšdre, dont la chaleureuse vapeur rĂ©veillait quelques guĂȘpes. Notre sociabilitĂ©, contentĂ©e, Ă©tait tout prĂšs de rendre sa place, par droit de marĂ©e rĂ©guliĂšre, Ă  notre insociabilitĂ©. Les peintres, assommĂ©s de soleil, eussent cĂ©dĂ© Ă  une torpeur enfantine, mais leurs femmes, reposĂ©es l’aprĂšs-midi dans une paix de harem, tournaient de grands yeux vers le golfe et fredonnaient tout bas. – AprĂšs tout, risqua l’une d’elles, il n’est que dix heures moins le quart. – Valsez, jolies gosses » chanta un soprano timide, qui s’en tint lĂ . – Si Carco Ă©tait ici
 dit une autre voix. – Carco ne danse pas. Ce qu’il nous faudrait, c’est Vial. Sur quoi, il y eut un trĂšs court silence et Luc-Albert Moreau, agitĂ© de la crainte qu’on ne me fĂźt du mal, s’écria – C’est vrai, c’est vrai, il nous faudrait Vial ! Mais puisqu’il n’est pas lĂ , n’est-ce pas
 Eh bien, il n’est pas lĂ , voilĂ  tout ! – Il prĂ©pare son exposition de blanc et ses soldes en articles de mĂ©nage, dit avec dĂ©dain ThĂ©rĂšse, qui, cherchant Ă  louer une petite boutique rigolote », convoite le magasin parisien de Vial. – Il est Ă  Vaison, derriĂšre Avignon, dit HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Mes amis la regardĂšrent sĂ©vĂšrement. Elle tenait les yeux baissĂ©s, et nourrissait de phalĂšnes grillĂ©es, sur ses genoux, le chat noir qui ressemblait Ă  un congre. – C’est bon pour le faire crever, lui remontra Morhange, vindicative. N’est-ce pas, madame Colette ? – Mais non, pourquoi ? C’est gras et rĂŽti. Naturellement je ne ferais pas griller exprĂšs des papillons pour les chats, mais on ne peut pas empĂȘcher les bombyx de courir aux photophores. – Ni les femmes d’aller danser, soupira en se levant un long paysagiste. Allons, un tour chez Pastecchi ! Mais on rentre de bonne heure ? Une des jeunes femmes jeta un Oui ! » aigu comme un cri de cavale, des phares tournoyĂšrent sur la vigne, foudroyant çà et lĂ  un cep de mercure, un chien de sel, un livide rosier terrifiĂ©. À Luc-Albert prosternĂ© en suppliant devant une petite automobile ancienne et butĂ©e, ThĂ©rĂšse Dorny jeta en passant – Il ne tire pas, ce soir, ton Mirus ? et nos rires descendirent la cĂŽte, Ă  la file, portĂ©s par de discrĂštes voitures au point mort. À mesure que nous nous rapprochions de la mer, le golfe s’étoilait davantage. Contre mon bras nu, je sentais le bras nu d’HĂ©lĂšne ClĂ©ment. Depuis le dĂ©part de Vial, je ne l’avais pas revue sauf sur le quai, chez le libraire, Ă  l’heure du marchĂ©, Ă  l’heure de la citronnade, et jamais seule. Dans les premiers jours de la semaine, elle me tĂ©moignait un empressement, une dĂ©fĂ©rence Ă©quivalents Ă  des Eh bien ?
 Eh bien ?
qu’avez-vous fait ? Quoi de nouveau ?
 » auxquels je n’avais rien rĂ©pondu. Elle s’était – je le croyais – rĂ©signĂ©e, et songeait – mais comment ai-je pu le croire ? – Ă  autre chose
 Son bras nu, dans l’ombre, se plia sous le mien. – Madame Colette, vous savez, chuchota HĂ©lĂšne, je ne le sais que par une carte postale. – Quoi donc, mon enfant ? –Et c’est une carte postale de ma mĂšre, qui est avec papa Ă  Vaison chez ma grand’mĂšre ClĂ©ment, poursuivit-elle en enjambant ma question. Avec ma famille, ils se connaissent. Mais j’ai pensĂ© que je pouvais ne pas le dire tout Ă  l’heure
 que c’était mieux
 Je n’ai pas pu vous consulter lĂ -dessus avant dĂźner. Je pressai le bras nu, frais comme le soir – C’était mieux. Et j’admirai qu’elle sĂ»t si bien ce qui est mieux, ce qui est moins bien, j’admirai son visage plein de projets, tournĂ© vers les Ă©vĂ©nements, les arrivĂ©es, les embarcadĂšres
 Quand la nuit s’est fermĂ©e, rĂ©duisant la mer Ă  son langage de clapotis, claquements de gueule, mĂąchouillement obscur entre les ventres des bateaux amarrĂ©s, l’immensitĂ© marine Ă  un petit mur noir, bas et vertical contre le ciel, le scandale du bleu et de l’or Ă  des feux de jetĂ©e, le nĂ©goce Ă  deux cafĂ©s et Ă  un petit bazar noctambule, alors nous dĂ©couvrons que notre port est un tout petit port. Quand nous passĂąmes, un yacht Ă©tranger, en bonne place, Ă  ras de quai, exhibait sans pudeur ses cuivres, son Ă©lectricitĂ©, son pont en bois des Ăźles, son dĂźner cernĂ© d’hommes au torse nu, de femmes en robes basses Ă  grands rangs de perles, ses serveurs immaculĂ©s et qui semblaient tous vierges. Nous nous arrĂȘtĂąmes pour contempler l’arche magnifique apportĂ©e par la mer et que la mer allait reprendre quand ces gens auraient jetĂ© par-dessus bord leur derniĂšre pelure de fruit, et pavoisĂ© l’eau de leurs journaux flottants. – VĂ©, dis, passe la cigarette, leur cria du quai un garçon en savates. Un des passagers exposĂ©s se tourna pour toiser l’enfant perchĂ© sur la passerelle, et ne rĂ©pondit pas. – VĂ©, dites, Ă  quelle heure c’est que vous faites l’amour ? Si c’est tard, j’ai peur de pas pouvoir rester jusque-là
 Il s’envola, rĂ©compensĂ© par nos rires. Cent mĂštres plus loin, dans l’aisselle de la jetĂ©e, Pastecchi tient bal et dĂ©bit de boissons. Le coin est bon, garĂ© du vent. Il est beau, puisqu’il regarde Ă  la fois un pan de mer prisonniĂšre, les tartanes relevĂ©es de bandes peintes, et les maisons plates Ă  base Ă©patĂ©e, d’un lilas tendre et d’un rose de tourterelle. Un petit homme Ă©reintĂ©, qui a l’air paresseux et qui se repose rarement, veille sur la nuditĂ© d’une salie rectangulaire, comme s’il Ă©tait chargĂ© d’en Ă©carter toute parure. On n’y voit pas une guirlande aux murs, pas un bouquet sur le coin du comptoir, ni une couleur neuve, ni un jupon de papier autour des ampoules Ă©lectriques. Comme dans une chapelle mortuaire pour pauvres, c’est sur le catafalque que s’amasse un faste de fleurs et de superfluitĂ©. Je nomme catafalque le piano mĂ©canique, ancien, Ă©prouvĂ© par le temps, d’un noir de vieux frac. Mais il n’est aucun de ses panneaux qui n’encadre, peints au naturel, Venise, le Tyrol, un lac sous la lune, Cadix, des glycines et des rubans bleus. Il avale, par une mince bouche bordĂ©e de cuivre, des jetons de vingt centimes, et les rend au centuple en polkas mĂ©talliques, en javas de fer-blanc terne, trouĂ©e de grands trous de silences phtisiques. C’est une musique creuse, d’une rigueur si funĂšbre que nous ne la supporterions pas sans danseurs. DĂšs que les premiĂšres mesures prĂ©cipitent, dans le coffre, un effondrement rythmĂ© de vieux sous, de morceaux de verre et de peignes de plomb, un couple, deux couples, dix couples de danseurs tournent, obĂ©issants, et si l’on n’entend pas glisser les semelles de chanvre, on perçoit le bruissement soyeux des pieds nus. J’écris danseurs, et non danseuses. Elles sont, Ă  la JetĂ©e, une minoritĂ© nĂ©gligĂ©e. Jolies, hardies et le cou rasĂ©, elles apprennent des touristes le chic de la jambe hĂąlĂ©e et du foulard sans pareil. Mais quand l’étrangĂšre » vient au bal, le soir, en espadrilles, la fille du pays chausse son pied nu de souliers vernis. Nous nous serrĂąmes tous, sur les bancs de bois chancelants, autour d’un marbre fendu. Encore fallut-il que de jeunes ouvriers de l’usine et deux marins reculassent, pour nous faire place, leurs reins de matous et leurs verres pleins d’anis. HĂ©lĂšne ClĂ©ment cala son Ă©paule nue, sa hanche et sa longue jambe contre une jeune bĂȘte de mer polie comme un bois prĂ©cieux, avec la sĂ©curitĂ© d’une fille qui ne s’est jamais trouvĂ©e, au creux d’un chemin dĂ©sert, Ă  trois pas d’un inconnu muet, immobile et les mains ballantes. Quelques hommes tiennent pour impudence, chez HĂ©lĂšne, ce qui n’est que puretĂ© persistante. Elle se releva promptement, et s’en alla valser aux bras du matelot bleu, qui dansait comme font les garçons ici, c’est-Ă -dire sans paroles, liĂ© Ă  sa danseuse d’une Ă©treinte Ă©troite et impersonnelle, en portant haut son visage oĂč rien ne se lisait. Autour d’un si beau couple tournaient, sous le chĂątiment de l’exĂ©crable illumination, quelques habituĂ©s de la cĂŽte, deux SuĂ©dois, – mari et femme, frĂšre et sƓur ? – tout en vermeil pĂąle des chevilles aux cheveux, des TchĂ©co-Slovaques massifs, traitĂ©s selon le minimum de ciselure corporelle, deux ou trois Allemandes nouvelle maniĂšre, maigres, demi-nues, noiraudes et chaudes Ă  l’Ɠil, autant de taches colorĂ©es sur un fond sombre d’adolescents sans linge, le cou pris dans un mince tricot noir, de matelots bleus comme la nuit, de dĂ©bardeurs de tartanes Ă©pais et lĂ©gers en airain rougeĂątre, hĂ©ros de la danse
 Ils valsaient entre eux, sous l’attention impure d’un public venu de loin pour les voir. Deux amis, jumeaux par la stature, par les pieds dĂ©liĂ©s, la similitude du sourire, qui ne daignaient pas, de tout l’étĂ© inviter une garce de Paris », vinrent se reposer prĂšs de nous, acceptĂšrent du grand DĂ©dĂ© qui les admirait une bouteille de gazeuse, rĂ©pondirent, Ă  une question indiscrĂšte » Nous dansons nous deux parce que les filles, elles dansent pas assez bien », et s’en allĂšrent renouer leurs bras, mĂȘler leurs genoux. Une brune frĂ©nĂ©tique aux cheveux droits, en fichu jaune, venue telle quelle, en automobile, d’une plage voisine, trinquait du ventre avec un distant ouvrier, qui la tenant aux reins semblait ne pas la voir. Un noir jeune homme enchanteur, en chemise de pilou gris dĂ©chirĂ©e, comme chevillĂ© Ă  un autre jeune homme fin, vide, immatĂ©riel, plus blanc Ă  cause d’un foulard rouge serrĂ© en haut du cou sous l’oreille, nous jetait en passant des regards de dĂ©fi, et un mulĂątre en forme de marteau, – les Ă©paules dĂ©mesurĂ©es, la taille Ă  passer dans une jarretiĂšre, – portait sur son cƓur, soulevĂ© de terre, un enfant presque endormi de giration, qui laissait baller sa tĂȘte et pendre ses bras
 Point d’autre vacarme que celui du billon, de la vaisselle et des dominos moulus ensemble dans le piano mĂ©canique. On ne vient pas Ă  la JetĂ©e pour causer, ni mĂȘme pour se saouler. À la JetĂ©e, on danse. Les fenĂȘtres ouvertes laissaient entrer l’odeur des Ă©corces de melon flottantes sur l’eau du port ; entre deux moitiĂ©s de tangos, un long soupir annonçait qu’une vague, nĂ©e au large, achevait de mourir Ă  quelques pas de nous. Mes jeunes compagnes regardaient tourner les couples mĂąles. Dans leur excĂšs d’attention, je pouvais lire ensemble la dĂ©fiance et le penchant qu’elles ont pour les Ă©nigmes. Le grand DĂ©dĂ©, rapetissant son Ɠil vert, prenait un calme plaisir, penchait de cĂŽtĂ© la tĂȘte, disait de temps en temps – C’est joli
 C’est joli. C’est dĂ©jĂ  gĂątĂ©, mais c’est joli. L’étĂ© qui vient, ils danseront parce que Volterra les regardera danser
 La petite tzigane VillebƓuf tournoya Ă  son tour comme une corolle. Nous nous gardions de parler, Ă©tourdis de tournoiement et de dĂ©plaisante lumiĂšre. Le vent de la danse collait au plafond un voile de fumĂ©e qui essayait, Ă  chaque pause, de redescendre, et je me souviens que j’étais contente de ne presque pas penser, d’acquiescer Ă  la musique concassĂ©e, au petit vin blanc de l’annĂ©e qui tiĂ©dissait sitĂŽt versĂ©, Ă  la chaleur grandissante, qui s’enrichissait d’odeurs
 Le gros tabac triomphait, puis reculait devant la menthe verte, qui s’effaçait sous un rugueux relent de vĂȘtements trempĂ©s dans la saumure ; mais au passage un torse brun, gainĂ© d’un petit justaucorps de tricot sans manches, fleurait le copeau de santal, et la porte battante de la cave libĂ©rait la vapeur du vin Ă©gouttĂ© sur le sable
 Une bonne Ă©paule d’ami m’étayait, et j’attendais que la satiĂ©tĂ© me rendĂźt la force et l’envie de me lever, de retourner vers mon royaume exigu, vers les chats anxieux, la vigne, les noirs mĂ»riers
 Je n’attendais que cela
 encore une minute, et je m’en vais
 que cela, vraiment
 – Y a pas, dit une jeune femme couleur de cannelle, c’est Vial qu’il nous aurait fallu, ce soir. – RamĂšne-moi chez moi, HĂ©lĂšne, dis-je en me levant, tu sais bien que je ne peux pas conduire la nuit. Je me rappelle qu’elle me conduisit trĂšs doucement, Ă©vitant les pierres et les trous qui nous sont familiers, et qu’elle orienta ses phares, Ă  l’arrivĂ©e, de maniĂšre qu’ils Ă©clairassent l’allĂ©e. En chemin, elle me parla bal, tempĂ©rature et vicinalitĂ©, sur un ton si contenu, si gros de sollicitude et de prĂ©venance que lorsqu’elle se risquait Ă  me demander d’une voix Ă©mue – Est-ce que ça ne fait pas trois ans qu’on n’a comblĂ© ces deux trous-lĂ  ? J’étais tentĂ©e de lui rĂ©pondre – Non, merci, HĂ©lĂšne, je n’ai pas besoin de ventouses ce soir, et la potion bromurĂ©e est inutile. Je la devinais pleine de zĂšle et de soins, comme si elle eĂ»t palpĂ© sur moi une meurtrissure indolore, un sang rĂ©pandu que moi-mĂȘme je ne sentais pas. C’est pour la remercier que je lui dis, quand elle courut ouvrir ma grille qui n’a point de serrure, tandis que je dĂ©posais Ă  terre ma brabançonne ĂągĂ©e – Tu Ă©tais superbe ce soir, HĂ©lĂšne, encore mieux que le mois dernier. Elle se tint toute droite de fiertĂ© devant les phares – Oui ? Je sens que c’est vrai, madame Colette. Et ce n’est pas fini Ça ne fait que commencer. Je crois
 Elle levait le doigt comme un grand ange de combat, debout au centre d’un halo blanc. À bout de mystĂšre elle tourna la tĂȘte vers le DĂ© »  – Ah oui ?
 fis-je vaguement, et je me hĂątai sur l’allĂ©e, avec une sorte de rĂ©pugnance pour tout ce qui n’était pas mon gĂźte, l’accueil des bĂȘtes, le linge frais, une caverne de silence
 Mais HĂ©lĂšne s’élança, me saisit au coude, et je ne vis plus, devant nous, que deux ombres dĂ©mesurĂ©es d’un bleu d’encre, qui couchĂ©es et rampantes sur la terre se brisaient au pied de la façade, l’escaladaient verticales et gesticulaient sur le toit – Madame, c’est fou, c’est stupide, mais sans raison aucune j’ai une
 j’ai un pressentiment
 comme un grand espoir
 Madame, je vous suis trĂšs dĂ©vouĂ©e, vous savez
 Madame, vous comprenez tout
 Sa longue ombre donna Ă  mon ombre plus courte un baiser incohĂ©rent qui tomba quelque part dans l’air, et elle me quitta en courant. IX Je viens de classer des Papiers dans le secrĂ©taire du cher papa. J’y ai trouvĂ© toutes les lettres que je lui Ă©crivais de la Maison Dubois aprĂšs mon opĂ©ration, et tous les tĂ©lĂ©grammes que tu lui envoyais pendant la pĂ©riode oĂč je ne pouvais lui Ă©crire. Il avait tout gardĂ©, que j’ai Ă©tĂ© Ă©mue ! Mais, me diras-tu, c est tout naturel qu’il ait conservĂ© cela. Pas si naturel, va, tu verras
 Les deux ou trois courts voyages que j’ai faits Ă  Paris pour te voir, avant sa mort, quand j’en revenais je retrouvais mon cher Colette diminuĂ©, creusĂ©, mangeant Ă  peine
 Ah ! quel enfant ! Quel dommage qu’il m’ait autant aimĂ©e ! C’est son amour pour moi qui a annihilĂ©, une Ă  une, toutes ses belles facultĂ©s qui l’auraient poussĂ© vers la littĂ©rature et les sciences. Il a prĂ©fĂ©rĂ© ne songer qu’à moi, se tourmenter pour moi, et c’est cela que je trouvais inexcusable. Un si grand amour ! Quelle lĂ©gĂšretĂ© ! Mais, de mon cĂŽtĂ©, comment veux-tu que je me console d’avoir perdu un ami aussi tendre ?
 » Une pluie douce tombe depuis deux heures, et va cesser. DĂ©jĂ  tous les signes cĂ©lestes se disputent la fin de l’aprĂšs-midi. Un arc-en-ciel a tentĂ© de franchir le golfe ; rompu Ă  mi-chemin contre un solide amas de nuages orageux, il brandit en l’air un reste merveilleux de cintre dont les couleurs meurent ensemble. En face de lui, le soleil, sur des jantes de rayons divergents, descend vers la mer. La lune croissante, blanche dans le plein jour, joue entre des flocons de nues allĂ©gĂ©es. C’est la premiĂšre pluie de l’étĂ©. Qu’y gagnera la vendange ? Rien. Le raisin est quasi mĂ»r. La petite aurore me le livre froid, perlĂ©, Ă©lastique et giclant sucrĂ© sous la dent
 Les pins filtrent l’ondĂ©e ralentie ; en dĂ©pit de leur baume, des orangers mouillĂ©s et de l’algue sulfureuse qui fume en bordure de mer, l’eau du ciel gratifie la Provence d’une odeur de brouillard, de sous-bois, de septembre, de province du Centre. La grande raretĂ© qu’un horizon brumeux sous ma fenĂȘtre ! Je vois le paysage trembler, comme Ă  travers une montĂ©e de larmes. Tout est nouveautĂ© et douce infraction, jusqu’au geste de ma main qui Ă©crit, geste depuis si longtemps nocturne. Mais il fallait bien fĂȘter Ă  ma maniĂšre la pluie, – et puis je n’ai de goĂ»t, cette semaine, que pour ce qui ne me plaĂźt guĂšre. L’averse se retire sur les Maures. Tous les hĂŽtes de ma maison chantent la fin du mauvais temps. Une action de grĂąces, fleurie de PeuchĂšre » de Dieu garde » et de JĂ©sus, je succombe !» s’envole de la cuisine. La Chatte, au bord d’une flaque, cueille des gouttes d’eau dans le creux de sa petite main de chat et les regarde ruisseler ainsi ferait, jouant avec son collier, une jeune fille
 Mais le Matou, qui avait oubliĂ© la pluie, ne l’a pas encore reconnue. Il l’étudie, assis sur le seuil, parcouru de frissons. Un vague sourire commence Ă  paraĂźtre sur son pur et stupide visage. Si le mauvais temps persĂ©vĂ©rait, il ne manquerait pas de s’écrier, tout rayonnant de suffisance » J’ai compris ! Je me souviens ! Il pleut. » Quant Ă  cette grande bringue dĂ©sossĂ©e, sa fille, – qu’on appelle, en mĂ©moire d’une Ă©poque oĂč elle avait six semaines, la Toute-Petite – par pluie ou soleil, elle chasse. Elle est chargĂ©e de meurtres et peu liante. Sa fourrure, plus claire qu’un sang bleu comme le sien ne l’autorise, est pareille Ă  la gelĂ©e blanche sur un toit d’ardoises. Une capiteuse odeur de sang d’oiseau, d’herbe foulĂ©e et de grenier chaud la suit, et sa mĂšre s’écarte d’elle comme d’un renard. Que je demeure seulement une huitaine de jours sans Ă©crire, ma main dĂ©sapprend l’écriture. Depuis huit ou dix jours, – exactement depuis le dĂ©part de Vial, – j’ai eu beaucoup de travail, – il est plus juste d’écrire j’ai beaucoup travaillĂ©. Le fossĂ© mitoyen qui draine les eaux superflues de l’hiver, je l’ai approfondi, curĂ©. VĂ©, ce n’est pas la saison ! » me reprochait Divine. Mentionnons encore un sarclage, pĂ©nible en terre dure, le rinçage des dames-jeannes en verre clissĂ©. J’ai aussi huilĂ©, frottĂ© d’émeri les cisailles Ă  vendange. Trois journĂ©es de grande chaleur nous ont retenus prĂšs de la mer, dans la mer, heureux sous sa courte houle fraĂźche et lourde. À peine sĂ©chĂ©s, nos bras et nos jambes se couvraient d’un givre de sel fin. Mais, atteints, domptĂ©s par le soleil, nous sentons qu’il ne nous vise plus des mĂȘmes points du ciel. À l’aube, ce n’est plus l’eucalyptus qui devant ma fenĂȘtre divise, au sortir de la mer, le premier segment du soleil, c’est un pin voisin de l’eucalyptus. Combien sommes-nous Ă  voir le jour paraĂźtre ? Ce vieillissement de l’astre, qui chaque matin abrĂšge sa course, demeure secret. Il suffit Ă  mes camarades parisiens, et aux Parisiens qui ne sont pas mes camarades, que le couchant emplisse longuement le ciel, occupe et couronne l’aprĂšs-midi
 Parlerai-je de deux excursions qui nous virent, nombreux et gais, contents de partir, plus contents de revenir ? J’aime les vieux villages provençaux qui Ă©pousent la pointe de leurs collines. La ruine y est sĂšche, saine, dĂ©pouillĂ©e d’herbe et de moisissure verte, et seul le gĂ©ranium-lierre fleuri de rose pend Ă  la noire oreille bĂ©ante d’une tour. Mais en Ă©tĂ© je me lasse vite, Ă  m’enfoncer dans les terres ; j’ai tĂŽt soif de la mer, de l’inflexible suture horizontale, bleu contre bleu
 Je crois que c’est tout. Vous trouvez que c’est peu ? Peut-ĂȘtre ne vous trompez-vous pas. Peut-ĂȘtre suis-je impuissante Ă  vous peindre ce que moi-mĂȘme je ne dĂ©mĂȘle pas clairement. Je confonds parfois silence et grand bruissement intĂ©rieur, lassitude et fĂ©licitĂ©, et c’est presque toujours un regret qui m’arrache un sourire. Depuis le dĂ©part de Vial, je m’applique beaucoup Ă  la sĂ©rĂ©nitĂ©, et naturellement je ne lui apporte que des matĂ©riaux de bonne origine, les uns pris dans un passĂ© frais encore, les autres dans mon prĂ©sent qui s’éclaire, – les meilleurs, je te les mendie, ma trĂšs chĂšre. De sorte que ma sĂ©rĂ©nitĂ©, Ă©difiĂ©e sans gĂ©nie spontanĂ©, a la figure non point factice mais laborieuse des Ɠuvres oĂč on met trop de conscience. Je lui crierais Allons ! enivre-toi ! Titube ! » si j’étais certaine qu’elle aura le vin gai. Quand Vial Ă©tait ici, pendant deux Ă©tĂ©s consĂ©cutifs, sa prĂ©sence
 Non, je parlerais mal de lui. Je te remets le soin, ma compagne subtile, de louer un Vial que tu n’as pas connu. Je te quitte pour aller jouer aux Ă©checs avec mon petit marchand de laine. Tu le connais. C’est ce petit gros homme vilain qui vend tristement toute la journĂ©e des boutons et de la laine Ă  repriser, et il ne dit pas un mot. Mais, ĂŽ surprise ! il joue finement aux Ă©checs. Nous jouons dans son arriĂšre-boutique oĂč il y a un poĂȘle, un fauteuil qu’il m’avance, et sur la fenĂȘtre qui donne sur une courette, deux pots de gĂ©raniums trĂšs beaux, de ces gĂ©raniums incomprĂ©hensibles qu’on trouve dans les pauvres logis et chez les garde-barriĂšres. Je n’ai jamais pu avoir les pareils, moi qui leur donne l’air, l’eau pure et qui fais tous leurs caprices. Je vais donc jouer trĂšs souvent chez mon petit marchand de laine. Il m’attend fidĂšlement. Il me demande chaque fois si je veux une tasse de thĂ©, parce que je suis une dame » et que le thĂ© est une boisson distinguĂ©e. Nous jouons, et je pense Ă  ce qui est emprisonnĂ© dans ce petit gros homme. Qui le saura jamais ? Cela me rend curieuse. Mais je dois me rĂ©signer Ă  ne jamais le savoir, encore bien contente d’ĂȘtre certaine qu’il y a quelque chose, et d’ĂȘtre seule Ă  le savoir. » GoĂ»t, divination du trĂ©sor caché  SourciĂšre, elle allait droit Ă  ce qui ne brille que secrĂštement, eau qui languit loin de la lumiĂšre, filon dormant, cƓurs Ă  qui toute chance d’éclosion est retirĂ©e. Elle Ă©coutait le liquide sanglot, le long tintement souterrain, le soupir
 Ce n’est pas elle qui eĂ»t brutalement questionnĂ© Vial, tu t’es donc attachĂ© Ă  moi ? » De pareils mots flĂ©trissent tout
 Eh quoi, des regrets ? Ce garçon ordinaire ?
 Il n’y a point de castes en amour. Demande-t-on Ă  un hĂ©ros Petit marchand de laine, m’aimez-vous ? » Pousse-t-on, avec cette hĂąte, toutes choses vers leur fin ? Quand je me levais, petite fille, vers sept heures, Ă©blouie que le soleil fĂ»t bas, que les hirondelles se tinssent encore en file sur la gouttiĂšre et que le noyer ramassĂąt sous lui son ombre glaciale, j’entendais ma mĂšre s’écrier » Sept heures ! mon Dieu, qu’il est tard ! » Je ne la rejoindrai donc jamais ? Libre, volant haut, elle nomme l’amour constant, exclusif Quelle lĂ©gĂšretĂ© ! » et puis dĂ©daigne de s’expliquer longuement. À moi de comprendre. Je fais ce que je peux. Il serait grand temps de l’approcher autrement que dans l’amitiĂ© que je professe pour des travaux sans urgence ni grandeur, et de dĂ©passer ce que nous appelions autrefois, enfants irrĂ©vĂ©rencieux, le culte de la petite casserole bleue ». Elle ne saurait se contenter – ni moi – de savoir que parfois je contemple, je caresse tout ce qui passe par mes mains. D’autres jours, je me vois poussĂ©e hors de moi-mĂȘme et forcĂ©e de concĂ©der une large hospitalitĂ© Ă  ceux qui, m’ayant cĂ©dĂ© leur place sur la terre, ne se sont qu’en apparence immergĂ©s dans la mort. L’onde de fureur qui monte en moi et me gouverne comme un plaisir des sens voilĂ  mon pĂšre, sa blanche main italienne tendue vers les lames, refermĂ©e sur le poignard Ă  ressort qui ne le quittait pas. Mon pĂšre encore, la jalousie qui me rendit, autrefois, si incommode
 Docilement, je remets mes pas dans la trace des pas, Ă  jamais arrĂȘtĂ©s, qui marquaient leur chemin du jardin au cellier, du cellier Ă  la pompe, de la pompe au grand fauteuil comblĂ© de coussins, de livres Ă©carquillĂ©s et de journaux. Sur cette voie foulĂ©e, Ă©clairĂ©e d’un rayon fauchant et bas, le premier rayon du jour, j’espĂšre apprendre pourquoi il ne faut jamais poser une seule question au petit marchand de laine, – je veux dire Vial, mais c’est le mĂȘme parfait amant, – pourquoi le vrai nom de l’amour, qui refoule et condamne tout autour de lui, est lĂ©gĂšretĂ© ». Je me souviens d’un soir, – il y a tantĂŽt huit jours, et c’est le soir qu’HĂ©lĂšne me ramena du bal – oĂč je crus laisser sur le chemin, aux bras de l’ombre d’HĂ©lĂšne refermĂ©s sur les Ă©paules de mon ombre, un reliquat qui ne lui Ă©tait pas prĂ©cisĂ©ment destinĂ©, mais dont il importait que je me dĂ©lisse, – vieux rĂ©flexes, servitudes, aberrations inoffensives
 HĂ©lĂšne partie, j’ouvris sur la vigne la porte de l’enclos, et j’appelai les miens Miens ! » Ils accoururent, baignĂ©s de lune, pĂ©nĂ©trĂ©s des baumes qu’ils prennent aux perles de la rĂ©sine, aux menthes velues, divinisĂ©s par la nuit, et je m’étonnai une fois encore que, si libres et si beaux, maĂźtres d’eux-mĂȘmes et de cette heure nocturne, ils choisissent d’accourir Ă  ma voix
 Puis je rangeai la chienne dans son tiroir de commode ouvert, et j’installai devant moi, sur mon lit, la table bassette aux sabots de caoutchouc, j’orientai l’abat-jour de porcelaine, dont le feu vert rĂ©pondait, de loin, Ă  la lampe rouge que Vial allumait dans le DĂ© ». – Vous ĂȘtes feu de tribord, et moi de bĂąbord, plaisantait Vial. – Oui, rĂ©pondais-je, nous ne regardons jamais l’un vers l’autre. Puis je dĂ©coiffai la pointe d’or adoucie d’un de mes stylographes, le meilleur coureur, et je n’écrivis pas. Je me laissai panser par la nuit qui se fait longue. Plus longue encore sera la nuit prochaine, et la suivante. Les nuits, les corps s’étirent, la fiĂšvre d’étĂ© les quitte. Et je me disais que, si je me fiais au dĂ©cor, – la nuit noire, la solitude, les bĂȘtes amies, un grand cercle de champs et de mer tout autour – j’étais dĂ©sormais pareille Ă  celle que je dĂ©crivis maintes fois, vous savez, cette femme solitaire et droite, comme une rose triste qui d’ĂȘtre dĂ©feuillĂ©e a le port plus fier. Mais je ne me fie plus Ă  mes apparences, ayant connu le temps oĂč, tandis que je peignais cette isolĂ©e, j’allais page Ă  page montrer mon mensonge Ă  un homme en lui demandant Est-ce bien menti ? » Et je riais, en cherchant du front l’épaule de l’homme, sous son oreille que je mordillais, car incurablement je croyais avoir menti
 Mordant le bout croquant et frais de l’oreille, pressant l’épaule, je riais tout bas. Tu es lĂ , n’est-ce pas, tu es lĂ  ? » DĂ©jĂ  je ne tenais qu’une fallacieuse Ă©paisseur. Pourquoi fĂ»t-il restĂ© ? Je lui inspirais confiance. Il savait qu’on peut me laisser seule avec les allumettes, le gaz et les armes Ă  feu. La grille a chantĂ©. Sur l’allĂ©e, oĂč l’eau du ciel fume en Ă©pousant la terre chaude, une jeune femme marche vers ma maison, en secouant au passage les grands plumages pleureurs des mimosas. C’est HĂ©lĂšne. Depuis le dĂ©part de Vial, elle ne nous rejoint plus au bain du matin, oĂč elle rencontre, malgrĂ© la protection dont je la couvre, quelques froids visages, car je compte parmi mes amis des ĂȘtres d’une simplicitĂ© redoutable, qui comprennent mal le son des paroles, ayant reçu mission d’entendre cheminer les pensĂ©es. HĂ©lĂšne va partir bientĂŽt pour Paris. Quand j’en ai donnĂ© la nouvelle, la petite voix de Morhange m’a seule rĂ©pondu – Ah ! tant mieux, cette bringue !
 Je ne l’aime pas, elle n’est pas bonne. J’ai insistĂ© pour connaĂźtre la raison d’une si vive antipathie. – Non, elle n’est pas bonne, dit Morhange. Et la preuve, c’est que je ne l’aime pas. * * * Un grand vent s’est levĂ© sur le soir. Il a sĂ©chĂ© la pluie, emportĂ© les grosses outres molles des nuages ballonnĂ©s, porteurs de bĂ©nigne humiditĂ©. Il souffle du nord, parle de sĂ©cheresse, de neige lointaine, d’une saison rigide, invisible, dĂ©jĂ  installĂ©e lĂ -haut sur les Alpes. Les bĂȘtes, assises, le regardent gravement passer sans fin au delĂ  de la fenĂȘtre noire
 Peut-ĂȘtre qu’elles pensent Ă  l’hiver. C’est le premier soir que nous nous rĂ©unissons en cercle plus serrĂ©. Les chats m’attendaient sous l’auvent de roseaux, quand je suis rentrĂ©e. J’ai dĂźnĂ© chez mes voisins d’en face, couple jeune qui bĂątit son nid avec une gravitĂ© religieuse. Ils sont si Ă©mus encore de leurs nouveaux biens que je me hĂąte de les laisser seuls, afin que derriĂšre moi ils puissent reprendre le compte de leurs trĂ©sors acquis, et s’aventurer parmi leurs convoitises frĂ©missantes. Chez eux, aprĂšs le dĂźner, on apporte dans la salle basse, sous le plafond de grosses solives, un berceau vide, qu’on emplit d’un petit enfant rond et rose comme un radis, fait Ă  sa mesure. Alors je sais qu’il est dix heures et je rentre chez moi. HĂ©lĂšne n’est pas restĂ©e longtemps cet aprĂšs-midi. Elle venait m’annoncer qu’elle prenait la route, comme elle dit, dans sa voiture cinq-chevaux, en compagnie d’une camarade capable de la relayer au volant et de changer une roue. – Vial ne bouge pas de Paris, madame Colette. Il travaille comme un cheval Ă  sa grande affaire des Quatre-Quartiers
 J’ai ma police, ajouta-t-elle. – Pas trop de police, HĂ©lĂšne, pas trop de police. – N’ayez pas peur ! Ma police, c’est papa, et il pilote Vial dans des petits chemins
 Vial aura besoin de papa, l’hiver prochain, si le ministĂšre ne tombe pas, parce que papa est camarade de collĂšge avec le ministre
 Le tout est que le ministĂšre ne tombe pas avant que les Quatre-Quartiers aient mis Vial Ă  la direction de leurs ateliers
 Elle me serrait les mains, et il lui Ă©chappa un mot de passion – Ah ! madame, j’aimerais tant l’aider ! Elle aura Vial. J’ai essayĂ©, ces derniers jours de lui conseiller la prudence dans la poursuite, – c’est dignitĂ© » et non prudence » que je pensais – et un style stratĂ©gique diffĂ©rent. Mais elle a balayĂ© mes avis d’un grand geste de son bras nu, et elle hochait la tĂȘte Ă  grands hochements assurĂ©s. Alors j’ai bien vu que je n’y connaissais rien. Elle a une maniĂšre de me dire N’ayez pas peur ! » qui est tendre et superbe. Pour un peu elle ajouterait Du moment que vous n’ĂȘtes plus dans le voisinage de Vial, j’en fais mon affaire. » Depuis deux ou trois semaines, je me suis parfois reposĂ©e sur la fiertĂ© du pouvoir, si je voulais nuire. Je m’en arrangerais encore », disait Vial sourdement. Nous nous vantions tous deux. HĂ©lĂšne aura Vial, et ce sera justice, – ma main ne partait-elle pas pour Ă©crire et ce sera bien fait ?
 Il vente, dehors, sans une goutte d’eau. J’y perdrai le restant de mes poires, mais la vigne alourdie se moque du mistral Auras-tu hĂ©ritĂ© de mon amour pour les tempĂȘtes et tous les cataclysmes de la nature ? » m’écrivait ma mĂšre. Non. Le vent, d’habitude, refroidit mes pensĂ©es, me dĂ©tourne du prĂ©sent, et me rebrousse dans le sens unique du passĂ©. Mais ce soir le prĂ©sent ne se raccorde pas, par une articulation aimable, Ă  mon passĂ©. Depuis le dĂ©part de Vial, il me faut, de nouveau, prendre patience, avancer sans me retourner, et ne faire volte-face qu’à bon escient, dans six mois, dans trois semaines
 Quoi, tant de prĂ©cautions ? Oui, tant de prĂ©cautions, et la crainte de toute hĂąte, et une lente chimie, – soignons les crus de mes souvenirs. Un jour, je me verrai humant l’amour dans mon passĂ©, et j’admirerai les grands troubles, les guerres, les fĂȘtes, les solitudes
 L’amer avril, son vent fiĂ©vreux, son abeille prise Ă  la glu d’un bourgeon brun, son odeur d’abricotier fleuri agenouilleront devant moi le printemps lui-mĂȘme tel qu’il fit irruption dans ma vie, dansant, en pleurs, insensĂ©, meurtri Ă  ses propres Ă©pines
 Mais je songerai peut-ĂȘtre J’ai eu mieux. J’ai eu Vial. » Vous vous Ă©tonnerez Comment, ce petit homme, qui a dit trois paroles et s’en va ? Vraiment, ce petit homme, oser le comparer a
 » Cela ne se discute pas. Quand vous vantez Ă  une mĂšre la beautĂ© d’une de ses filles, elle sourit en elle-mĂȘme parce qu’elle pense que c’est la laide qui est la plus jolie. Je ne chante pas Vial sur un mode lyrique, je le regrette. Oui, je le regrette. Je n’aurai besoin de le grandir que quand je le regretterai moins. Il descendra – ma mĂ©moire ayant achevĂ© son capricieux travail qui ĂŽte souvent Ă  un monstre sa bosse, sa corne, efface un mont, respecte un fĂ©tu, une antenne, un reflet, – il descendra prendre sa place dans des profondeurs oĂč l’amour, superficielle Ă©cume, n’a pas toujours accĂšs. Alors je penserai Ă  lui en me rĂ©pĂ©tant que je me suis dessaisie de lui, que j’ai donnĂ© Vial Ă  une jeune femme, d’un geste qui avait, ma foi, une belle allure de faste et de gaspillage. DĂ©jĂ , si je relis ce que j’ai Ă©crit il y a tantĂŽt trois semaines, j’y trouve Vial mal peint, avec une exactitude qui appauvrit son contour. En ces jours passĂ©s je pensais beaucoup Ă  Vial. Aujourd’hui, je pense bien plus Ă  moi, puisque je le regrette
 O cher homme, notre amitiĂ© difficile est encore trĂ©buchante, quel bonheur !
 Laisse-moi, ma trĂšs chĂšre, jeter encore une fois mon cri
 Quel bonheur ! C’est fait, je me tais. À toi de me rappeler au silence. Parle, prĂšs de mourir, parle au nom de ton protocole inflexible, au nom de la vertu unique que tu nommais le vĂ©ritable comme-il-faut ». Eh bien non, je l’ai trompĂ©e, pour avoir la paix. La vieille JosĂ©phine ne couche pas Ă  la petite maison. J’y dors seule. Épargnez-moi, tous ! Ne venez pas me raconter, toi et ton frĂšre, des histoires de cambrioleurs et de mauvais passants. En fait de visites nocturnes, il n’y en a plus qu’une qui doit passer mon seuil, vous le savez bien. Donnez-moi un chien, si vous voulez. Oui, un chien cela va encore. Mais ne m’imposez pas, la nuit, d’ĂȘtre enfermĂ©e avec quelqu’un ! J’en suis Ă  ne plus supporter chez moi le sommeil d’un ĂȘtre humain, quand cet ĂȘtre humain je ne l’ai pas fait moi-mĂȘme. Ma morale Ă  moi me le dĂ©fend. C’est le dernier dĂ©mariage que de bannir de chez soi, surtout d’un petit logis, le lit dĂ©fait, un seau de toilette, le passage d’un individu – homme ou femme – en chemise de nuit. Pouah ! Non, non, plus de compagnie nocturne, de respiration Ă©trangĂšre, plus cette humiliation du rĂ©veil simultanĂ© ! Je choisis de mourir, c’est plus convenable. Et ayant fixĂ© mon choix, je suis toute Ă  la coquetterie. Tu te souviens qu’à l’époque de mon opĂ©ration, je m’étais fait faire deux grandes blouses de lit, en flanelle blanche ? Je viens, avec les deux, d’en faire confectionner une seule. Pourquoi donc ? Mais, pour m’ensevelir. Elle a un capuchon, garni de dentelle autour, de la vĂ©ritable dentelle de fil, – tu sais si j’ai horreur de toucher de la dentelle de colon. La mĂȘme dentelle aux manches, et autour du collet il y a un collet. Ce genre de prĂ©cautions fait partie de mon sentiment du strict comme-il-faut. J’ai dĂ©jĂ  assez de regret que Victor ConsidĂ©rant ait cru devoir donner, Ă  ma belle-sƓur Caro, un magnifique cercueil en bois d’ébĂšne, avec des poignĂ©es d’argent, qu’il avait fait tailler sur mesures pour sa propre femme. Mais celle-ci, enflĂ©e, n’y put entrer. Ma grande bĂȘte de Caro, Ă©pouvantĂ©e d’un pareil cadeau, l’a donnĂ© Ă  sa femme de mĂ©nage. Que ne me l’a-t-elle donnĂ© Ă  moi ? J’aime le luxe, et vois-tu comme j’aurais Ă©tĂ© bien logĂ©e lĂ -dedans ? Ne va pas l’impressionner de cette lettre, elle vient en son temps, elle est ce qu’il faut qu’elle soit. Combien ai-je encore devant moi de parties d’échecs ? Car je joue encore, de loin en loin, avec mon petit marchand de laine. Il n’y a rien de changĂ©, sauf que c’est moi maintenant qui joue moins bien que lui, et qui perds. Quand je serai devenue trop impotente et disgracieuse, je renoncerai Ă  cela comme je renonce au reste, par dĂ©cence. » Il fait bon prendre une pareille leçon de maintien. Quel ton ! Je crois l’entendre, et me redresse. Fuis, mon favori ! Ne reparais que mĂ©connaissable. Saute la fenĂȘtre, et en touchant le sol change, fleuris, vole, rĂ©sonne
 Tu m’abuserais vingt fois avant que de la tromper, elle, mais quand mĂȘme purge ta peine, rejette ta dĂ©pouille. Lorsque tu me reviendras, il faut que je puisse te donner, Ă  l’exemple de ma mĂšre, ton nom de Cactus rose » ou de je ne sais quelle autre fleur en forme de flamme, Ă  Ă©lection pĂ©nible, ton nom futur de crĂ©ature exorcisĂ©e. La lettre que je viens de recopier, elle l’écrivit d’une main encore libre. Ses plumes pointues griffaient le papier, elle faisait grand bruit en Ă©crivant. Le bruit de cette lettre, oĂč elle se dĂ©fendait – oĂč elle nous dĂ©fendait – contre la prison, la maladie et l’impudeur, dut emplir sa chambre d’un grattement de pattes d’insecte furieuses. Pourtant au bout des lignes les derniers mots descendent, attirĂ©s par une pente invisible. Si brave, elle a peur. Elle songe Ă  la terrible dĂ©pendance, Ă  toutes les dĂ©pendances ; elle prend la peine de me mettre en garde
 Le lendemain, une autre lettre d’elle me suggĂšre dĂ©licatement des compensations, des Ă©changes une charmante histoire de folle avoine dont les barbes, dardĂ©es Ă  droite, dardĂ©es Ă  gauche, prĂ©disent le temps, succĂšde Ă  l’admonition. Elle s’exalte en contant la visite que lui fit, pendant une de ses mauvaises somnolences empoisonnĂ©es de digitale, sa petite-fille G
 
Huit ans, ses cheveux noirs tout emmĂȘlĂ©s, car elle avait couru pour apporter une rose. Elle restait sur le seuil de ma chambre, aussi effrayĂ©e par mon rĂ©veil que par mon sommeil. Je ne verrai rien avant ma mort d’aussi beau que cette enfant interdite, qui avait envie de pleurer et tendait une rose. » D’elle, de moi, qui donc est le meilleur Ă©crivain ? N’éclate-t-il pas que c’est elle ? L’aube vient, le vent tombe. De la pluie d’hier, dans l’ombre, un nouveau parfum est nĂ©, ou c’est moi qui vais encore une fois dĂ©couvrir le monde et qui y applique des sens nouveaux ?
 Ce n’est pas trop que de naĂźtre et de crĂ©er chaque jour. Elle est froide d’émotion, la main couleur de bronze qui court, s’arrĂȘte, biffe, repart, froide d’une jeune Ă©motion. L’avare amour ne voulait-il pas, une derniĂšre fois, m’emplir le creux des paumes d’un petit trĂ©sor racorni ? Je ne cueillerai plus que par brassĂ©es. De grandes brassĂ©es de vent, d’atomes colorĂ©s, de vide gĂ©nĂ©reux, que je dĂ©chargerai sur l’aire, avec orgueil
 L’aube vient. Il est courant qu’aucun dĂ©mon ne soutient son approche, sa pĂąleur, son glissement bleuĂątre ; mais on ne parle jamais des dĂ©mons translucides qui l’apportent amoureusement. Un bleu d’adieux, Ă©touffĂ©, Ă©talĂ© par le brouillard, pĂ©nĂštre avec des bouffĂ©es de brume. J’ai besoin de peu de sommeil ; la sieste, depuis plusieurs semaines, me suffit. Quand l’envie de dormir me ressaisira, je dormirai d’une maniĂšre vĂ©hĂ©mente et saoulĂ©e. Je n’ai qu’à attendre la reprise d’un rythme interrompu pendant quelque temps. Attendre, attendre
 Cela s’apprend Ă  la bonne Ă©cole, oĂč s’enseigne aussi la grande Ă©lĂ©gance des mƓurs, le chic suprĂȘme du savoir-dĂ©cliner
 Cela s’apprend de toi, Ă  qui je recours sans cesse
 Une lettre, la derniĂšre, vint vite aprĂšs la riante Ă©pĂźtre au cercueil en bois d’ébĂšne
 Ah ! cachons sous la derniĂšre lettre l’image que je ne veux pas voir une tĂȘte Ă  demi-vaincue qui tournait de cĂŽtĂ© et d’autre, sur l’oreiller, son col sec et son impatience de pauvre chĂšvre attachĂ©e court
 La derniĂšre lettre, ma mĂšre en l’écrivant voulut sans doute m’assurer qu’elle avait dĂ©jĂ  quittĂ© l’obligation d’employer notre langage. Deux feuillets crayonnĂ©s ne portent plus que des signes qui semblent joyeux, des flĂšches partant d’un mot esquissĂ©, de petits rayons, deux oui, oui » et un elle a dansĂ© » trĂšs net. Elle a Ă©crit aussi, plus bas mon amour » – elle m’appelait ainsi quand nos sĂ©parations se faisaient longues et qu’elle s’ennuyait de moi. Mais j’ai scrupule cette fois de rĂ©clamer pour moi seule un mot si brĂ»lant. Il tient sa place parmi des traits, des entrelacs d’hirondelle, des volutes vĂ©gĂ©tales, parmi les messages d’une main qui tentait de me transmettre un alphabet nouveau, ou le croquis d’un site entrevu Ă  l’aurore sous des rais qui n’atteindraient jamais le morne zĂ©nith. De sorte que cette lettre, au lieu de la contempler comme un confus dĂ©lire, j’y lis un de ces paysages hantĂ© oĂč par jeu l’on cacha un visage dans les feuilles, un bras entre deux branches, un torse sous des nƓuds de rochers
 Le bleu froid est entrĂ© dans ma chambre, traĂźnant une trĂšs faible couleur carnĂ©e qui le trouble. Ruisselante, contractĂ©e, arrachĂ©e Ă  la nuit, c’est l’aurore. La mĂȘme heure demain me verra couper les premiers raisins de la vendange. AprĂšs-demain, devançant cette heure, je veux
 Pas si vite, pas si vite ! Qu’elle prenne patience, la faim profonde du moment qui enfante le jour l’ami ambigu qui sauta la fenĂȘtre erre encore. Il n’a pas, en touchant le sol, abdiquĂ© sa forme. Le temps lui a manquĂ© pour se parfaire. Mais que je l’assiste seulement et le voici halliers, embruns, mĂ©tĂ©ores, livre sans bornes ouvert, grappe, navire, oasis
 FIN

comment était la lune le jour de ma naissance